Arrêt sur Info
La farce tragique de l’Etat islamique
Bruno Guigue
Combattants de l’EIIL opposés à Bachar
el-Assad près d’Alep
Mercredi 31 décembre 2014
Les évènements tragiques de
l’histoire se répètent toujours, mais la
seconde fois, disait Marx, « c’est une
farce ». Dans les années 1980, les
dirigeants des USA et leurs amis
saoudiens inondèrent de leurs largesses
financières les combattants afghans et
arabes du jihad antisoviétique. Ennemi
mortel de l’empire moscovite, antidote
au panarabisme laïc, opportun concurrent
de la subversion chiite : les fins
stratèges de la CIA ont prêté d’emblée
toutes les vertus au jihadisme sunnite.
Produit de la guérilla anticommuniste en
Afghanistan, l’avènement d’Al-Qaida fut
ainsi l’effet combiné de l’obsession
antisoviétique des Etats-Unis et de la
frayeur saoudienne devant la percée
khomeyniste.
Mais cette inavouable coalition a
fini par se dissoudre. Ben Laden a voulu
régler ses comptes avec un commanditaire
étranger, les USA, dont le succès
régional télescopait sa vision du monde.
Fruit vénéneux des amours entre la CIA
et les jihadistes, l’épopée dévastatrice
du jihad planétaire est née de ce
retournement du monstre contre ses
bailleurs de fonds. Scénario de rupture
peu glorieux : Al-Qaida n’a été rayée de
la liste des fréquentations occidentales
qu’à partir du moment où Ben Laden a
lui-même prononcé la fin de l’idylle. Le
divorce n’a pas été consommé par un
Occident moralement révulsé par le
terrorisme, mais par les terroristes
eux-mêmes, en raison d’une discordance
entre leur agenda politique et celui de
leurs associés.
L’opposition
syrienne : un décor en carton-pâte
Nouveaux temps, nouveaux errements :
depuis 2011, les USA et l’Arabie
saoudite soutiennent une « opposition
syrienne » sur laquelle la guerre a fait
l’effet d’un révélateur chimique. Une
fois effondré le décor en carton-pâte
d’une coalition prétendument
démocratique, la réalité a jailli à la
face du monde : celle du jihadisme
transnational de seconde génération. Fin
2012, pour justifier l’appui aux
opposants à Bachar Al-Assad, le
secrétaire d’Etat John Kerry avait
encore l’outrecuidance de nier devant le
Congrès américain la présence d’Al-Qaida
en Syrie. Aujourd’hui, c’est Barack
Obama, élu en 2008 pour son refus des
aventures militaires de l’ère
précédente, qui mène à son corps
défendant une « troisième guerre d’Irak
».
La chevauchée sanglante de « Daech »
répéterait-elle, sur le mode parodique,
la saga meurtrière d’Al-Qaida ? Sans les
milliards de dollars déversés par les
pétromonarchies arabes, l’organisation
d’Abou Bakr Al-Baghdadi, en effet, n’eût
pas assuré la succession tonitruante de
celle d’Oussama Ben Laden, liquidé par
les forces spéciales américaines en
2011. Et de même, sans l’appui
multiforme des Etats-Unis et de leurs
satellites occidentaux, la guérilla
antigouvernementale en Syrie, espérant
en sa victoire prochaine, n’eût pas
livré un combat à mort contre le régime,
désastreuse fuite en avant qui ensemença
le terrain sur lequel la violence tous
azimuts des jihadistes allait prospérer.
Une croyance naïve en son étoile a
conduit la rébellion syrienne à refuser
le moindre compromis avec le pouvoir
baasiste, encouragée dans son
intransigeance par la vaste coalition
internationale qui prophétisait encore,
à l’automne 2013, la chute imminente du
« boucher de Damas ». Imitant les «
moudjahidines » triomphant du régime de
Kaboul et des forces soviétiques trente
ans plus tôt, les insurgés islamistes
ont vu dans leur cohésion idéologique,
combinée à l’appui des principales
puissances occidentales et régionales,
la garantie d’un succès retentissant.
Et pourtant, exécrés par la majorité
du peuple syrien, ils ont échoué à
renverser le régime en place, dont les
erreurs politiques et économiques,
depuis dix ans, avaient fait le lit d’un
mécontentement grandissant dans les
couches populaires, notamment en
périphérie des grandes villes. Cet
échec, les forces en présence au sein de
la rébellion l’ont payé au prix fort en
se résignant, bon gré mal gré, à
l’hégémonie des plus combatifs d’entre
eux. Ceux qui, dès le printemps 2011,
ont joué la carte de l’affrontement
militaire avec Damas, tiré sur les
forces de l’ordre pour susciter la
répression gouvernementale, attisé la
haine interconfessionnelle et commis les
pires exactions, ont pris le pouvoir au
sein de la nébuleuse insurrectionnelle.
Daech : la
radicalisation jihadiste
Continue depuis le début de la crise,
cette radicalisation s’est traduite par
de sanglantes luttes intestines entre
les différentes factions rebelles,
entrecoupées d’exhortations de la
maison-mère, Al-Qaida, les invitant à
cesser ces affrontements fratricides.
Mais si « l’Etat islamique en Irak et au
Levant », branche régionale de
l’organisation dirigée par Ayman Al-Zawahiri,
est sorti vainqueur de cette guerre
civile interne, c’est parce qu’il a su
tirer un trait d’union entre
l’insurrection syrienne et
l’exaspération des sunnites d’Irak.
Conséquence lointaine de la désastreuse
dissolution de l’armée irakienne par
l’occupant américain, cette
internationalisation du jihad, doublée
d’une territorialisation inédite, a
conféré à l’organisation jihadiste un
prestige inégalé, source de recrutements
internationaux de grande ampleur.
L’hégémonie de l’EIIL a même
contraint son principal rival,
bénéficiaire à son tour du label
officiel d’Al-Qaida, le « Front Al-Nosra
», à lui faire allégeance. Fer de lance
de la rébellion islamiste en Syrie, le
Front avait ensanglanté les rues de
Damas et d’Alep avec des attentats à la
voiture piégée contre des civils
présumés fidèles au régime. Son
ralliement à « Daech » fut une
singulière leçon de choses, en tout cas,
pour la diplomatie française : avant de
se rétracter en mai 2013, Laurent
Fabius, s’opposant à l’administration
Obama, avait refusé d’inscrire le Front
Al-Nosra sur la liste des organisations
terroristes. Pour quel motif ? « Ils
font du bon boulot en Syrie », affirmait
alors sans sourciller le porte-parole de
la France sur la scène internationale.
Fort de sa suprématie sur le terrain
et de l’alignement de l’opposition armée
sur son agenda idéologique, Abou Bakr
Al-Baghdadi, d’abord obscur chef de
l’EIIL, fonda alors « l’Etat islamique »
après avoir, en juin 2014, proclamé le «
califat ». En revêtant le politique des
oripeaux du religieux, il prétendait
graver dans le marbre des commandements
divins l’obéissance à son pouvoir
profane. Comme Ben Laden, il
s’attribuait une légitimité doctrinale
dont toute contestation ouverte serait
désormais punie de mort. Cette
supercherie eut beau être dénoncée par
toutes les autorités religieuses, y
compris celles de ses parrains inavoués,
elle exerça une attraction certaine sur
tous les desperados du jihad global,
ravis d’en découdre, dans leur quête
éperdue du frisson apocalyptique, avec
les mécréants de tout poil.
Reste l’essentiel : l’essor
spectaculaire d’une organisation tenue
pour quantité négligeable il y a encore
trois ans n’en finit pas de soulever des
questions redoutables. Comment les
financements en provenance des
pétromonarchies ont-ils transité jusque
dans les coffres de l’Etat islamique ?
Jusqu’à quel point les services secrets
occidentaux ont-ils participé, au nom de
la lutte contre le régime de Damas, à
l’armement de ses combattants ? Quel a
été le rôle exact de la Turquie, aussi
désireuse d’abattre Bachar Al-Assad que
de réduire la résistance kurde ? Une
partie des armes dont François Hollande
a reconnu la livraison au profit de la
rébellion syrienne a-t-elle fini entre
les mains des commanditaires de
l’assassinat d’Hervé Gourdel ?
Le monstre
et les apprentis-sorciers
Si nous sommes et resterons longtemps
ignorants des détails, il est évident
aujourd’hui que la montée en puissance
de « Daech » doit autant aux facteurs
exogènes du conflit syrien qu’à ses
données internes. Menant aussi loin que
possible l’ingérence étrangère, les
ennemis du régime de Damas sur la scène
internationale n’ont pas ménagé leur
peine pour légitimer, financer, armer et
unifier la rébellion. Rééditant les
errements de ceux qui financèrent le
jihad antisoviétique, ces nouveaux
apprentis-sorciers ont accouché du
monstre qu’ils vouent désormais aux
gémonies, comme s’ils n’avaient aucune
responsabilité dans son irruption et
pouvaient se laver les mains de ses
turpitudes.
Concentré de violence extrême contre
les minorités, les femmes et les «
apostats » de toute nature, « Daech »
est le fruit empoisonné des amours entre
des puissances occidentales sous
leadership américain et des
pétromonarchies corrompues qui
distillent le venin de la haine
interconfessionnelle. Son essor
fulgurant n’est pas le fruit du hasard,
mais le résultat d’une cynique
répartition des tâches au sein d’une
coalition internationale que cimente son
hostilité commune à l’égard de Damas et
de ses alliés : Téhéran, Moscou,
Hezbollah.
Les dirigeants occidentaux ont fourni
l’argent, les armes et l’orchestration
médiatique d’une compassion à sens
unique où les seules victimes sont
celles de l’armée syrienne, alors même
que le dernier bilan de l’OSDH, proche
de l’opposition, fait état de 80 000
morts dans les rangs des forces du
régime contre 60 000 combattants
rebelles et 60 000 civils victimes des
deux camps. Les pétromonarchies, elles,
ont fourni et fournissent encore (plus
discrètement) beaucoup d’argent, des
combattants et une orchestration
idéologique dont la teneur se résume à
la haine recuite des chiites, des
alaouites et des baasistes.
Contrairement à ce qu’écrit Peter
Harling dans « Le Monde diplomatique »,
l’Etat islamique n’est pas le « monstre
providentiel » qui permettrait à tous
les acteurs de ce drame, sans exception,
de se dédouaner de leurs
responsabilités. Il est l’effet conjugué
de l’effondrement de l’Etat irakien,
laminé par les USA en 2003, et de la
guerre civile syrienne, alimentée par
les USA et leurs satellites depuis 2011.
Il n’est pas plus la créature d’Assad
qu’une manœuvre de Téhéran : les
milliers de soldats de l’armée arabe
syrienne et du Hezbollah tombés en
luttant contre des jihadistes de 80
nationalités suffisent à laver le
président syrien de cette accusation
grotesque.
Cancer qui répand ses métastases
depuis trente ans, le jihad global a
désormais trouvé un nouvel abcès de
fixation, propice à des expérimentations
obscurantistes dont des populations
apeurées fournissent les cobayes.
Cramponné à ce nouveau terrain de lutte,
il contrôle pour la première fois un
vaste territoire et résiste
militairement sur plusieurs fronts. Ce
succès provisoire, il le doit pour
l’essentiel à ce trou noir de la
géopolitique mondiale qu’est devenu le
Moyen-Orient, sous l’effet des coups de
boutoir et des manipulations réitérées
d’une coalition, menée par Washington et
Riyad, qui a préféré, une fois de plus,
faire un pacte avec le diable.
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