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Attali ou Confucius !
Bruno Guigue
Mercredi 29 avril 2020
Il va tout de même
falloir se demander pourquoi les pays
d'Asie, dans l'ensemble, font face à la
pandémie avec davantage d'efficacité que
les pays occidentaux. Les raisons en
sont politiques, bien sûr, les États
socialistes comme la Chine et le Vietnam
étant de loin ceux qui s'en sortent le
mieux. Pourquoi ? Tout simplement parce
qu'ils ont pris la mesure du phénomène
avant les autres, et que l'État a refusé
d'arbitrer entre sauver des vies et
sauver des points de croissance, tandis
que les pays capitalistes misent sur
l'immunité collective, c'est-à-dire sur
l'euthanasie sélective des faibles et
des vieux, comme l'a avoué le
vice-gouverneur du Texas, véritable
génie politique à qui on saura gré de
s'être fait le porte-parole ingénu du
malthusianisme néolibéral et le digne
héritier spirituel de Jacques Attali. Au
moins c'est clair.
Mais la politique
n'explique pas tout, du moins en Asie,
et c'est ce que montre le débat sur le
port du masque. Ce qui est fascinant, en
effet, c'est sa dimension
anthropologique. Car cet ustensile,
comme on le sait, n'a aucun intérêt
immédiat pour l'individu qui le porte.
Il ne sert pas à se protéger, mais à
protéger les autres. C'est pourquoi on
l'utilise depuis longtemps dans les pays
de tradition confucéenne. En Chine, au
Vietnam, et dans les pays d'Asie marqués
par cette conception éthique vieille de
2500 ans, la collectivité prime sur
l'individu. Ou plutôt, l'individu
n'existe que comme produit social. Comme
dit le philosophe chinois Zhao Tingyang,
"la coexistence précède l'existence". L'
être n'est pas substance mais relation.
J'entends déjà les
cris d'horreur des individualistes
forcenés, mais ce n'est pas parce qu'ils
croient à des chimères que le réel va se
plier à leurs désirs. Car si l'individu
se croit libre, il n'existe en réalité
que comme tissu de relations sociales,
la qualité de son existence individuelle
dépendant de la qualité de ses relations
sociales et de rien d'autre. Marx
l'avait d'ailleurs remarquablement mis
en lumière, mais on ne va quand même pas
demander aux bobos parisiens qui croient
accomplir un acte révolutionnaire en
bravant l'interdiction de sortir de chez
soi pour danser sur Dalida de lire Marx.
C'est peine perdue.
Le dernier aspect
de la question, et peut-être le plus
important, c'est la dimension rituelle
du port du masque, comme illustration de
ce dont les sociétés asiatiques sont
capables, et dont nous sommes, nous,
incapables. Un rite, dans l'éthique
confucéenne, n'est pas un geste purement
formel que l'on accomplit par une sorte
de soumission aveugle à des règles
surannées. "Les rites, dit Confucius,
c'est ce qui met de l'ordre dans ce
qu'on fait". La ritualisation de la vie
sociale a pour vertu de discipliner les
comportements en regard du bien commun,
elle éduque, oriente et civilise. Ce
n'est pas un hasard, non plus, si les
rites s'ordonnent à cette conception
fondamentale de la société chinoise
comme élargissement de la famille, noyau
et paradigme de toutes les relations
inter-humaines, et si de cette
conception le culte des ancêtres est la
source vive, celle qui relie entre
elles, d'un fil invisible, les
générations successives.
Qu'il s'agisse du
culte des ancêtres, des liturgies
funéraires, des fêtes familiales,
sociales ou patriotiques, la forme des
rites est inculquée aux individus pour
les mettre en capacité de remplir leurs
obligations. Le ritualisme repose sur
cette idée, très profonde, que la bonne
conduite ne peut venir que de pratiques
répétées. Comme le respect dû aux
anciens, dont il est la conséquence
logique puisqu'il s'agit de protéger nos
aînés, le port du masque fait partie de
ces rituels sociaux qui signalent une
collectivité responsable. Les sociétés
asiatiques ont fait ce choix depuis
longtemps. A nous de faire les nôtres,
en nous demandant si nous voulons d'une
société qui euthanasie les anciens ou
d'une société qui les honore. C'est
Attali ou Confucius.
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