Vu du Droit
Pandémie : la sécurité sanitaire
au risque de nous perdre ?
Anne-Sophie Chazaud
Samedi 11 avril 2020
Anne-Sophie Chazaud a
ce talent incomparable de se placer
chaque fois qu’il faut à la bonne
altitude pour appréhender et analyser
les questions qui nous sont
dramatiquement posées.
Elle pointe l’un des enjeux du
traitement de la crise colossale à
laquelle nous sommes confrontés. S’il
est courant d’affirmer que la vie n’a
pas de prix, jusqu’à quels renoncements
en termes d’humanité et de libertés
publiques sommes nous prêts à aller ?
Je la remercie
d’avoir choisi VDD pour publier ce texte
que je considère comme majeur.
La crise
sanitaire qu’impose l’irruption du virus
Covid-19 à travers le monde, mis sens
dessus dessous dans d’invraisemblables
proportions -que nul n’aurait pu se
figurer avec pareille ampleur il y a
encore quelques semaines-, pose de très
nombreuses questions, interroge les
dysfonctionnements inhérents au système
globalisé qui lui a permis d’être aussi
nocif, questionne la responsabilité du
politique. C’est du reste le sens
profond de tout moment de crise, «
critique », dont l’étymologie nous
renvoie au « jugement » que ce moment
impose et qui est indispensable pour en
sortir dialectiquement et faire advenir
un autre mode d’organisation. Sans cette
résolution dialectique du moment
critique, l’on s’expose bien évidemment
à sa répétition, avec, au mieux, un
niveau moindre de surprise et
d’impréparation.
Parmi les
nombreuses questions soulevées, se pose,
de manière aigüe, celle de la valeur que
l’on accorde à la vie. En somme, sauver
des vies, oui, mais à quel prix ?
Sauver des vies,
oui, mais à quel prix ?
Si l’impératif
sanitaire s’est immédiatement imposé,
avec des formes variées selon les
stratégies (plus ou moins improvisées),
oscillant voire balbutiant entre le
choix de l’immunité de groupe et celui
d’un confinement généralisé des
populations (lequel ne résout pas le
problème mais le décale afin de faire
gagner du temps aux pouvoirs publics,
aux personnels soignants ainsi qu’à la
recherche scientifique), une question
fondamentale se pose assez rapidement :
de quelle société voulons-nous ?
Il semble que
jamais l’humanité n’ait autant
privilégié la préservation de la vie
humaine, biologique, ce qui, du reste,
peut sembler paradoxal au regard de la
manière légère et idéologique avec
laquelle sont parfois traitées les
questions bioéthiques, qu’il s’agisse de
la vie à son commencement, du moment de
sa conception, ou de la fin de vie, sans
parler du sort réservé aux personnes
âgées dépendantes.
Ce choix impérieux
de sauver des vies, que bien évidemment
nul ne songerait à contester sur le
fond, pose toutefois de nombreuses
questions. Le confinement, par exemple,
qu’il est désormais impérieux de
respecter scrupuleusement en raison même
du niveau d’amateurisme et
d’impréparation des pouvoirs publics en
amont, mettant sous cloche
d’innombrables professions, promet des
lendemains terribles, y compris en
termes de conséquences sanitaires, en
raison des dégâts économiques et donc
humains que la récession ne manquera pas
de provoquer. Ce constat n’est
d’ailleurs pas incompatible avec la
nécessaire hypothèse d’une remise à plat
du modèle économique globalisé, afin de
promouvoir davantage les circuits
courts, le respect de l’environnement et
les souverainetés nationales dont la
disparition délibérée se fait désormais
cruellement sentir.
La question des
libertés publiques et individuelles
L’une des questions
majeures posées par la gestion de la
crise sanitaire concerne, par ailleurs,
les libertés publiques et individuelles.
Si l’on comprend naturellement la
nécessité de renoncer provisoirement et
très ponctuellement au droit d’aller et
de venir librement, afin de soutenir les
personnels soignants dans leur course
contre la montre et contre les
conséquences (sur lesquelles ils
alertaient en vain depuis des mois voire
des années) de l’impéritie d’une
administration technocratique aussi
obèse qu’inefficace ainsi que d’un
exécutif revendiquant lui-même avec
fierté son propre amateurisme, la
question se pose rapidement des libertés
et des droits qui, dans la foulée, se
trouvent possiblement rognés par les
solutions envisagées.
L’hypothèse du
« tracking », méthode de traçage, parmi
d’autres formes de contrôle numérique
des citoyens, pour gérer le
déconfinement fait ainsi partie des
mesures qui, au motif (prétexte ?)
d’éviter un certain nombre de contagions
(objectif certes louable) remet en cause
de manière grave les libertés dans un
pays qui n’a cessé de voir s’accumuler
récemment les dispositifs législatifs
liberticides. Il importe peu, en
l’occurrence, de savoir si la dictature
communiste chinoise ou certaines
sociétés asiatiques s’accommodent sans
difficultés de ces renoncements. Il
importe en revanche de savoir si c’est
que l’on souhaite en France et, plus
largement, au sein de la civilisation et
de la culture européenne qui ne conserve
pas de très bons souvenirs de ce que le
philosophe Peter Sloterdijk nomme les
« règles pour le parc humain » (tout un
programme).
Après des lois
enfreignant de manière constante les
libertés publiques (loi dite
anti-casseurs, qui a tenté de
restreindre de manière grave la liberté
de manifester et donc de s’exprimer sous
couvert d’objectif sécuritaire ; loi
anti « fake news » qui s’avère être un
dispositif liberticide visant le
contrôle de la libre expression
démocratique et la tentative de
verrouillage de l’opinion publique
sur les réseaux sociaux, dont on a pu
constater récemment que l’exécutif
tentait de s’emparer pour contrôler les
informations circulant sur la crise
sanitaire, après avoir lui-même raconté
quantité d’invraisemblables sornettes ;
loi Avia prenant prétexte de la lutte
contre la « haine » sur les réseaux
sociaux afin pareillement de museler de
manière arbitraire et échappant à tout
contrôle juridictionnel la liberté
d’expression dérogeant à des normes
morales imprécises), il s’agirait donc à
présent d’accepter un contrôle des
données de santé individuelles sous
couvert de crise sanitaire.
Si cette technique
d’hyper-contrôle a fait ses preuves là
où elle a été déployée, elle n’en pose
pas moins des questions sur la valeur
même de la vie sociale que l’on souhaite
avoir et du prix que l’on est prêt à
payer en échange de notre peur
collective et contemporaine de la mort.
Nul doute que les
opérateurs téléphoniques seront tout feu
tout flamme pour appuyer ce dispositif
de contrôle qui pourrait leur permettre
de tirer bénéfice de la valorisation des
données qu’ils possèdent sur leurs
clients, nul doute que la CNIL
redoublera de casuistique jésuitique
pour prétendre à la compatibilité de ce
puçage électronique de chacun pour
raison sanitaire (pourquoi pas des puces
RFID comme au bétail ? Après tout, ce
système fonctionne…) avec les règles de
protection des données privées dont on
n’a pourtant cessé de rebattre les
oreilles au monde entier pendant des
mois, nul doute que l’exécutif promettra
la non-collecte par le ministère de
l’Intérieur de ces informations, nul
doute également qu’on jurera la main sur
le cœur que le code de ces applications
seront rendus publics, sous licence
libre, afin que chacun puisse, à son
tour, en contrôler l’exact usage… Nul
doute que les soutiers du consensus
politique prompts à faire taire le débat
démocratique au nom d’une hypothétique
« union sacrée », les habituels
contempteurs d’un présumé « populisme »
(désormais « sanitaire » qu’ils croient
apercevoir à tous les coins de rue sitôt
qu’un gueux a le malheur de vouloir
s’exprimer, sagement rangés du côté du
manche comme ils l’avaient été déjà lors
de la révolte des gilets jaunes (ceux-là
mêmes qui désormais font tourner le pays
et que certains font subitement mine
d’applaudir chaque soir après en avoir
découvert l’utilité voire l’existence),
inciteront ceux qui s’expriment et font
vivre ce débat à « fermer leur gueule »,
dans la lignée des Cohn-Bendit ou
encore, plus fâcheux,
d’un Finkielkraut en pleine débâcle
intellectuelle fustigeant, en la
mettant lui-même en abyme, la « bêtise
de l’intelligence » et tentant,
petitement, de dégommer dans un strike
des grands soirs, des penseurs de la
stature d’Agamben, Sloterijk, Foucault
ou d’autres encore, subitement rangés du
côté d’ineptes populistes. Mettons cela
sur le compte des dégâts nerveux du
confinement sur les tempéraments
fragiles et prompts à la fulmination,
qui peinent à discerner les enjeux
politiques radicaux qui se jouent en la
période, sous couvert, encore une fois,
de sécurité sanitaire.
C’est pourtant la
plus grande prudence qui doit régner
dans ce domaine des libertés publiques.
On affirmera certainement que ce traçage
se fera sur la base du volontariat. Or,
comme le font remarquer d’ores et déjà
de nombreux observateurs critiques, ce
volontariat induit de facto une forme de
pression sociale et morale très forte
sur ceux qui le refuseront, promptement
considérés comme des irresponsables et
criminels en puissance, alors même qu’un
président de la République peut, quant à
lui, tranquillement et en plein
confinement, continuer de provoquer des
bains de foule et des attroupements
préjudiciables en termes de sécurité
sanitaire, ce qui, curieusement, ne
semble pas déranger nos boomers en
surchauffe : la perte des nerfs semble
être à géométrie variable selon le
système de pouvoir et l’ordre que l’on
défend.
Le renoncement aux
libertés est souvent sans retour
Par ailleurs, on
revient rarement en arrière sur un
renoncement aux libertés. Il n’est guère
besoin d’anticiper une dystopie
catastrophiste pour imaginer que, pour
les mêmes raisons d’encadrement
sanitaire du biologique humain, un
quelconque exécutif puisse ensuite
étendre ce contrôle prophylactique aux
patients porteurs du VIH afin de
s’assurer de leurs contacts, de leurs
rapports sexuels, ou s’assurer au nom
d’un contrôle bénéfices/coûts que des
personnes en surpoids ne vont plus
acheter de produits jugés néfastes pour
leur santé, pour ne prendre que ces
quelques exemples. Enfin, les extensions
de l’utilisation de ce véritable
bracelet de surveillance électronique (géolocalisation,
contrôle des contacts, recueil des
données médicales personnelles etc.)
pourraient à tout moment servir à des
fins non sanitaires, dans le cadre par
exemple du contrôle d’un mouvement
d’opposition sociale ou politique (à
tout hasard…), mettant en « danger la
démocratie ».
Ce renoncement
grave aux libertés serait, par ailleurs,
le prix inestimable à payer pour
l’impéritie d’un pouvoir qui n’a rien su
traiter correctement de façon
préventive. Pas de masques, déclarés par
certains porte-blagues officiels
« inutiles », une politique de dépistage
en dessous de tout, une prise en charge
extrêmement tardive des Ehpad, une
absence totale d’anticipation sur les
questions de souveraineté nécessitant la
vision d’un Etat-stratège en lieu et
place d’une dépendance aussi globalisée
que dangereuse et chimérique, un rapport
idéologique et nocif à la notion de
frontières, sans parler d’un rapport
trouble de la technocratie (principal
point d’appui de ce système politique)
au réel, rapport dont le politique n’a
pas su s’émanciper par défaut de
pragmatisme et de réactivité mais aussi
peut-être en raison de dépendances et de
conflits d’intérêts divers…
Faire payer à la
civilisation, à la société et aux
libertés chèrement acquises et lentement
construites le prix de tous ces
manquements s’apparente à une terrible
double peine pour des peuples déjà
dépossédés de leur souveraineté et
insécurisés par ces choix politiques
calamiteux.
Au risque de la
déshumanisation
Ces renoncements, à
des fins de contrôle politique du
biologique, conformément au concept
foucaldien de biopouvoir, appuyés sur
une conception managériale des relations
sociales et sur l’emprise technologique
permise par le monde digital, induisent
par ailleurs et dans le même temps une
deshumanisation préoccupante de nos
modes de vie et de nos principes.
Au nom par exemple de la gestion et de
la sécurité sanitaires, de nombreuses
personnes ont été contraintes ces
dernières semaines de renoncer à
accompagner leurs proches dans leurs
derniers instants, ont accepté, sans
qu’on leur ait demandé leur avis, de ne
pas les enterrer dans un rituel
symbolique digne de ce nom et qui fait
la grandeur mais aussi la spécificité de
l’homme. A-t-on, pourtant, demandé à ces
personnes si elles préféraient accepter
de ne pas pouvoir enterrer dignement
leurs morts, de ne pas pouvoir être au
plus près de leurs proches mourants ou
au contraire prendre le risque, en
accomplissant ces gestes fondamentaux
d’humanité, de contracter, peut-être, le
virus ? Ce risque n’aurait-il pas pu, au
contraire, être considérablement réduit
par une politique stratégique digne de
ce nom, concernant par exemple le port
de masques, de gants etc, plutôt que de
contraindre les populations à ravaler
leurs propres deuils et leur humanité… ?
Jusqu’à quels renoncements la vie
vaut-elle la peine d’être vécue ?
S’il est courant
d’affirmer que la vie n’a pas de prix,
elle a une valeur, reconnue dans les
sociétés démocratiques au terme de longs
processus au centre desquels la liberté
est fondamentale, en échange d’une
gestion politique intelligente et
prévoyante.
Il serait bon de
ne pas perdre de vue, dans la panique
actuelle, l’ensemble de ces
fondamentaux.
Le sommaire de Régis de Castelnau
Le dossier
Politique
Les dernières mises à jour
|