Arrêt sur Info
Amères leçons d’un crime terroriste
Bruno Guigue
Photo:
D.R.
Mardi 13 janvier 2015
L’immense protestation du peuple de
France contre la violence des
terroristes restera dans les annales de
la République. Elle exhalait une sorte
d’indignation tranquille, comme si la
condamnation du crime et la solidarité
avec les victimes, bien sûr, allaient de
soi, mais ne pouvaient se formuler que
dans la sérénité. Le refus de céder à la
peur, de sombrer dans les affres de la
division, s’y est exprimé avec une
ampleur inédite, magnifiée par les
innombrables échos rencontrés au-delà
des frontières de l’hexagone, des
rivages de l’Atlantique à ceux de la
Méditerranée.
Cette formidable unanimité d’un jour
constitue la meilleure dénonciation du
crime commis. Mais elle en désigne aussi
sans ambiguïté le véritable mobile :
provoquer la discorde civile, distiller
la haine interconfessionnelle. Entre des
individus, des groupes ou des
communautés qui n’ont pas nécessairement
les mêmes références, la preuve est
ainsi faite qu’ils peuvent partager des
valeurs communes. Le « non » massif
opposé au terrorisme formule aussi une
adhésion aux règles élémentaires du
vivre-ensemble, il est un « oui »
sincère à l’unité nationale.
Comme toute manifestation
d’unanimisme, celle qui s’est déroulée
le 11 janvier 2015, toutefois, a
son revers de la médaille. A son insu,
elle a jeté un voile pudique sur de
multiples non-dits. Passé le moment
exaltant d’une communion
quasi-universelle, on voit bien que le
monde est tel qu’il était auparavant,
qu’il n’a pas changé d’un iota. Des
millions de manifestants ont exprimé
avec dignité leur rejet de la terreur,
mais ce n’est pas leur faire injure de
dire que ce rejet ne résout rien. « Rien
ne sera plus jamais comme avant », ont
dit certains commentateurs optimistes.
Il faut l’espérer, mais en est-on si
sûr ?
Pour que rien ne fût comme avant, il
faudrait d’abord tirer les leçons de
l’événement, en analyser les
circonstances, identifier la chaîne des
responsabilités qui y ont conduit. Or
qu’en est-il ? Sans nul doute, la
radicalisation d’un petit groupe
d’individus se réclamant d’une idéologie
sectaire et suicidaire est le premier
chaînon de cette chaîne. Les trois
auteurs des assassinats en assument la
responsabilité personnelle, et aucune
excuse absolutoire ne saurait les en
dispenser. Coupables du crime commis,
ils l’ont d’ailleurs payé de leur vie,
ce qu’on peut évidemment regretter, tant
il est vrai que vivants ils eussent
contribué à faire la part des autres
responsabilités.
Ces individus, loin d’être des
« loups solitaires », n’ont pas agi
seuls. Et surtout, ils n’ont pas conçu
dans la solitude de leur repaire la
nécessité politique d’une telle
violence, ils n’ont pas inventé la
justification idéologique nécessaire au
passage à l’acte. Soldats perdus du
jihad planétaire de seconde génération,
ils furent les exécutants d’une
opération-suicide dont le modèle, sinon
l’ordre, est venu d’en haut. Car la
criminalité terroriste de ces
ex-délinquants n’est pas une délinquance
au carré, mais l’expression dévastatrice
d’une violence idéologique, celle qui
voue les « kouffars » et autres
« mécréants » à l’exécration des
prétendus « vrais musulmans ».
C’est pourquoi le deuxième chaînon de
la chaîne des responsabilités qui ont
mené au crime, c’est bien cette
idéologie née au Moyen-Orient arabe à la
fin du 18ème siècle,
savamment distillée par les prédicateurs
wahhabites, dont le jihadisme d’Al-Qaida
et de « Daech » est l’ultime avatar.
Radicalisée à l’extrême pour justifier
le jihad global, cette doctrine morbide
apporte à l’entreprise terroriste une
caution prétendument religieuse. Elle
nimbe abusivement de sacré une
subversion violente des sociétés dont
les coutumes n’ont pas la chance de
correspondre à l’idée que les sectateurs
du jihad se font de l’islam.
Si cette idéologie sectaire est
l’affaire du monde musulman, il est
clair que le monde musulman, dans son
ensemble, n’en est pas responsable.
Pourquoi le croyant de Tunis ou de
Karachi, de Damas ou d’Aubervilliers
devrait-il se battre la coulpe à propos
d’une idéologie qui n’est pas la
sienne ? C’est pourquoi la sommation
faite aux musulmans, en tant que tels,
de dénoncer le terrorisme jihadiste n’a
pas de sens, même s’il est vrai que, le
wahhabisme et ses rejetons faisant
partie de l’islam, il appartient aux
musulmans d’en combattre l’influence.
Problème du monde musulman,
l’idéologie sectaire du jihad global ne
cessera d’exercer ses méfaits que
lorsqu’on lui aura appliqué une solution
musulmane. Mais ce combat ne date pas
d’hier. Adversaire résolu de la
monarchie saoudienne dans les années
1960-70, le raïs égyptien Gamal Abdel
Nasser a chèrement payé son désir de
moderniser les sociétés
arabo-musulmanes. Est-ce un hasard si
les régimes nationalistes arabes
égyptien, irakien et syrien, respectueux
de l’islam mais non confessionnels, ont
été systématiquement combattus par
l’Occident allié à Israël, avec la
complicité des pétromonarchies
obscurantistes ?
Pire encore : quelle est,
aujourd’hui, la crédibilité de ces
dirigeants occidentaux qui n’ont cessé,
à la suite de l’administration
américaine, de pactiser avec le diable ?
Laurent Fabius n’a-t-il pas déclaré en
décembre 2012 que le Front Al-Nosra
faisait du « bon boulot » en Syrie ? [1]
C’est pourquoi le plus ahurissant, lors
de la manifestation du 11 janvier, ce
fut la feinte candeur des dirigeants
français, comme si le crime revendiqué
par Ahmed Coulibaly au nom de « Daech »
n’avait aucun rapport avec les errements
de la politique française au
Proche-Orient.
Et pourtant, la diabolisation
insensée du régime de Damas, les
livraisons d’armes à la rébellion, la
complicité éhontée avec des
pétromonarchies qui en sont les
bailleurs de fonds notoires : autant
d’aberrations qui ont exposé le peuple
français à la vengeance sanguinaire des
jihadistes. La France est passée en
quelques jours, au cours de l’été 2014,
des livraisons d’armes en faveur de la
guérilla antigouvernementale en Syrie au
bombardement aérien des groupes
jihadistes en Irak : comment ces
derniers n’auraient-ils pas été furieux
de ce revirement incompréhensible ?
Naviguant à vue, influencé par des
conseillers à l’incompétence crasse et
des experts ayant perdu toute
objectivité, François Hollande a mené en
Syrie, à la suite de Nicolas Sarkozy,
une politique interventionniste dont
nous payons aujourd’hui la stupidité
criminelle. Contraire aux intérêts de la
France, cette prise de parti dans une
guerre civile étrangère nous est revenue
à la figure comme un boomerang.
L’obstination maladive à vouloir abattre
le régime syrien, par tous les moyens, a
accouché d’un monstre, le prétendu
« Etat islamique », qui est le rejeton
abâtardi des politiques française,
américaine, saoudienne et qatarie.
Parce qu’ils prétendent combattre
aujourd’hui à Paris des terroristes
qu’ils soutenaient hier à Damas, les
dirigeants de la France ont cru se
refaire une virginité en se mêlant à la
foule immense de ceux qui ont clamé, sur
le pavé de nos villes, leur refus de la
haine. Rivalisant en proclamations
grandiloquentes, ils ont étalé leur
autosatisfaction devant les caméras,
comme si cette victoire massive du bon
sens était la leur, le tout, comble du
grotesque, en compagnie des
tortionnaires de la Palestine. Peine
perdue : dans la chaîne des
responsabilités qui ont conduit au crime
terroriste du 7 janvier, c’est hélas
l’incroyable cynisme des dirigeants
français qui constitue le troisième
chaînon.
Bruno Guigue | 13
janvier 2015
[1] Voir : La farce tragique de
l’Etat islamique : http://arretsurinfo.ch/la-farce-tragique-de-letat-islamique/
Normalien, énarque, Bruno Guigue
est aujourd’hui professeur de
philosophie, auteur de plusieurs
ouvrages, dont « Aux origines du
conflit israélo-arabe, l’invisible
remords de l’Occident »
(L’Harmattan, 2002).
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