Tunisie
Des manifestations de masse contre le
chômage
éclatent dans toute la Tunisie
Alex Lantier
Manifestation à Tunis, le 25 janvier
2011 à Tunis. Photo : Fethi Belaid [AFP]
Lundi 25 janvier 2016
Cinq ans après que l’auto-immolation
de Mohamed Bouazizi, vendeur de légumes
malgré ses diplômes, a déclenché des
manifestations de masse contre le
chômage, devenues ensuite des luttes
révolutionnaires ayant conduit à la
chute du président tunisien Zine El
Abidine Ben Ali, des manifestations de
masse de travailleurs et d’étudiants ont
de nouveau éclaté contre le chômage dans
toute la Tunisie.
Après la mort, dans une manifestation
samedi dernier, de Ridha Yahyaoui, jeune
homme cherchant un emploi d’enseignant
dans la ville de Kasserine dans le sud
tunisien, les protestations se sont
propagées du sud et de l’ouest de la
Tunisie à la capitale Tunis et jeudi à
l’ensemble du Pays. Un policier est mort
lorsque son véhicule s’est renversé, et
un nombre non spécifié de manifestants
ont été blessés jeudi lors
d’affrontements à Kasserine, où les
forces de sécurité avaient tué des
dizaines de manifestants durant le
soulèvement de 2011.
« Je suis sans emploi depuis 13 ans,
et je suis technicien qualifié. Nous ne
voulons pas la charité, seulement notre
droit au travail », a dit Mohamed Mdini,
un électricien, à l’agence Reuters lors
d’une manifestation à Kasserine.
Après un rassemblement de diplômés
d’université au chômage jeudi à Tunis,
qui réclamaient des emplois et la chute
du régime, l’Etat a déclaré un
couvre-feu de 20 heures à 5 heures hier
dans toute la Tunisie. Le ministère de
l’Intérieur a averti que les
protestations causaient des « dommages
aux biens publics et privés. » Il a
menacé de poursuivre toute personne
défiant le couvre-feu, bien que des
manifestants aient déjà défié, à
Kasserine, un couvre-feu local déclaré
dans leur région plus tôt dans la
semaine.
L’éruption en Tunisie de
protestations de masse montre qu’aucun
des griefs ayant poussé la classe
ouvrière dans la lutte révolutionnaire
il y a cinq ans contre la dictature de
Ben Ali d’abord, puis contre celle de
Moubarak en Égypte, n’a été résolu. Les
États-Unis et les principaux pouvoirs
européens ont dépensé des milliards de
dollars dans des guerres qui ont dévasté
la région, de la Libye au Mali. Dans le
même temps, les puissances de l’OTAN et
la classe capitaliste tunisienne n’ont
répondu ni aux besoins sociaux
fondamentaux des travailleurs ni
respecté les droits démocratiques
fondamentaux.
Après un intermède où le parti
islamiste Ennahda a été au pouvoir, le
parti de Ben Ali, le RCD (Rassemblement
constitutionnel démocratique), rebaptisé
Nidaa Tounes, est revenu au pouvoir en
2014, avec le soutien d’une bureaucratie
syndicale tunisienne corrompue et de
groupes de « gauche » de la classe
moyenne.
Les protestations ont débuté il y a
une semaine, lorsque Ridha Yahyaoui est
mort électrocuté après avoir grimpé sur
un poteau pour s’adresser à un
rassemblement de chômeurs à qui le
ministère de l’Éducation avait refusé
des emplois. Il était l’un des sept
chômeurs diplômés privés d’emploi après
avoir organisé une occupation l’an
dernier et une rencontre avec les
autorités locales au début de l’année
pour présenter des revendications.
Salem Ayari, le secrétaire général de
l'Union des diplômés chômeurs, a dit au
Huffington Post–Maghreb que Yahyaoui «
avait récemment découvert que son nom
avait été retiré de la liste des
fichiers à être remis au Premier
ministre afin de régulariser leur
situation... La liste a été modifiée et
manipulée sans consultation avec le
maire ou le député qui s’occupaient de
la question. »
La mort tragique de Yahyaoui, comme
celle de Bouazizi, a déclenché des
manifestations à travers les régions
industrielles et minières déprimées du
Sud tunisien, où sont situées Kasserine
et Sidi Bouzid.
Des ouvriers de la construction et
des journaliers de Béja ont rejoint les
manifestations, exigeant des papiers et
des conditions de travail normales. Les
manifestants ont défilé, bloqué les
routes et tenté d’occuper les bâtiments
municipaux dans des villes de tout le
sud et du centre de la Tunisie, dont
Meknassi et Sousse. Lorsque le
gouvernement a tenté de mettre fin à ce
mouvement mercredi, en offrant des
concessions à Kasserine et en promettant
de créer quelques milliers d’emplois,
les travailleurs d’autres villes de
Tunisie ont rejoint le mouvement. Sidi
Bouzid, Béja, Kébili, Meknassi, Mazouna,
Gabès, Sfax, Sousse ont toutes été la
scène de protestations.
Plusieurs bâtiments publics, à
Jendouba et Tozeur entre autre, furent
occupés par des étudiants et des
chômeurs exigeant des emplois. Les
protestations ont également touché des
quartiers populaires de Tunis où les
manifestants auraient bloqué les routes
et mis le feu à un poste de police.
Le gouvernement s’alarmant de la
propagation des protestations à la fin
de la semaine, le Président Béji Caïd
Essebsi, ancien responsable du régime
Ben Ali, a parlé au peuple tunisien dans
un discours télévisé le 22 janvier au
soir. Prétendant un court instant
éprouver de la sympathie pour les masses
il a admis que « les chômeurs ne
pouvaient pas attendre éternellement »,
puis il a attaqué des personnes, non
identifiées, actives dans les
manifestations qui « avaient contribué à
attiser les flammes et ordonné des actes
de sabotage et de pillage. »
Essebsi a cyniquement dit qu’il
allait créer des emplois sans dépenser
d’argent supplémentaire, disant qu’il
était sûr que l’Etat pouvait « trouver
les fonds nécessaires, au besoin en les
enlevant d’autres projets. » Il a promis
cependant que quelle que soit l’action
de son gouvernement, ce dernier
respecterait « tous ses engagements,
financiers et autres, auprès de ses
partenaires étrangers », c’est à dire
les grandes banques et les gouvernements
des pays impérialistes d’Europe et
d’Amérique.
Nonobstant les promesses toutes
rhétoriques d’Essebsi, les cinq
dernières années ont montré de façon
concluante que les revendications des
masses laborieuses pour les droits
fondamentaux, sociaux et démocratiques
étaient incompatibles avec la domination
capitaliste de l’Afrique du Nord et en
particulier avec l’escalade des
interventions militaires des puissances
impérialistes. La Tunisie a été privée
d’investissement et d’emploi, frappée
par l’effusion de sang débordant de la
Libye voisine après que l’OTAN et ses
alliés islamistes y eurent renversé,
dans une guerre sanglante, le régime du
colonel Mouammar Kadhafi.
En Tunisie, le chômage est à plus de
15 pour cent (et de plus d’un tiers pour
les jeunes), l’économie parallèle
équivaut à 54 pour cent du produit
intérieur brut et le pouvoir d’achat a
chuté de 40 pour cent depuis le début de
la révolution, rapporte Tuniscope.
Les cinq années écoulées depuis
l’effondrement du régime Ben Ali ont
surtout montré qu’aucune protestation
sociale quelle que soit sa force ne peut
amener une victoire de la classe
ouvrière sans qu’elle ait à sa tête un
parti révolutionnaire. Les soulèvements
de 2011 en Tunisie et en Égypte étaient
de puissantes luttes révolutionnaires
mobilisant des masses de travailleurs
qui ont rapidement brisé la résistance
des forces de sécurité de dictatures
redoutées qui semblaient invincibles.
Mais en l’absence d’un parti
révolutionnaire combattant pour mener la
classe ouvrière en Tunisie, en Égypte et
au-delà à la prise du pouvoir d’État et
la création d’une société socialiste,
les deux régimes ont pu finalement se
stabiliser. Après que le pouvoir soit
brièvement passé dans les mains des
islamistes, des personnages de
l’entourage des anciens autocrates —
Essebsi en Tunisie, et le général Abdel
Fattah al-Sisi en Égypte — ont
finalement réussi à revenir au pouvoir
avec le soutien de diverses
organisations de « gauche »
petites-bourgeoises.
Internationalement, la bourgeoisie
est bien consciente du rôle joué par ces
forces et les a généreusement
récompensées. L’Union générale
tunisienne du travail (UGTT) et la Ligue
tunisienne des droits de l’Homme (LTDH)
se sont partagé le Prix Nobel de la Paix
2015 avec divers groupes d’entreprises
et professionnels. Le comité Nobel a
salué leur « contribution décisive à la
construction d’une démocratie pluraliste
en Tunisie. »
Comme les manifestations tunisiennes
le montrent maintenant, l’UGTT et la
LTDH n’ont pas construit une démocratie,
mais une nouvelle façade pour le retour
de l’ancienne dictature, construite sur
l’oppression économique intense et la
répression de l’opposition de masse de
la classe ouvrière. Nonobstant leurs
prétentions démocratiques, ils essaient
maintenant d’étrangler les protestations
et aident à justifier la répression
policière en diffusant des histoires
horrifiantes de manifestations
infiltrées par des terroristes venus de
Libye.
L’UGTT, un pilier du régime de Ben
Ali, a publié une déclaration appelant
brièvement les exigences des
manifestants « légitimes », pour
proposer ensuite le déploiement de ses
membres autour des bâtiments de l’Etat
et de les protéger contre les
manifestants. L’UGTT a dit dans une
déclaration qu’elle dénonçait « le
pillage et le vol commis par des gangs
criminels qui tentent de manipuler la
protestation sociale... et fait appel à
une mobilisation générale de ses membres
pour protéger les installations des
institutions publiques et privées. »
Hamma Hammami, le dirigeant du Parti
des travailleurs, élément clé du Front
populaire, un regroupement de « gauche »
de la classe moyenne qui s’est allié
avec Nidaa Tounes avant les élections de
2014, a montré clairement que son parti
aussi voulait de nouveau bloquer une
révolution en Tunisie. Parlant à
Mosaïque FM, Hammami a dit que tandis
que les membres du Front populaire « se
joignent certes aux protestations, »
ceci était « avec l’objectif de leur
donner une structure, afin qu’ils
conservent un caractère pacifique et ne
soient rien d’autre. »
(Article paru d’abord en anglais le
23 janvier 2016)
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Publié le 29 janvier 2016 avec l'aimable
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