Depuis plusieurs années maintenant, le mois de ramadan est
devenu l’occasion d’un intense marketing visant à susciter le
désir du consommateur-croyant musulman en lui proposant toutes
sortes de produits. Du couscoussier trois pièces aux paquets de
thé vert en passant par les plats préparés halals et les épices
à « chorba », les poids lourds de la grande distribution font
étalage de produits « spécialement » destinés au
consommateur-croyant musulman. Depuis l’an dernier, des films
publicitaires, ciblant spécifiquement la clientèle musulmane,
sont diffusés sur les chaînes nationales alors que les campagnes
d’affichage et les catalogues publicitaires se multiplient.
Cet étalage de produits à identité « musulmane » tient au fait
que le marché « islamique » est devenu un enjeu considérable. Le
seul marché de la viande halal en France est estimé à 5,5
milliards d’euros en 2010 et sur cette somme totale 4,5
milliards d’euros sont dépensés par les ménages. Au niveau
mondial, ce marché est estimé à environ 500 milliards d’euros et
au niveau européen il connaît une croissance d’environ 15% par
an depuis plusieurs années. Dans une économie européenne
connaissant une croissance faible, le nouveau marché
« islamique » est une véritable aubaine pour le capitalisme qui
cherche en permanence à créer de nouveaux marchés lui permettant
de générer des profits substantiels.
Cette extension du marché à l’univers de l’islam participe du
processus de réification global propre au système capitaliste.
Le marché « islamique » devient un instrument destiné à étendre
la sphère capitaliste à un espace non-marchand : l’espace de
l’islam, de son imaginaire et de sa spiritualité.
Etudié par Georg Lukacs, le processus de réification tend à
transformer l’ensemble du monde, dans sa dimension matériel et
spirituel, en objet marchand soumis au primat du capital. Ce
processus généralise les lois du marché dans les sphères
non-marchandes et, par la même occasion, détruit la diversité
culturelle, fait disparaître les particularismes, anéantit les
pensées critiques ou désintègre les religions et les
spiritualités. En cela, le capitalisme est porteur en lui-même
d’une volonté de destruction, de mort, de tous les espaces non
marchands.
Dans ce processus de réification, l’extension du marché à
l’univers de l’islam ne peut se faire que par l’utilisation d’un
paraître « islamique » anéantissant l’être musulman,
c’est-à-dire d’une image de l’islam utilisée en dehors de la
culture et de la spiritualité musulmane. Par ce processus de
réification, le capitalisme tend à transformer le musulman,
porteur d’une culture et d’une spiritualité, en consommateur
d’images de l’« islam ».
Ce processus de réification finit par altérer l’identité
spirituelle de l’islam dans son essence propre puisque la
marchandise s’efforce de se transformer, par l’acte de
consommation, en intermédiaire entre le croyant et son Créateur.
L’acte de consommation se présente implicitement comme un acte
de dévotion d’une « spiritualité » factice. De spiritualité,
l’islam est transformé en objet de consommation et la
marchandise devient une sorte d’objet de culte. Cet islam réifié
est ainsi intégré dans ces panthéons du capitalisme que sont les
grandes surfaces. Il est transformé en bijou que l’on porte, en
habit que l’on revêt, en nourriture que l’on mange. Vidé de tout
contenu spirituel et civilisationnel, l’islam fétichisé se
transforme en objet de consommation que l’on achète, que l’on
consomme et que d’autres vendent.
Toutefois, il existe une contradiction entre une partie des
consommateurs-croyants musulmans vivant en France et les
marchands d’« islamité ». Cette contradiction ne repose pas sur
une remise en question de la logique de la réification qui
transforme l’islam en marchandise. Cette logique n’est bien
souvent même pas perçue en raison du discours masquant la
marchandisation du monde par le capitalisme. Bien plus, cette
logique est promue par certains au nom d’une sorte de
« théologie islamique de la prospérité » qui tend à donner une
caution islamique au capitalisme. La contradiction entre une
partie des consommateurs-croyants et les marchands
d’« islamité » s’exprime essentiellement au niveau des
représentions des musulmans vivant en France.
Le consumérisme comme révélateur d’une aliénation
La représentation de l’islam et des musulmans proposée par les
marchands d’« islamité » est souvent marquée du sceau d’un
folklore orientaliste. Les catalogues publicitaires « spécial »
ramadan parlent de semaine « orientale » ou de « mille et une
saveurs » en utilisant une typographie faite d’arabesques afin
de donner une saveur exotique à leurs réclames. Les produits
proposés se veulent majoritairement évocateurs d’un « terroir »
arabe ou maghrébin. Les pâtisseries « orientales », les sacs de
semoule de 5 kilos ou les salades mechouia en pot mais aussi les
services à thé et autres plats à « couscous » créent de fait un
lien entre les musulmans vivant en France et des objets
identifiés comme arabes ou maghrébins.
Parmi les musulmans vivant en France, pour ceux qui se
définissent comme des « citoyens français de confession
musulmane » ou comme des « français musulmans », ce lien les
rattachant au monde arabe ou au Maghreb est problématique et
objet de contestations. Se voulant avant tout français malgré
leurs origines, ils refusent l’utilisation de typographies ou la
mise en avant de produits renvoyant à l’islam et les musulmans à
des éléments exogènes à la culture française. Récusant toutes
spécificités culturelles liées à la culture arabe, les
« français musulmans » veulent définir leur identité uniquement
en référence à une nationalité et à une religion islamique
réduite uniquement à sa dimension cultuelle. Concrètement, ils
se reconnaissent dans les produits identifiés comme français, à
condition qu’ils respectent les prescriptions islamiques, et non
dans des produits identifiés comme arabes ou maghrébins.
Si cette contestation d’une identité dictée de l’extérieur est
aisément compréhensible, la posture purement réactive consistant
à se construire uniquement en réponse à des problématiques
imposées par d’autres est elle-même symptomatique d’un malaise
profond. Elle révèle une incapacité à construire, de manière
autonome, son identité propre par une autodéfinition de soi.
Cela est le signe même d’un statut de dominé n’arrivant pas à se
poser comme être autonome et indépendant. La communauté
musulmane se définit uniquement en réponse à une idéologie
dominante qui, in fine, lui dicte ses actions et ses réactions.
Vérifiant les propos d’Ibn Khaldoun affirmant que le vaincu
imite toujours le vainqueur, les « citoyens français de
confession musulmane » s’efforcent de copier les vainqueurs, les
dominants, de la société dans laquelle ils vivent.
Le rejet d’éléments culturels identifiés comme arabes ou
maghrébins est largement dépendant de l’image négative de ces
cultures dans l’idéologie dominante régnant dans l’hexagone en
raison, notamment, des traditions orientalistes et colonialistes
de la France. Se positionnant à partir du point de vue
orientaliste dominant qui représente la culture arabe comme
violente ou machiste, les « français musulmans » veulent
s’attacher à démontrer qu’eux-mêmes et l’islam ne sont pas liés
à ces éléments culturels négatifs. Cette volonté de prise de
distance avec des éléments identitaires perçus comme négatifs
par l’idéologie dominante est d’autant plus prégnante lorsque
les « français musulmans » cherchent à se distancier de la
figure du travailleur immigré, véritable vaincu de la société
capitaliste occidentale.
En effet, si une partie du monde arabe - essentiellement les
pétromonarchies du Golfe du fait de l’image d’une « modernité
capitaliste » version « islamique » qu’elles mettent en avant -
peut-être regardée de manière relativement bienveillante, le
travailleur immigré, dominé économiquement et culturellement,
représente l’une des figures avec lesquelles les « citoyens
français de confession musulmane » refusent d’être associés.
Dans les représentations dominantes, le travailleur immigré est
représenté comme un « être négatif » ne maîtrisant ni la langue
ni les codes culturels de la société française et occupant une
position subalterne économiquement. Pour prendre leurs distances
avec cet « être négatif », les « français musulmans » mettent en
avant leur identité et leur culture françaises contre l’immigré
de culture exogène. Au niveau de la consommation, ils veulent
consommer des produits différents de l’immigré recherchant des
marchandises en lien avec sa culture et singulièrement, au
niveau alimentaire, avec sa culture culinaire.
Le positionnement réactif des « français musulmans » montre leur
aliénation vis-à-vis de la culture dominante par rapport à
laquelle ils se définissent. Alors que les éléments culturels
arabes et maghrébins sont parties intégrantes de l’identité
culturelle de la communauté musulmane vivant en France, parce
que celle-ci est née de l’immigration arabo-musulmane ayant
commencé au début du XXème siècle, les « français musulmans »
cherchent à nier une partie de l’histoire et de l’identité qui
les constituent, car ils sont dépendants des représentations
dominantes véhiculées dans la société française. Les réactions
par rapport aux produits proposés durant le mois de ramadan sont
révélatrices de cette aliénation propre à une communauté dominée
incapable de se définir de manière autonome à partir de son
histoire et de son patrimoine.
Face à la réification de l’islam par le capitalisme, à la
transformation du jeûne du mois de ramadan en fête consumériste
et à l’aliénation d’une communauté incapable d’être maîtresse de
son identité, l’essence spirituelle du jeûne peut permettre de
se libérer de ces différentes structures de domination pesant
sur les musulmans. Cette essence spirituelle se trouve non pas
dans le consumérisme marchand que cherche à imposer la
civilisation capitaliste mais dans le souvenir du Créateur. Seul
le retour à cette essence profonde du jeûne du mois de ramadan
peut permettre aux musulmans de retrouver le souffle libérateur
et créateur de l’islam des origines.