L'actualité du
droit
Loi sur le renseignement : Un
système absolutiste,
intolérant et arrogant, par Evgeny
Morozov
Gilles Devers
Mercredi 3 juin 2015
Ce gouvernement du contrôle social et du
reptilisme moral, qui se gave du mot
« citoyenneté », nous met sous
surveillance via des algorithmes.
L’essayiste
Evgeny Morozov, dans cette tribune
publiée par
Le Monde (qui se réveille)
montre le degré de perdition de notre
régime : « Défendre la démocratie
contre ses ennemis est une tâche noble ;
mais de temps à autre, il est nécessaire
de faire une pause et d’examiner en
détail ce que nous défendons ».
La situation est
d’une ironie mordante : après l’adoption
à une écrasante majorité par l’Assemblée
nationale du projet de loi controversé
sur le renseignement et la surveillance,
le Congrès américain a rechigné
à renouveler le célèbre Patriot Act qui,
peu après le 11-Septembre, a délié les
mains de la National Security Agency
(NSA). Et même si la posture critique de
l’Amérique à l’égard de la surveillance
de masse sera probablement de courte
durée, il est choquant de voir la
France avancer en sens inverse.
L’expérience
américaine est éclairante
pour comprendre le projet de loi
française et notamment ses dispositions
les plus controversées. Parmi ces
dernières, de nombreux débats ont
concerné les « boîtes noires » qui
doivent être installées chez les
principales entreprises de
télécommunications, afin de repérer les
comportements suspects d’internautes
avec l’aide d’algorithmes et d’analyse
de métadonnées (les données hors du
contenu d’un message : son destinataire,
son heure d’envoi…). Après tout, si des
algorithmes sont capables de
nous recommander des films à regarder,
pourquoi ne pourraient-ils pas
nous conseiller des suspects sur
lesquels enquêter ?
Contrairement à la
France, où les révélations Snowden n’ont
pas lancé un débat public, l’Amérique en
a fait une overdose. Qu’en a-t-elle
appris ? Eh bien, aujourd’hui, personne
ne peut nier que les Etats-Unis dirigent
le système de surveillance le plus
sophistiqué technologiquement et le plus
légalement discutable au monde. Même les
défenseurs de la loi française sur le
renseignement, Manuel Valls en tête, le
reconnaissent, ne serait-ce que
pour affirmer que leur projet est très
différent.
Mais le système de
surveillance américain a une troisième
caractéristique, souvent oubliée : son
inutilité. Le fait que les attentats de
Boston ont pu avoir lieu alors que les
agences de renseignement ont accès à
quasiment toutes les données qu’elles
souhaitent obtenir prouve la valeur
presque nulle de ces données pour la
lutte antiterroriste. Si la NSA avait
eu, grâce à ce programme, un succès
remarquable justifiant l’extension du
Patriot Act, le grand public en aurait
entendu parler.
La situation en
France est donc à la limite du comique.
Le législateur prétend qu’il
va mettre en place des mesures beaucoup
moins extrêmes que celles des
Etats-Unis. Dont acte – mais la moitié
de zéro reste zéro ! Adoucir une méthode
qui a prouvé son inutilité n’a aucun
sens.
Où est la preuve
que ces « boîtes noires » seraient
utiles ? De nombreux experts ont
démontré l’inverse : étant donné le
faible nombre de terroristes dont le
comportement peut être étudié, toute
tentative d’extrapolation est vouée
à générer un grand nombre de « faux
positifs ». Oui, les algorithmes
d’Amazon sont plutôt doués
pour vous recommander des livres qui
vous plairont, mais uniquement parce
qu’ils se fondent sur des millions
d’objets achetés par le passé.
Pour l’observateur
extérieur, la course populiste, le
manque quasi total de consultations
d’experts (qu’il s’agisse de technologie
ou de protection des données) et la
quantité de démagogie pure qui entourent
ce projet de loi tendent à montrer que
son but n’est pas de combattre le
terrorisme. Ses dispositions les plus
controversées n’aideront pas ce combat.
Mais elles doteront les services de
renseignement de pouvoirs gigantesques
et amoindriront les capacités des
autorités de protection de la vie
privée. Elles propageront également le
mythe selon lequel les algorithmes
opèrent une sorte de magie, créant un
faux sentiment de sécurité et arrosant
d’argent public les entreprises qui
fabriquent les dispositifs de
surveillance.
Ces mesures,
explique le gouvernement, sont
justifiées parce qu’elles sont écrites
et ne seront utilisées que par des
personnes armées des meilleures
intentions – il semble que les services
de renseignement français n’embauchent
que des anges. Par ailleurs, on nous
explique également qu’il est fort simple
de séparer les gentils des méchants,
mais le fait que la loi fasse référence
à des termes vagues comme « les
intérêts majeurs de
la politique étrangère » crée une
ambiguïté que les services de
renseignement pourront exploiter à
loisir.
Ce sont exactement
les mêmes explications qui ont conduit
au Patriot Act et à ses abus. Et la
seule raison pour laquelle nous les
connaissons aujourd’hui est parce
qu’Edward Snowden a risqué sa vie pour
nous en informer. Mais si ce projet de
loi est adopté, un lanceur d’alerte
pourra être considéré comme nuisant à la
fois à la politique étrangère de la
France et comme aidant des groupes
terroristes. Pire, leur action pourra
être tuée dans l’œuf. Le système est
tellement certain de sa propre
perfection et de son incorruptibilité
qu’il veut pouvoir se passer de toute
forme de dissidence.
La France est un
pays où la tradition républicaine est si
forte – une tradition qui repose sur une
connaissance profonde de la manière dont
le pouvoir, s’il n’est pas contrôlé,
corrompt tout ce qu’il touche – qu’il
est à peine concevable qu’elle opte pour
un système si absolutiste, intolérant et
arrogant. C’est un triste témoignage de
ce qu’est devenue l’idée même de la
démocratie. Défendre la démocratie
contre ses ennemis est une tâche noble ;
mais de temps à autre, il est nécessaire
de faire une pause et d’examiner en
détail ce que nous défendons.
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