Actualité
Algérie : une cryptocratie dans un
monde fou
Adlene Mohammedi
Abdelaziz
Bouteflika reçoit, dans sa résidence à
Zeralda,
le chef d’état-major de l’armée
Ahmed
Gaïd Salah, lundi 11 mars (AFP)
Mercredi 13 mars 2019
Un soulèvement
populaire inédit a lieu en Algérie. Un
soulèvement qui révèle plus que jamais
la détermination des Algériens, la
clandestinité du pouvoir en place et une
certaine folie ambiante, y compris dans
les regards extérieurs.
L’Algérie est
doublement une cryptocratie : elle est
officiellement encore dirigée par un
homme sans vie et officieusement dirigée
par une mafia souterraine, cachée. Le
sociologue algérien Lahouari Addi est
l’un des premiers à avoir cerné la
nature du pouvoir algérien : une nature
clandestine.
Le pouvoir algérien
est né dans la clandestinité – une
clandestinité qui se justifiait par la
lutte contre la puissance coloniale – et
il est demeuré clandestin après
l’indépendance de 1962 : après s’être
protégé de l’armée française, il s’est
mis à se protéger de la population
algérienne. Telle est l’essence du
système cryptocratique : le peuple est
perçu comme suspect.
L’art d’exclure
le peuple du champ politique
Comme le peuple est
suspect, il devient impératif de
l’exclure de la vie politique. Pour
s’autonomiser de la population
algérienne, le pouvoir algérien pouvait
compter sur deux éléments : une manne
pétrolière (et surtout gazière) rendant
l’impôt presque superflu, et une police
politique destinée notamment à brider la
vie politique du pays.
Mais cette
autonomisation vis-à-vis du peuple
algérien a davantage abîmé le pouvoir
lui-même. Tandis que le pouvoir
cryptocratique qui dirige l’Algérie
depuis
1962 affiche son profond manque
d’imagination et de finesse politique,
les Algériens refont de la politique.
Ils se réapproprient un destin
littéralement volé par des hommes de
l’ombre.
Il faut avoir
l’honnêteté d’affirmer que la
contestation des Algériens ne vise pas
seulement le président Bouteflika, ou
encore la situation qui prévaut depuis
son AVC de 2013. D’abord, il est plus
que regrettable de voir défiler des
« spécialistes » de l’Algérie répétant à
qui veut l’entendre que la personne
d’Abdelaziz Bouteflika n’est pas visée
par ce mouvement (ses portraits arrachés
devaient être un signe d’affection).
Cette
autonomisation vis-à-vis du peuple
algérien
a davantage abîmé le pouvoir
lui-même
Ensuite, il faut
admettre que c’est tout le système
cryptocratique mis en place depuis 1962
qui est visé. Abdelaziz Bouteflika est
l’un des hommes de ce système néfaste,
il l’a été de 1962 à 1980, puis depuis
1999.
Les Algériens sont
sortis pour dire non à deux choses à la
fois : non à l’humiliation qui consiste
à se faire imposer un homme sans vie
(que ce soit pour respecter son vœu de
mourir président ou pour se nourrir sur
la bête le temps de préparer la
succession) et non au système politique
corrompu et opaque qui s’est
systématiquement imposé aux Algériens
(en 1962 comme en 1999).
Après tout,
Bouteflika s’en va comme il est venu :
dans des conditions troubles et en dépit
de la volonté populaire. Répéter qu’il a
été accueilli en héros en 1999, c’est
alimenter un mythe. La vérité est
simple : il s’est imposé aux Algériens,
tout comme il a imposé une
« concorde civile » qui ne ressemble
en rien à une quelconque réconciliation
nationale.
Bouteflika est
l’homme des ersatz : c’est un ersatz de
président qui a apporté un ersatz de
paix, un ersatz de démocratie (sans
débat et sans alternance) et un ersatz
de justice sociale (sans justice
sociale).
Le président
algérien Abdelaziz Bouteflika lors de la
campagne pour le referendum sur la
Charte
pour la paix et la réconciliation
nationale, en septembre 2005 (site de la
Présidence algérienne)
A quoi avons-nous
assisté en Algérie ? Un groupe d’hommes
– sans la moindre légitimité – a décidé,
au nom d’un président moribond, de
vendre du rêve aux Algériens et au
monde. Faire parler un homme qui n’est
pas capable de parler, c’est tout
simplement frauder.
Comment penser une
seconde que les plus belles réformes
politiques peuvent avoir pour socle une
fraude ? Et surtout, comment penser
qu’un peuple aussi avide de changement
et de politique peut se contenter d’une
nouvelle « charte octroyée » (par un
homme sans vie), rappelant davantage le
triste exemple de Louis XVIII en France
que l’expérience d’une véritable
constituante ?
Un pouvoir
désemparé
Malgré ces
interrogations plus que raisonnables,
certains – à commencer par la
France – applaudissent la fraude. Au
nom de la « stabilité » (comment
appliquer l’adjectif « stable » à un
système fondé sur le mensonge et
l’opacité ?), on légitime ce que l’on
n’aurait jamais admis ailleurs.
C’est à croire que
la médiocrité du pouvoir algérien est
contagieuse. Il faut manquer
terriblement d’imagination et de
lucidité pour penser que la
« stabilité » peut avoir pour socle
l’absurde, l’injuste et l’inacceptable.
Ce qui se joue
actuellement en Algérie, c’est un
affrontement entre un peuple uni (en
attendant les divisions qu’un pouvoir à
la fois comploteur et complotiste
tentera de fomenter), résolu à résister
à l’absurde et à l’indigne, et un
pouvoir désemparé qui souhaite s’imposer
coûte que coûte, en dépit du droit, de
la morale et de la raison.
Les Algériens ne
demandent aucune aide, aucune ingérence
Quand on est si
prompt à choisir un camp contre un autre
en Syrie comme au Venezuela, sans se
préoccuper de la moindre stabilité, on
n’est a priori pas censé soutenir aussi
aveuglément un pouvoir qui méprise les
aspirations les plus élémentaires et qui
ne se préoccupe que de sa propre
survie.
Les Algériens ne
demandent aucune aide, aucune ingérence,
aucun appel à un changement de régime
depuis l’extérieur – une faute bien
connue –, mais la moindre des politesses
serait de ne pas encourager leur
bourreau dans une entreprise aussi
universellement inadmissible.
Ne pas tirer sur la
foule (tout en menaçant et en réprimant
autrement) ne peut suffire à transformer
une situation aberrante en une situation
acceptable.
Algerian pride : la
marche des fiertés
Lire
Les dernières
déclarations attribuées au président
Bouteflika sont la cerise clownesque sur
le gâteau de l’irrationalité. La forme
est d’abord inacceptable. Nous l’avons
déjà dit, les Algériens méritent mieux
que cette falsification permanente :
non, Bouteflika, jusqu’à preuve du
contraire, ne peut s’adresser au peuple
algérien et ne peut s’engager à quoi que
ce soit.
Sur le fond,
l’annulation du simulacre d’élection et
l’annonce du maintien du président
mourant ne répondent en rien aux
demandes du peuple algérien. Les
Algériens ne sont pas sortis pour qu’un
pouvoir souterrain remplace le Premier
ministre et promette une « conférence »
destinée à rédiger une nouvelle
Constitution (sachant que ce même
pouvoir et ce même président ont très
peu respecté l’actuelle constitution).
Ils sont sortis
pour exprimer leur rejet de ce système
cryptocratique. Ils ne veulent pas d’une
Constitution approuvée par référendum à
90 %.
Ils veulent
continuer à goûter à cette politique
dont on les a longtemps privés. Et cela
implique une constituante, émanant de
cette population qui a manifesté, dont
la tâche serait d’imaginer les
institutions de demain. Les Algériens
veulent ouvrir la crypte.
Adlene
Mohammedi est docteur en
géographie politique et spécialiste de
la politique arabe de la Russie et des
équilibres géopolitiques dans le monde
arabe. Il dirige Araprism, site et
association consacrés au monde arabe. Il
travaille, par ailleurs, sur la notion
de souveraineté et sur les usages
actuels du droit international.
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