Opinion
Peut-on dire que « l’homme est un singe
» ?
Bruno Guigue
Photo:
D.R.
Mardi 10 juin 2014
Restituer précisément les étapes
de notre lignée, toutefois, est devenu
un exercice de haute voltige. Car les
nombreuses découvertes d’espèces
fossiles, depuis vingt ans, ont brouillé
les pistes.
« S’il est faux de dire que l’homme
descend du singe, c’est tout simplement
parce que l’homme est un singe »,
affirme la paléoanthropologie
contemporaine. Or ce propos n’a rien de
burlesque. Le discours scientifique est
fondé à affirmer, preuves à l’appui, que
nous appartenons à la même famille que
nos cousins arboricoles. Mais que
signifie exactement cette
parenté biologique ? Et faut-il vraiment
jeter aux orties, même sur le mode
métaphorique, notre « différence
spécifique » ?
L’homme et le
singe : une parenté biologique
Rappelons d’abord que l’argument qui
fonde une telle affirmation est emprunté
à la classification des espèces,
c’est-à-dire à la phylogénétique. Les
hommes, comme les grands singes
africains (gorilles, chimpanzés et
bonobos), appartiennent à une même
famille : les hominidés. Les hommes et
les chimpanzés, en particulier, ont un
degré de parenté biologique estimé à 97
%. C’est un fait avéré, et la science
moderne l’affirme : nous partageons avec
les singes africains l’essentiel de
notre patrimoine génétique.
Conformément à la théorie
néo-darwinienne, cette parenté est le
fruit d’une évolution biologique qui
entraîne les espèces vivantes, sans
dérogation possible, depuis l’apparition
de la vie. Notre espèce actuelle, « homo
sapiens », appartient à une lignée
évolutive dont la paléoanthropologie
tente péniblement de reconstituer
l’arbre phylogénétique. A l’instar des
autres espèces, la nôtre est donc issue,
par mutation génétique, d’un substrat
très ancien que nous partageons
partiellement avec d’autres espèces,
dont les singes actuels.
Restituer précisément les étapes de
notre lignée, toutefois, est devenu un
exercice de haute voltige. Car les
nombreuses découvertes d’espèces
fossiles, depuis vingt ans, ont brouillé
les pistes. La première espèce
appartenant au genre « homo » serait
« homo ergaster », apparu il y a 1,8
million d’années. Mais nous avons une
idée très vague du processus par lequel
cette espèce a émergé pour donner
naissance à ce qui deviendra
ultérieurement « homo sapiens ». Qui
plus est, les frontières du genre
« homo » lui-même, avant et après cette
apparition mystérieuse, sont extrêmement
floues.
La station debout, la locomotion
bipède, la main différenciée et
l’importance du volume crânien sont les
caractères classiquement attribués à
« homo ». Mais on constate qu’ils
préexistent, à des degrés divers, dans
une vingtaine d’espèces dont la parenté
avec la nôtre, entre 8 et 2 millions
d’années, demeure assez obscure.
Certaines espèces antérieures à
l’apparition de « homo », par exemple,
utilisent diverses formes de bipédie. De
même, le volume crânien ne permet plus
de classer les espèces, les plus
archaïques n’ayant pas nécessairement un
encéphale moins développé que les plus
récentes.
La science nous invite à faire notre
deuil, par conséquent, du schéma
linéaire d’une hominisation triomphante,
fondée sur la conquête de la bipédie et
l’accroissement du volume cérébral.
Avant que l’homme actuel ne voie le
jour, il y a 200 000 ans, un
foisonnement d’espèces aujourd’hui
disparues a jalonné notre lignée
évolutive. Du coup, la classification y
perd son latin : au gré des découvertes,
telle ou telle espèce se voit élevée à
la dignité générique de « homo », puis
précipitée dans une obscure
« pré-humanité ». « Homo abilis » (entre
2,4 et 1,6 millions d’années), par
exemple, était-il humain ? Son anatomie
crânienne plaide en sa faveur, mais pas
son squelette locomoteur. Pour d’autres
espèces, c’est l’inverse.
Les frontières
culturelles de l’humanité
Mais il y a plus. La
paléoanthropologie s’est également
nourrie des recherches sur l’éthologie
des grands singes africains. Notre
parenté avec ces mammifères arboricoles,
affirme-t-elle, ne serait pas seulement
anatomique, mais comportementale. Dans
cet effondrement généralisé des
certitudes anthropologiques, le flou qui
caractérise les frontières de la nature
semble alors se propager, par contagion,
aux frontières de la culture. Et tout se
passe comme si la science, après avoir
dissous les repères classiques de notre
définition naturelle, entendait nous
dépouiller, au profit de nos cousins
éloignés, des attributs ordinaires de
notre définition culturelle.
Après la locomotion bipède et la
capacité cérébrale, en effet, voici venu
le tour de l’outil : faut-il également
abdiquer ce privilège anthropologique ?
« La vision progressiste, qui associe
une bipédie de plus en plus
perfectionnée, un cerveau de plus en
plus grand, des mains de plus en plus
habiles et des outils de plus en plus
diversifiés, vole en éclats ».[1]Puisque
les singes cassent des noix avec des
pierres, comment affirmer que l’outil
est le propre de l’homme ?
« L’utilisation d’outils comme
l’invention de la pierre taillée précède
l’émergence du genre « homo », affirme
le paléoanthropologue Pascal Picq.
L’outil ne fait donc pas l’homme, mais
ce sont des hominidés qui font des
outils ».
Or les termes mêmes de cette
affirmation ne vont pas de soi et ils se
heurtent au moins à deux objections.
La première, c’est que
« l’utilisation d’outils » et
« l’invention de la pierre taillée » ne
sont pas des phénomènes du même ordre.
L’animal utilise des éléments empruntés
au milieu naturel, il les adapte de
manière sommaire à leur usage, mais il
ne les fabrique pas. Certains chimpanzés
cassent des noix avec des pierres, mais
ils ne taillent pas les pierres. Le
propre du geste technique, c’est non
seulement sa capacité à transformer le
donné naturel, mais à cumuler le
bénéfice de ces transformations. Comme
le dit Bergson, l’homme devrait être
nommé « homo faber » plutôt qu’« homo
sapiens » : n’est-il pas le seul être
capable de « faire des outils à faire
des outils » ?
La seconde objection contre l’idée
que l’outil précède l’homme, c’est
qu’elle invalide la généalogie, pourtant
admise, qui fait précisément de « homo
ergaster » (l’homme artisan) la première
espèce humaine. Or il faut choisir. Soit
l’outil est le propre du genre « homo »
dont l’espèce « homo ergaster » signe
l’avènement évolutif. Soit l’outil
précède le genre « homo » et il n’y a
aucune raison de dater l’avènement de
l’homme en le reliant à l’avènement de
l’outil. Faute de tirer les conséquences
de cette affirmation, la
paléoanthropologie oscille entre deux
points de vue, comme si l’outil pouvait
être à la fois le propre de « l’homme »
et du « pré-homme ».
Un homme-singe ?
Cette ambiguïté du discours sur la
culture redouble celle, précédemment
analysée, sur notre nature biologique.
Nos incertitudes progressant au même
rythme que nos connaissances, la
prolifération déconcertante des
squelettes anthropoïdes paraît dissoudre
les limites naturelles du genre
« homo ». Mais la paléoanthropologie
contemporaine va beaucoup plus loin :
elle affirme qu’il en est de même de ses
limites culturelles. Pas plus que les
caractères anatomiques ou les
répertoires locomoteurs, les conduites
culturelles ne détermineraient plus,
nous dit-on, les frontières de
l’humanité.
Pourquoi ne pas admettre, demande
Pascal Picq, que les singes, comme nous,
« font de la politique » et connaissent
« la distinction entre le bien et le
mal » ? Et si, en faisant de l’homme un
singe, on faisait du singe un homme ?
Corollaire de l’animalisation de
l’homme, cette humanisation du singe
repose sur un flou conceptuel
impressionnant. Si les singes font de la
politique, sait-on à quelles règles
obéit cette activité ? Par quel
symbolisme s’effectue leur appropriation
consciente par les individus ? Que le
mâle dominant d’une communauté de
chimpanzés noue des alliances en vue de
conserver son hégémonie dans la
compétition sexuelle, soit. Mais est-ce
de la politique ?
Mieux encore, cet anthropomorphisme
par extrapolation, étrangement, déborde
aussi sur la sphère morale lorsqu’on
attribue aux chimpanzés la « conscience
du bien et du mal ». Mais parce que les
grands singes sont des animaux sociaux,
faut-il vraiment les considérer comme
des êtres moraux ? Que faudrait-il
penser, si c’était le cas, de la
moralité des fourmis, dont
l’organisation sociale est au moins
aussi complexe que celle des
chimpanzés ? Sauf à nier l’évidence, les
comportements sexuels ou affectifs de
ces primates supérieurs ne témoignent
d’aucun sens moral, classiquement
entendu comme la distinction consciente
entre le permis et le défendu.
Certes, les grands singes africains
manifestent des dispositions qui ont été
longtemps ignorées de leurs cousins
biologiques. Dans le milieu naturel, les
jeunes chimpanzés réalisent des
acquisitions complexes qui attestent
d’une véritable plasticité du
comportement. Au contact des hommes, les
tentatives d’apprentissage du langage
ont parfois abouti au maniement de
signes conventionnels non iconiques ou
de gestes empruntés au langage des
sourds-muets. Mais il faut admettre que
ces acquisitions hâtivement qualifiées
de « linguistiques » sont un
maigre tribut payé à notre parenté
génétique. Et il est clair qu’elles ne
franchissent jamais certaines limites.
Ignorant l’interrogation et
l’injonction, elles se cantonnent à
l’usage rudimentaire d’un nombre
déterminé de « symboles » correspondant
à des situations stéréotypées. Toujours
assortis de récompenses alimentaires,
fondés sur la reconnaissance de signaux
et non sur la compréhension de signes,
ces apprentissages ne sont-ils pas une
forme élaborée de dressage ? En réalité,
nous aurions davantage à apprendre des
grands singes si nous étions capables de
comprendre comment ils communiquent en
notre absence. « Depuis quelques
décennies, on s’efforce d’enseigner
différentes formes de langage à des
grands singes. Mais que peuvent-ils nous
dire d’autre que ce que nous attendons
d’eux ? ».[2]
La parenté biologique entre l’homme
et le singe, en réalité, n’exclut pas la
différence spécifique qui permet de les
distinguer. La reconnaissance de notre
origine animale nous permet de savoir à
peu près d’où nous venons, elle nous
situe dans le vaste courant de
l’évolution. Conscients de cet ancrage
naturel, nous ne perdons pas de vue,
pour autant, que nous sommes dotés d’une
étonnante faculté d’expression
symbolique. Nous avons la possibilité de
nommer ce qui n’existe pas, de nous
interroger, de fixer des règles et de
les modifier. Les singes, eux, ne l’ont
pas. Car « l’homme invente et comprend
des symboles, l’animal non. Tout découle
de là ».[3]
On a beau montrer la continuité entre
nous et les espèces actuelles ou
fossiles dont nous sommes proches, nous
sommes ce que nous sommes en vertu d’une
différence qui nous singularise au sein
de notre famille d’origine. Or quelle
est cette singularité ? La principale
énigme, en ce qui nous concerne, n’est
pas tant de savoir à quelle lignée
évolutive nous empruntons nos caractères
anatomiques. C’est plutôt de savoir
pourquoi nous avons substitué, en guise
d’adaptation au milieu, la culture à la
nature, l’éthique au biologique, la
règle à l’instinct. Le plus important,
c’est de savoir pourquoi, mentalement,
nous ne sommes pas des singes.
[1]Pascal
Picq, « Au commencement était l’homme »,
Odile Jacob, 2013, p.11.
[2]Dominique
Lestel, « Sommes-nous assez intelligents
pour comprendre l’intelligence des
singes ? », dans « Aux origines de
l’humanité II, Le propre de l’homme »,
Fayard, 2001.
[3]Emile
Benveniste, « Problèmes de linguistique
générale », Gallimard, 1966, p. 27.
Publié le 11
juin 2014 avec l'aimable autorisation
d'Oumma.com
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