Opinion
Toujours plus de murs dans un monde sans
frontières
Capitaine Martin
Dimanche 2 novembre 2014
La nuit des 8 et 9 novembre 1989
reste un symbole de liberté en Europe. À
la stupeur du monde entier,
le mur qui coupait Berlin en deux depuis
vingt-huit ans se fissure. La fin du
« rideau de fer », selon l’expression
instaurée par Churchill lors de son
discours à Fulton le 5 mars 1946
a nourri l’espoir de la fin des
divisions entre les peuples.
Depuis, à
l’heure de la mondialisation, de
l’ouverture des frontières, de la
libre-circulation, d’Internet, l’homme
construit des dizaines de murs. Parfois
longs de plusieurs milliers de
kilomètres, barbelés ou électrifiés,
atteignant parfois huit ou dix mètres de
hauteur, à double paroi, gardés par des
soldats, des caméras ou des drones de
reconnaissance, souvent renforcés par
des mines antipersonnel, les murs de
séparation contemporains peuvent ne pas
se montrer comparables dans leurs
caractéristiques. Les plus fréquents
relèvent du domaine sécuritaire, qu’il
soit civil ou militaire. Ils ont été
construits pour contenir l’immigration
ou pour lutter contre la contrebande ou
le trafic de drogue. Ils divisent les
peuples et les cultures et ont pour
point commun de ne jamais remplir
totalement leur mission première.
Des milliers de kilomètres de frontières
réputées infranchissables séparent
aujourd’hui les États-Unis et le
Mexique, l’Union européenne et l’Afrique
(notamment entre l’Espagne et le Maroc,
mais aussi tout le long des côtes
méditerranéennes par une forme de
blindage maritime, une mer blindée),
l’Inde et le Bangladesh, l’Irak et
l’Arabie saoudite, etc.
En avril 2002, le gouvernement d’Ariel
Sharon a décidé de construire un mur
continu
le long de la Ligne verte, ligne
d’armistice de 1949 et frontière établie
en 1967. Les Israéliens parlent de
« clôture de sécurité » ou de « barrière
de séparation », ou encore de « barrière
antiterroriste » ou de « mur de la
honte ». Pour Alexandra Novosseloff, la
construction de ce mur ne suscite aucun
état d’âme : « c’est
un fait qui ne fait même pas l’objet de
débats dans la société. Les
organisations non gouvernementales qui
combattent son tracé ou ses conséquences
humanitaires n’ont pas remis en cause
son principe même. Israël veut
matérialiser sa séparation d’avec son
voisin. Construire le mur, c’est entamer
une séparation définitive dont les
gouvernements israéliens étaient déjà
convaincus quand ils construisirent une
barrière de sécurité autour de la bande
de Gaza ».
Pour les Palestiniens, la construction
du mur confisque leurs terres, les
exproprie. « Des
plaintes sont régulièrement déposées
auprès de la Cour suprême israélienne.
Rarement celle-ci a invalidé le tracé
initial du mur ou celui imposé par les
faits. De façon paradoxale, sans les
Palestiniens, leur main d’œuvre, leurs
entreprises, leurs carrières, ce mur
n’aurait jamais vu le jour. 26.000
Palestiniens sont employés à sa
construction ! ».
L’anniversaire de la chute du mur donne
chaque année lieu à de nombreux
commentaires. Fin mai 2014, le Premier
ministre ukrainien Arseni Iatseniouk a
affirmé « qu’il
n’y aura plus jamais de mur de Berlin en
Europe ».
En 1989, la complexité et l’ampleur des
phénomènes de la mondialisation ne
s’étaient qu’en partie manifestées. Les
années quatre-vingt-dix et plus encore
le début du XXIème
siècle ont montré
la face cachée de ce phénomène : le
terrorisme, l’immigration, les
inégalités, la criminalité, l’exclusion
sociale, les luttes sociales, la
pauvreté, mais aussi la financiarisation
de l’économie, les guerres commerciales
et l’érosion des droits des travailleurs
sont autant d’aspects qui ont marqué les
des dernières décennies.
Les murs contemporains n’ont pas pour
ambition de stopper les contacts avec
les ressortissants de l’autre côté,
comme c’était le cas du mur de Berlin.
Ils se préoccupent d’enfermer dehors les
indésirables. Il définit une communauté
sociale et territoriale digne de
protection et il définit également les
catégories dangereuses dont il convient
de se protéger. Il marque surtout un
pouvoir de décision (décider de la
séparation), un pouvoir de contrôle
(contrôler le déplacement des autres) et
un pouvoir de catégorisation (légitimer
la séparation par la stigmatisation des
réprouvés).
Dernières en date, les enclaves urbaines
fortifiées (les
barrios privados d’Amérique
latine, ou quartiers résidentiels
surveillés).
Ces dispositifs qui ont tendance à se
répandre dans le monde entier supposent
l’anticipation permanente d’une menace
extérieure qui appelle le déploiement de
techniques d’inspirations militaire et
technique pour contrôler un territoire
privatisé. Au sein de ce territoire, un
mode de gouvernance privé tend à se
substituer au gouvernement public.
Les classes sociales s’isolent. Elles
restent entre elles et n’ont même plus
conscience d’être riches.
Le Frankfurter
Allgemeine Zeitung a montré à quel
point en Allemagne, il est facile de ne
pas se rendre compte qu’on fait partie
des plus favorisés.
Au quotidien, les classes sociales
supérieures ne rencontrent en effet
guère de personnes différentes d’elles.
Et leurs amis et leurs connaissances ont
au moins autant d’argent qu’elles.
On ne rêve pas d’être moins libre, plus
pauvre, plus humilié, plus exploité,
plus dominé, moins instruit… Pourtant,
la précarité est déjà une réalité pour
nombre de travailleurs, de privés
d’emploi et de retraités, et la peur du
déclassement n’a jamais été aussi
prégnante chez les autres. Ceux qui
pensaient qu’après 1989, après la
désagrégation de l’URSS, c’était la fin
de l’histoire ou dit autrement, la
victoire définitive du capitalisme,
commencent à déchanter. L’éternelle
grande peur des possédants, des
dominateurs cyniques, qui leur fait dire
que tout doit changer dans l’univers de
la finance pour que rien ne change dans
l’univers capitaliste sont en train de
prendre un coup derrière la tête.
Capitaine Martin
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