Actualité
Le soulèvement populaire algérien et le
monde :
l’histoire d’un malentendu
Adlene Mohammedi
Emmanuel Macron
prend un bain de foule lors de sa
première visite officielle en Algérie,
le 6 décembre 2017 (AFP)
Jeudi 21 mars 2019
Depuis le 22
février, le soulèvement populaire
algérien – massif, pacifique et
déterminé – séduit les populations du
monde et désarçonne les gouvernements, à
commencer par le gouvernement français
De semaine en
semaine, et malgré les fausses
concessions du pouvoir algérien qui ne
se préoccupe que de sa propre survie, la
contestation populaire gagne du terrain.
Tandis que les Algériens communient
toujours plus nombreux, plus imaginatifs
et plus résolus, le cercle des
dirigeants se rétrécit et se retrouve
tétanisé, incapable de répondre quoi que
ce soit d’intelligible.
Dire que la
mobilisation algérienne nous a surpris
n’est pas suffisant. Dans son Essai
sur la révolution (1963), Hannah
Arendt nous rappelle cette tendance
souvent oubliée : « La révolution éclate
et elle libère, en quelque sorte, les
révolutionnaires professionnels d’où
qu’ils se trouvent – de la prison ou de
la brasserie ou de la Bibliothèque
nationale. »
Les millions
d’Algériens qui résistent courageusement
et joyeusement ont aussi
« ré-algérianisé » une bonne partie de
la diaspora
Le mouvement
algérien a précisément libéré une
opposition et des élites qui en avaient
bien besoin. Aussi incongru que cela
puisse paraître, les millions
d’Algériens qui résistent courageusement
et joyeusement ont aussi
« ré-algérianisé » une bonne partie de
la diaspora, qui a toutes les raisons
d’être fière des marcheuses et des
marcheurs et toutes les raisons d’avoir
honte de la
cryptocratie gérontocratique,
mafieuse et monarchique qui s’agglutine
à l’État.
Le pouvoir algérien
a constamment voulu s’autonomiser du
peuple qu’il est censé gouverner. En
cela, il n’est qu’une monstrueuse
incarnation du rêve indicible de
nombreux responsables politiques à
travers le monde.
Lorsqu’il fait
appel à des diplomates comme Ramtane
Lamamra et Lakhdar Brahimi pour
« désamorcer » une crise politique, il
poursuit en réalité son entreprise
d’autonomisation vis-à-vis du peuple
algérien : à défaut de le séduire – et
il ne peut séduire un peuple qui ne
souhaite rien d’autre qu’un changement
de régime qui ne soit pas organisé par
le régime lui-même en toute illégalité
–, il a décidé de séduire les
gouvernements étrangers.
Ramtane Lamamra,
nouveau vice-Premier ministre algérien
et ministre des Affaires étrangères
(AFP)
Dans les salons
parisiens, il est de bon ton de répéter
que Lakhdar Brahimi est un homme
respectable dont le curriculum vitae
onusien devrait forcer l’admiration. Il
ne jouit pas de cette aura dans son
propre pays, et pour cause : il ne doit
sa carrière internationale qu’à sa
participation au régime algérien qu’il
est revenu sauver et il ne connaît tout
simplement pas l’Algérie.
Les Algériens ne
sont pas en guerre et n’ont besoin
d’aucune médiation internationale (à
moins de considérer que le pouvoir
algérien est en train de leur déclarer
la guerre). Leur soif de politique ne
peut en aucun cas être satisfaite par
des diplomates dont l’unique fonction
est de rassurer les gouvernements
étrangers, et en particulier le
gouvernement français.
Quand l’intimité
rend aveugle
La France n’a pas
tenu la promesse exprimée par son
Premier ministre : ni indifférence, ni
ingérence. Lorsque l’on salue les
annonces surréalistes du pouvoir
algérien du 11 mars avec une célérité
déconcertante (annonces qui incluent la
prolongation anticonstitutionnelle du
mandat du président), on est à la fois
dans l’ingérence – au profit du pouvoir
en place – et dans l’indifférence – à
l’égard des Algériens qui disent non.
L’attitude
française est d’autant plus regrettable
qu’elle est perçue comme un signe de
mépris : seule une absence d’empathie et
de bienveillance peut pousser à inviter
les Algériens à accepter une folie qui
serait inenvisageable partout ailleurs.
La position de la France, que l’on
aurait voulu prudente (ne rien saluer à
la place des premiers concernés), n’a
fait qu’exacerber un ressentiment déjà
présent en Algérie.
La position de la
France, que l’on aurait voulu prudente
n’a fait qu’exacerber un ressentiment
déjà présent en Algérie
Si des analystes de
l’autre côté de l’Atlantique (Middle
East Institute) comprennent dès le 11
mars que les annonces attribuées au
président algérien ne sont qu’une reformulation des
précédentes et qu’elles ne peuvent
convaincre les Algériens, comment ne pas
s’attrister de l’adhésion rapide – et
donc, pour beaucoup, suspecte – de
Paris ?
Balayons tout de
suite les arguments dits « réalistes »
des partisans de la sacro-sainte
« stabilité ». « Réalisme » et
« stabilité », faut-il le rappeler, qui
ont été largement négligés en Libye, en
Syrie ou encore au Venezuela, où Paris a
systématiquement et promptement choisi
un camp contre un autre. En Algérie, le
calcul est tout simplement mauvais.
Prenons la question
de l’émigration, l’un des principaux
sujets d’inquiétude pour Paris comme
l’indiquent les restrictions en termes
de visas. Qui fait fuir les jeunes
Algériens aujourd’hui ? Le pouvoir en
place. Qu’est-ce qui leur donne envie de
rester ? L’actuelle contestation.
Une centaines
d’Algériens et de Tunisiens se
rassemblent samedi 9 mars
devant le
théâtre de l’avenue Bourguiba, à Tunis
(AFP)
Prenons la question
de la sécurité. Peut-on envisager une
quelconque sécurité sur le dos de
millions d’individus politiquement et
économiquement frustrés ? Non. Seul un
manque d’imagination comparable à celui
du pouvoir algérien peut expliquer ces
erreurs d’appréciation.
Ces erreurs
d’appréciation ne sont hélas pas
l’apanage du gouvernement français. Les
« experts », les « spécialistes »,
l’opposition ont ânonné les mêmes
sottises : Abdelaziz Bouteflika ne
serait pas la cible des manifestants,
les annonces du pouvoir algérien
seraient une « victoire », la transition
serait en marche (sic) … C’est à se
demander si l’intimité franco-algérienne
n’est pas un obstacle à l’analyse
sérieuse.
Les Algériens et
le reste du monde :
dédain des États,
soutien des peuples
Les Algériens
peuvent heureusement compter sur la
solidarité des peuples. En France, en
Tunisie, au Maroc et ailleurs, les
encouragements n’ont pas manqué. On
parle souvent de « raison d’État », mais
il existe parfois une rationalité
populaire qui a le mérite de faire
oublier l’absurdité des gouvernements.
L’absence de main
tendue des gouvernements n’est pas une
mauvaise chose. D’ailleurs, le soutien
apporté par Washington aux
manifestations a rencontré un accueil
glacial. Les ingérences sont la pire
chose qui peut arriver à un soulèvement
populaire : elles le polluent.
Le soulèvement
populaire syrien a été précisément
pollué par l’intervention cynique des
pays qui avaient des comptes à régler
avec le pouvoir syrien. Les Algériens
ont de bonnes raisons de craindre toute
intervention extérieure. Et le caractère
pacifique de la lutte des Algériens est
un rempart contre la tentation de
l’internationalisation.
La position russe
est, quant à elle, plutôt rassurante.
Tandis que la Russie et l’Algérie sont
liées par un partenariat stratégique et
alors que l’Algérie est le troisième
client de la Russie dans le domaine de
l’armement, la diplomatie russe s’est
contentée de considérer ce qui se passe
en Algérie comme une « affaire
intérieure ».
Sergueï Lavrov à
Alger, Tunis et Rabat :
le point sur les
relations russo-maghrébine
Adlene Mohammedi
Lire
Quand on connaît le
scepticisme russe s’agissant des
soulèvements populaires et la méfiance
extrême quant aux risques d’ingérence et
d’instabilité, cette retenue agace
probablement les dirigeants algériens.
Le « vice-Premier ministre » algérien
Ramtane Lamamra est justement attendu à
Moscou ce mardi.
L’inquiétude des
dirigeants arabes s’explique en grande
partie par la peur d’une « contagion ».
L’un des pires exemples, de ce point de
vue, est le président égyptien Sissi. Vu
d’Algérie, son cas est doublement
important. D’un côté, il représente tout
ce que les Algériens doivent
méthodiquement éviter. De l’autre, il
incarne un autoritarisme et une
tentation de présidence à vie que les
Égyptiens, comme les Algériens, ont
d’excellentes raisons d’abhorrer.
Alger était
surnommée « La
Mecque des révolutionnaires » dans
les années 1960 et 1970. Ceux qui en ont
fait une vitrine internationale à cette
époque ont tout fait pour étouffer le
moindre esprit révolutionnaire algérien.
Aujourd’hui, Alger peut enfin laisser
faire ses propres révolutionnaires
anonymes.
Adlene
Mohammedi est docteur en
géographie politique et spécialiste de
la politique arabe de la Russie et des
équilibres géopolitiques dans le monde
arabe. Il dirige Araprism, site et
association consacrés au monde arabe. Il
travaille, par ailleurs, sur la notion
de souveraineté et sur les usages
actuels du droit international.
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