Opinion
La Syrie, vue de
Russie
Thierry
Meyssan
Dimanche 31 mars
2013 Selon la
rhétorique occidentale, la Syrie serait
une dictature écrasant dans le sang une
révolution. Elle serait soutenue par la
Russie car celle-ci n’avait pas vu de
problème à écraser la rébellion
tchétchène. Au contraire, vu de Moscou,
l’impérialisme occidental s’est ligué
depuis 35 ans avec les dictatures
religieuses du Golfe pour détourner le
jihadisme de la libération de la
Palestine et le retourner contre l’URSS
en Afghanistan, puis contre la Russie et
ses alliés. Par conséquent, la Russie ne
soutient pas la Syrie, elle est attaquée
en Syrie.
A Moscou l’intelligentsia
pro-occidentale voit la guerre de Syrie
comme un conflit lointain dans lequel le
Kremlin a engagé le pays du mauvais côté
pour maintenir une inutile base navale à
Tartous. Au contraire, Vladimir
Poutine perçoit cette guerre comme un
épisode du conflit qui, en vertu de la «
doctrine Brzezinski », oppose depuis
1978 la grande coalition occidentalo-islamiste
contre l’URSS, puis la Russie. Pour le
Kremlin, il ne fait aucun doute que les
jihadistes, qui se sont aguerris au
Proche-Orient, poursuivront bientôt leur
œuvre destructrice en Tchétchènie, en
Ingouchie et au Daguestan. De ce point
de vue, la chute de la Syrie serait
immédiatement suivie de l’embrasement du
Caucase russe. Dès lors, soutenir la
République arabe syrienne n’est pas une
tocade exotique, mais un impératif de
sécurité nationale.
Ceci étant posé, les attentes du
Kremlin à l’égard de la Syrie n’en sont
que plus fortes. Au cours des entretiens
que je viens d’avoir avec plusieurs
dirigeants russes lors d’un voyage à
Moscou, j’ai entendu plusieurs
critiques.
1- Moscou ne comprend pas pourquoi
Damas n’a pas engagé d’action juridique
et diplomatique pour affirmer ses
droits. La diplomatie syrienne se place
toujours en défense lorsqu’elle est
attaquée devant le Conseil des Droits de
l’homme à Genève et ne parvient pas à
défendre son image. Elle pourrait
facilement inverser cette tendance en
portant plainte contre ses agresseurs
devant la Cour internationale de
Justice, comme l’avait jadis fait avec
succès le Nicaragua contre les
États-Unis. Bien sûr l’important ne
serait pas d’obtenir une condamnation de
la France, du Royaume-Uni, de la
Turquie, du Qatar et de l’Arabie
saoudite —laquelle ne pourrait
intervenir qu’à l’issue de trois à
quatre années de procédure—, mais de
renverser la rhétorique du Conseil de
sécurité.
Le dépôt de cette plainte devrait
être suivi d’une lettre au Conseil de
sécurité affirmant le droit de la Syrie
à riposter à ses agresseurs. Cette
lettre ouvrirait la possibilité pour des
groupes combattants arabes syriens
d’entreprendre de leur propre initiative
des actions armées contre des objectifs
militaires de Londres à Doha.
2- De nombreux collaborateurs de
Vladimir Poutine sont devenus des
admirateurs de Bachar el-Assad en qui
ils voient l’homme de la situation. Il
ne fait aucun doute que le Kremlin,
estimant son autorité à la fois légitime
et légale, le soutiendra jusqu’à la fin
de son mandat. Cependant, les dirigeants
russes s’interrogent sur la volonté du
président syrien de gouverner le pays au
delà. Ils observent que, malgré leurs
appels répétés, Bachar el-Assad n’a
toujours pas exposé de programme
politique pour le futur du pays. À ce
jour, ils ignorent ses choix en matière
économique, sociale, culturelle etc. Ils
voient en lui le garant d’une société
multiconfessionnelle, tolérante et
moderne, mais doutent de son intention
d’aller plus loin, de sa volonté d’être
celui qui repensera et reconstruira le
pays une fois la paix revenue.
3- Enfin au Kremlin, on a toute
confiance dans l’Armée arabe syrienne et
dans l’Armée de défense nationale. On
souligne que Damas n’a perdu aucune
bataille face aux Contras jihadistes,
mais que ceux-ci ont pourtant gagné des
positions sans avoir à combattre, comme
l’a montré la trahison de Raqqa. Par
conséquent, l’État syrien peut tenir
encore le temps nécessaire à la
finalisation d’un accord de paix
régional américano-russe, mais il peut
aussi s’effondrer soudainement sous
l’effet de trahisons.
C’est pourquoi les dirigeants russes
sont ulcérés par le manque de sécurité
autour de Bachar el-Assad qu’ils ont
testé au cours d’une audience qu’il a
accordée à son domicile à une de leurs
délégations. Un invité, passant outre
les consignes qui lui avaient été
données à l’entrée, a conservé avec lui
son téléphone portable durant toute la
rencontre. Le téléphone a sonné deux
fois sans qu’aucun garde n’intervienne.
On sait que les services syriens ont
déjoué plusieurs tentatives d’assassinat
de Bachar el-Assad commanditées par les
services d’États membres de l’OTAN, mais
force est de constater que sa sécurité
rapprochée n’est pas assurée. Certains
dirigeants font valoir que la Russie
prend un grand risque en soutenant un
leader qui peut être assassiné si
facilement.
Thierry Meyssan
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Professeur de
Relations internationales au Centre
d’études stratégiques de Damas. Dernier
ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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