Opinion
Wadah Khanfar, Al-Jazeera et le triomphe
de la propagande télévisuelle
Thierry Meyssan
Wadah
Khanfar
Vendredi 23 septembre
2011
Al-Jazeera, la chaîne
d’information qatariote qui
s’est imposée en 15 ans dans le
monde arabe comme une source
originale d’information, s’est
soudainement engagée dans une
vaste opération d’intoxication
visant à renverser les régimes
libyen et syrien par tous les
moyens. Ce revirement, démontre
Thierry Meyssan, n’est pas le
fruit de la conjoncture, mais a
été préparé de longue date par
des personnalités qui ont su
cacher leurs intérêts personnels
au grand public. Révélations…
La chaîne
qatariote Al-Jazeera a annoncé la
démission de son directeur général,
Wadah Khanfar, et son remplacement
par un membre de la famille royale,
cheikh Hamad Ben Jassem Al-Thani, le
20 septembre 2011.
Cheikh Hamad est un cadre de
Qatargas. Il a travaillé pendant un
an à Paris-La Défense au siège de
Total. Il présidait par le passé le
Conseil d’administration d’Al-Jazeera.
Cette nouvelle est présentée dans
la presse atlantiste de trois
manières différentes : soit comme
une démission forcée et une reprise
en main de la chaîne par l’État,
soit comme une vengeance de
l’Autorité palestinienne après la
diffusion des Palestinian Papers,
soit enfin comme une conséquence des
fuites de Wikileaks exposant
certaines des connexions de M. Khanfar
avec les États-Unis.
Si toutes ces interprétations
peuvent contenir une part de vérité
elles masquent la raison
principale : le rôle du Qatar dans
la guerre contre la Libye. Ici, un
retour en arrière est nécessaire.
L’origine d’Al-Jazeera :
une volonté de dialogue
Al-Jazeera a été conçu par deux
personnalités franco-israéliennes,
les frères David et Jean Frydman,
après l’assassinat de Yitzhak Rabin,
dont ils étaient proches. Selon
David Frydman [1],
l’objectif était de créer un média
où des Israéliens et des Arabes
pourraient débattre librement,
échanger des arguments, et apprendre
à se connaître, alors que ceci était
interdit par la situation de guerre
et bloquait toute perspective de
paix.
Pour créer la chaîne, les frères
Frydman bénéficièrent d’un concours
de circonstances : la compagnie
saoudienne Orbit avait conclu un
accord avec la BBC pour créer un
journal télévisé en arabe. Mais les
exigences politiques de la monarchie
absolue saoudienne se révélèrent
vite incompatibles avec la liberté
de travail des journalistes
britanniques. L’accord fut résilié
et la majorité des journalistes
arabisants de la BBC se retrouvèrent
au chômage. Ils furent donc
récupérés pour fonder Al-Jazeera.
Les frères Frydman tenaient à ce
que leur télévision soit perçue
comme une chaîne arabe. Ils
parvinrent à convaincre le nouvel
émir de Qatar, Hamid bin Khalifa al-Thani,
qui, avec l’aide de Londres et de
Washington, venait de renverser son
père —accusé de sentiments
pro-Iraniens—. Cheikh Hamad bin-Khalifa
comprit rapidement les avantages
qu’il pouvait tirer à se trouver au
centre des discussions
israélo-arabes, qui duraient depuis
un demi-siècle déjà et s’annonçaient
encore longues. Au passage, il
autorisa l’ouverture à Doha d’un
bureau du ministère israélien du
Commerce, à défaut de pouvoir ouvrir
une ambassade. Surtout, il vit
l’intérêt pour le Qatar de
concurrencer les riches médias
saoudiens pan-arabes et de disposer
d’un média qui critique tout le
monde, sauf lui.
Le montage financier initial
prévoyait à la fois une mise de
fonds des frères Frydman et un prêt
de l’émir de 150 millions de dollars
sur 5 ans. C’est le boycott des
annonceurs organisé par l’Arabie
saoudite et l’absence de revenus
significatifs de la publicité qui a
conduit à modifier le schéma
initial. En définitive, l’émir est
devenu le bailleur de fonds de la
chaîne et donc son commanditaire.
Des journalistes
exemplaires
Durant des années, l’audience
d’Al-Jazeera a été tirée par son
pluralisme interne. La chaîne
s’enorgueillissait de laisser dire
une chose et son contraire. Sa
prétention n’était pas de dire la
vérité, mais de la faire surgir du
débat. Son émission phare, le talk
show de l’iconoclaste Faisal al-Qassem,
intitulé « L’Opinion contraire », se
régalait à bousculer les préjugés.
Chacun pouvait trouver des motifs de
se réjouir de certains programmes et
d’en déplorer d’autres. Peu importe,
ce bouillonnement interne a eu
raison du monolithisme de ses
concurrents et a bouleversé le
paysage audio-visuel arabe.
Le rôle héroïque des reporters
d’Al-Jazeera en Afghanistan et
durant la troisième guerre du Golfe,
en 2003, et leur travail exemplaire
contrastant avec la propagande des
chaînes satellitaires pro-US,
transforma l’image de la chaîne
d’une station polémique en média de
référence. Ses journalistes payèrent
au prix fort leur courage : George
W. Bush hésita à bombarder les
studio de Doha, mais fit assassiner
Tareq Ayyoub [2],
arrêter Tayseer Alouni [3]
et incarcérer Sami el-Hajj à
Guantanamo [4].
La réorganisation
de 2005
Cependant les meilleures choses
ont une fin. En 2004-05, après le
décès de David Frydman, l’émir
décida de réorganiser complètement
Al-Jazeera et de créer de nouveaux
canaux, dont Al-Jazeera English,
alors que le marché mondial se
transformait et que tous les grands
États se dotaient de chaînes
d’information satellitaires. Il
s’agissait clairement d’abandonner
l’effervescence et les provocations
du début, de capitaliser une
audience atteignant désormais les 50
millions de téléspectateurs, pour se
positionner comme un acteur du monde
globalisé.
Cheikh Hamad bin-Khalifa fit
appel à un cabinet international qui
lui avait dispensé une formation
personnelle en communication. JTrack
s’était spécialisé dans
l’entraînement des leaders arabes et
d’Asie du Sud-Est pour leur
apprendre à parler le langage de
Davos : comment donner aux
Occidentaux l’image qu’ils ont envie
de voir. Du Maroc à Singapour,
JTrack a ainsi formé la plupart des
responsables politiques soutenus par
les États-Unis et Israël —souvent de
simples fantoches héréditaires— pour
en faire des personnalités
médiatiquement respectables.
L’important n’est pas qu’ils aient
quelque chose à dire, mais qu’ils
sachent manier la langue de bois
globale.
Toutefois, le Pdg de JTrack,
ayant été appelé à de hautes
fonctions gouvernementales en
Afrique du Nord, il dût se retirer
avant d’avoir achevé la
transformation du Al-Jazeera Group.
Il confia la suite des opérations à
un ancien journaliste de Voice of
America qui travaillait depuis
plusieurs années déjà pour la chaîne
qatariote et appartenait à la même
confrérie musulmane que lui : Wadah
Khanfar.
À la fois professionnellement
compétent et politiquement sûr, M. Khanfar
s’attacha à donner une couleur
idéologique à Al-Jazeera. Tout en
donnant la parole à Mohamed
Hassanein Heikal, l’ancien
porte-parole de Nasser, il fit de
cheikh Yusuf al-Qaradawi —qui avait
été déchu de sa nationalité
égyptienne par Nasser— le
« conseiller spirituel » de la
chaîne.
Le virage de 2011
C’est avec les révolutions en
Afrique du Nord et dans la péninsule
arabique que Wadah Khanfar a
brutalement modifié la ligne
éditoriale de sa rédaction. Le
Groupe a joué un rôle central dans
l’accréditation du mythe du « printemps
arabe » : les peuples, avides de
vivre à l’occidentale, se seraient
soulevés pour renverser des
dictateurs et adopter des
démocraties parlementaires. Rien ne
distinguerait les événements de
Tunisie et d’Égypte, de ceux de
Libye et de Syrie. Quant aux
mouvements du Yémen et de Bahreïn,
ils n’intéresseraient pas les
téléspectateurs.
En réalité, les Anglo-Saxons se
sont efforcés de surfer sur des
révoltes populaires pour rejouer le
vieil air du « printemps arabe »
qu’ils avaient organisé dans les
années 1920 pour s’emparer des
anciennes provinces ottomanes et y
installer des démocraties
parlementaires fantoches sous
contrôle mandataire. Al-Jazeera a
donc accompagné les révoltes
tunisienne et égyptienne pour
écarter la tentation révolutionnaire
et légitimer de nouveaux
gouvernements favorables aux
États-Unis et à Israël. En Égypte,
il s’est même agi d’une véritable
récupération au profit d’une seule
composante de la contestation : les
Frères musulmans, représentés par le
prêcheur star de la chaîne… cheikh
Yusuf al-Qaradawi.
Indignés par cette nouvelle ligne
éditoriale et par le recours de plus
en plus fréquent au mensonge [5],
certains journalistes comme Ghassan
Ben Jedo claquent la porte.
Qui tire les
ficelles de l’info ?
Quoi qu’il en soit, il faut
attendre l’épisode libyen pour que
les masques tombent. En effet, le
patron de JTrack et mentor de Wadah
Kanfhar n’est autre que Mahmoud
Jibril (le "J" de "JTrack", c’est
"Jibril"). Ce manager aimable,
brillant et creux, avait été
conseillé à Mouammar Kadhafi par ses
nouveaux amis états-uniens pour
piloter l’ouverture économique de la
Libye après la normalisation de ses
relations diplomatiques. Sous le
contrôle de Saif el-Islam Kadhafi,
il avait été nommé à la fois
ministre du Plan et directeur de
l’Autorité de développement,
devenant de facto le numéro 2
du gouvernement, et ayant autorité
sur les autres ministres. Il mena au
pas de charge la dérégulation de
cette économie socialiste et la
privatisation de ses entreprises
publiques.
-
-
Mahmoud Jibril avec son
ami et partenaire en affaires
Bernard-Henri Lévy, dans Tripoli
conquise.
À travers l’activité de formation
de JTrack, Mahmoud Jibril avait noué
des relations personnelles avec
presque tous les dirigeants arabes
et d’Asie du Sud-Est. Il disposait
de bureaux à Bahreïn et à Singapour.
M. Jibril avait aussi créé des
sociétés de négoce, dont une chargée
du commerce du bois de Malaisie et
d’Australie avec son ami français
Bernard-Henri Lévy.
Mahmoud Jibril avait suivi ses
premières études universitaires au
Caire. Il y avait fait la
connaissance de la fille d’un des
ministres de Nasser et l’avait
épousée. Il avait poursuivi ses
études aux États-Unis, où il avait
adopté les thèses libertariennes
qu’il essaya d’introduire dans
l’idéologie anarchiste d’el-Kadhafi.
Surtout, M. Jibril avait rejoint la
confrérie des Frères musulmans en
Libye. C’est à ce titre qu’il avait
placé les Frères Wadah Kanfhar et
Yusuf al-Qaradawi à Al-Jazeera.
Durant le premier semestre 2011,
la chaîne qatariote est devenue
l’instrument privilégié de la
propagande pro-occidentale : elle a
nié autant que possible l’aspect
anti-impérialiste et anti-sioniste
des révolutions arabes et a choisi
dans chaque pays les protagonistes
qu’elle soutenait et ceux qu’elle
conspuait. Sans surprise, elle a
soutenu le roi de Bahreïn —un élève
de Mahmoud Jibril— qui faisait tirer
sur la foule, tandis que cheikh al-Qaradawi
appelait à l’antenne au Jihad contre
el-Khadafi et el-Assad, accusés
mensongèrement de massacrer leur
propre peuple.
M. Jibril étant devenu le Premier
ministre du gouvernement rebelle
libyen, le sommet de la mauvaise foi
aura été atteint avec la
construction dans des studios à Doha
de répliques de la Place verte et de
Bab el-Azizia où furent tournées de
fausses images de l’entrée des
« rebelles » pro-Us dans Tripoli.
Que n’ai-je lu comme insultes
lorsque j’ai annoncé cette
manipulation dans les colonnes de
Voltairenet.org ! Pourtant Al-Jazeera
et Sky News diffusèrent ces fausses
images le second jour de la bataille
de Tripoli, semant le désarroi parmi
la population libyenne. Ce ne fut en
réalité que trois jours plus tard
que les « rebelles » —presque
exclusivement les Misrata— entrèrent
dans Tripoli dévastée par les
bombardements de l’OTAN.
Il en va de même avec l’annonce
par Al-Jazeera de l’arrestation de
Saif el-Islam Kadhafi et de la
confirmation de cette capture par le
procureur de la Cour pénale
internationale Luis Moreno-Ocampo.
Je fus le premier, sur les ondes de
Russia Today, à démentir cette
intoxication. Et là encore, je fus
l’objet de quolibets dans certains
journaux jusqu’à ce que Saif
el-Islam vienne réveiller en
personne les journalistes enfermés
au Rixos et les conduise sur la
vraie place Bal el-Azizia.
Interrogé sur ces mensonges par
le canal arabe de France24, le
président du Conseil national de
transition (CNT), Mustafa Abdul
Jalil revendiqua une ruse de guerre
et se réjouit d’avoir ainsi accéléré
la chute de la Jamahiriya.
Quel avenir pour
Al-Jazeera ?
Le détournement d’Al-Jazeera en
instrument de propagande pour la
recolonisation de la Libye ne s’est
pas fait à l’insu de l’émir de
Qatar, mais sous sa houlette. C’est
le Conseil de coopération du Golfe
qui, le premier, a appelé une
intervention armée en Libye. Le
Qatar a été le premier membre arabe
du Groupe de contact. Il a acheminé
des armes pour les « rebelles »
libyens, puis a envoyé son armée au
sol, notamment lors de la bataille
de Tripoli. En échange, il a obtenu
le privilège de contrôler tout le
commerce des hydrocarbures effectué
au nom du Conseil national de
transition.
Il est encore trop pour savoir si
la démission de Wadah Khanfar marque
la fin de sa mission au Qatar, ou si
elle annonce une volonté de la
chaîne de retrouver la crédibilité
qu’elle avait mis 15 ans à gagner et
6 mois à perdre.
[1]
Cf. entretiens avec l’auteur.
[2]
« La
guerre contre Al-Jazeera »,
article de Dima Tareq Tahboub résumé
dans notre ancienne rubrique « Tribunes
et décryptages »,
Réseau Voltaire,
6 octobre 2003.
[3]
« La
presse arabe dans la ligne de tir »,
Réseau
Voltaire,
15 septembre 2003.
[4]
Voir notre dossier
Sami el-Hajj.
[5]
Par exemple : « Al-Jazeera
met en scène une manifestation monstre à
Moscou contre
Bachar el-Assad »,
Réseau
Voltaire, 2
mai 2011.
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