Le moudjahid Mohamed Azzouz, alors
étudiant à la zaouïa Hamlaouia de
Teleghma, avait 13 ans pendant les
massacres du 8 mai 1945 qu’il a vécus
auprès des siens à Beni Aziz, au
nord-est de Sétif, où 373 personnes
périrent ce jour-là, des hommes valides,
mais aussi des vieillards, des femmes et
des enfants.
"Notre engagement effectif date de
ces terribles évènements qui furent
insoutenables pour un témoin encore
enfant", raconte Mohamed Azzouz que tout
le monde, à Béni Aziz, considère comme
la mémoire vivante du mouvement national
et de la lutte de libération nationale
dans cette région.
Ils seront neuf années plus tard
quatre de la famille Azzouz à prendre
les armes dès le déclenchement de la
Révolution. Le père de Mohamed Azzouz et
ses deux frères sont tombés au champ
d’honneur.
La population, exsangue par l’effort
de guerre qui lui a été imposée, était
en proie à la famine et au désespoir.
Les cheptels et les réserves de
grains ont été réquisitionnés pour
l’armée coloniale, alors que les
"indigènes" à qui l’on demandait tout,
sans rien avoir en contrepartie, sinon
des promesses mensongères, vivaient pour
la plupart "hors de l’économie
monétaire", affirme le vieux moudjahid
comme pour couper court aux multiples
supputations sur "les causes de ce
drame".
"Nous ne voulions pas nous laisser
faire"
Mohamed Azzouz se souvient aussi que
beaucoup parmi ceux que les colons
appelaient les "bicots", soumis en mai
1945 à un véritable génocide après avoir
été spoliés de leurs terres durant plus
d’un siècle, n’entendaient pas se
laisser faire.
C’est ainsi que des Algériens,
excédés par tant de souffrance, de
privations et d’exactions, décidèrent de
faire payer aux garde-forestiers
européens l’atrocité des forces
coloniales.
Si Mohamed raconte que Cheikh Tayeb
Belhadj avait refusé qu’on éliminât ces
garde-forestiers devant chez lui, son
fils Abdelhamid exerçant lui-même ce
métier.
"C’était un nommé Meroudj, de Fedj M’zala
(Ferdjioua, à Mila, ndlr), qui les a
amenés du côté de Arb el Oued, avec mon
cousin Cheikh Larbi Azzouz qui, condamné
à perpétuité, ne sera libéré qu’à
l’indépendance", se rappelle ce témoin.
Lorsque l’administrateur d’Ain El
Kebira fut tué, Bougdoura, son
chauffeur, avait ouvert les portes de
son bureau et les gens se sont saisis
des fusils qui s’y trouvaient, se
remémore ce moudjahid. Amar Bensettar
avait pris un mousqueton. Il tire sur
les soldats de l’armée coloniale qui
arrivent du côté de Benzeghrir. Ces
derniers ripostent en bombardant les
mechtas et les douars.
La maison de Hadda Azzouz est sur le
point d’être brûlée. Elle proteste parce
que son fils est militaire, mais finit
par être fusillée au pied d’un arbre,
tandis que Mabrouk est égorgé et jeté
sous le pont.
"J’ai vu ces scènes avec mes yeux
d’enfant", dit-il, les yeux dans le
vague, avant d’ajouter, après un long
silence : "je comprenais néanmoins,
malgré mes 13 ans, que beaucoup parmi
les gens de Beni Aziz et des régions
environnantes voulaient, par ces actions
de Fida, exprimer leur révolte devant
l’injustice et les massacres perpétrés
par l’armée française et ses sbires".
Massacres, famine, dysenterie et des
dizaines d’orphelins
Les massacres, mais aussi les
privations et la famine étaient légion
comme le prouve le cas de H’mama Sbaiaâ
qui vient de s’éteindre à Beni Aziz à
l’âge de 86 ans, et dont le mari,
militant, a été tué le 8 mai 1945. Elle
perdra deux garçons, Tahar et Fodil,
morts de faim et de dysenterie, relate
Mohamed Azzouz.
Ce sont en tout 38 orphelins de Beni
Aziz qui seront adoptés par des familles
algériennes, en Oranie notamment, et
parmi eux, le troisième enfant de H’mama,
Ammar Sbaiaâ, rencontré à Béni Aziz où
il est venu enterrer sa maman.
Mohamed Azzouz avait assisté, au
début du mois de juillet 1945, au
simulacre de la "reddition de la
population musulmane", organisée de
force à Tachouda, non loin de Beni Aziz
où les habitants d’Arbaoun, de Serdj El
Ghoul et d’Ain Sebt avaient été
rassemblés.
"J’étais venu avec mon père", raconte
Si Mohamed. Les soldats français étaient
alignés le long de la route, menaçants.
Une Traction était venue de Constantine,
peut-être un général, il portait une
rosette sur le revers de sa vareuse. Il
y avait aussi le Caïd Mokhtar Benhabylès
qui criait : +Je vous ai dit ne pas
ramener les enfants !+".
Les gens alignés en rang ont été
obligés de prier en direction de l’ouest
avant d’être contraints d’insulter les
dirigeants des AML (Amis du manifeste et
de la liberté). Le Caïd lui-même y fut
obligé par un européen, selon M. Azzouz.
Une fois libérés, raconte encore ce
témoin dont les souvenirs n’ont pas pris
une ride depuis 68 ans, "nous sommes
descendus vers l’oued. Il y avait 14
corps jetés là, entamés par les chacals.
Arrivées devant la ferme du Caïd, ces
malheureuses personnes étaient tellement
assoiffées que pas une seule goutte
d’eau n’est restée au fond du bassin qui
servait d’abreuvoir".
"Une soif sans commune mesure,
toutefois, avec la soif de liberté qui
donnera naissance, neuf années plus
tard, à la Révolution", conclut Mohamed
Azzouz.