« Sous nos yeux »
Les débats du G8
Thierry Meyssan
Les 10
membres du G8 en discussion
Dimanche 23 juin 2013
L’insubmersible G8, réuni à Lough Erne,
aura été l’occasion de confronter les
points de vue des États-Unis d’une part,
de la France et du Royaume-Uni d’autre
part, et de la Russie enfin, sous l’œil
étonné des autres participants. On y a
échangé les points de vue sur
l’équilibre du monde en général et la
Syrie en particulier. On y a aussi parlé
d’économie pour lever le secret relatif
aux conseils d’administration des
sociétés off shore.
«Le G8 est-il
encore utile ? », se
demandait-on, en 2008, lorsque
Nicolas Sarkozy et George Bush
entendaient réunir les chefs d’État
ou de gouvernement de 20 des 29 plus
grandes puissances pour résoudre la
crise financière.
Le G8, c’est ce sommet annuel de
8 chefs d’État ou de gouvernement,
assistés de deux représentants de
l’Union européenne, ce qui fait non
pas 8, mais 10. Dans une discussion,
en partie organisée autour d’un
ordre du jour et en partie à bâtons
rompus, ils échangent leurs points
de vue sur les grands problèmes
internationaux sans être tenus de
négocier un résultat. Cependant, le
sommet publie un long communiqué
final rendant compte du travail
accompli au niveau ministériel
durant l’année, et une brève
déclaration d’intention sur les
points de consensus.
La Syrie
Le sommet qui s’est tenu à Lough
Erne (Irlande du Nord), les 17 et 18
juin, était d’autant plus important
qu’il s’agissait de la première
rencontre entre les présidents Obama
et Poutine, depuis la réélection du
premier, neuf mois plus tôt. Or,
après le sabotage de la conférence
de Genève (30 juin 2012) par Hillary
Clinton et David Petraeus, il avait
été convenu entre les deux chefs
d’État que leur première rencontre
leur permettrait d’annoncer une
solution de la crise syrienne.
Pourtant, malgré le changement
d’équipe à Washington, le sommet fut
maintes fois repoussé tandis que le
nouveau secrétaire d’État, John
Kerry, se perdait en déclarations
contradictoires.
Durant cette longue période
d’attente, la donne avait changé. Le
Liban n’a plus de gouvernement
depuis la nomination de Tammam Salam
comme Premier ministre, il y a deux
mois et demi. En Arabie saoudite, le
prince Khaled ben Sultan, ministre
adjoint de la Défense, a échoué à
renverser le roi Abdallah. Au Qatar,
les États-Unis ont donné jusqu’à
début août au prince Hamad Al-Thani
pour céder son trône à son fils
Tamim et pour se faire oublier avec
son Premier ministre. En Turquie,
une majorité de la population s’est
soulevée contre la politique des
Frères musulmans conduite par Recep
Tayyip Erdogan. En Iran, le Peuple a
élu un libéral économique, Hassan
Rohani, à la présidence de la
République. Et en Syrie, l’armée
loyaliste vient de libérer Qoussair
et débute la bataille d’Alep.
Côté communication, comme en 2003
en Irak, la France, le Royaume-Uni
et les États-Unis ont tenté « le
coup des armes de destruction
massive » : les trois capitales
auraient des preuves de l’usage
d’armes chimiques par Damas. Le « régime
de Bachar » aurait « franchi
la ligne rouge ». Une
intervention internationale serait
devenue indispensable à la fois « pour
sauver les Syriens » et « pour
sauver la paix mondiale ». Las !
Communiquées à Moscou, les « preuves »
s’avèrent loin des normes de
l’Organisation pour l’interdiction
des armes chimiques (OIAC). De toute
manière, personne ne voit pourquoi
une armée en pleine reconquête
utiliserait du gaz sarin, et la
Syrie (comme Israël) n’est pas
signataire de la Convention sur les
armes chimiques.
En fait, la France et le
Royaume-Uni poursuivent leur projet
de recolonisation, tel que convenu
entre eux lors de la signature du
Traité de Lancaster House (2
novembre 2010, soit avant le « printemps
arabe »). Ils s’appuient sur les
régimes arabes sionistes, la
Turquie, l’Arabie saoudite et le
Qatar.
De leur côté, les États-Unis « conduisent
par derrière », selon
l’expression de Madame Clinton. Ils
soutiennent l’initiative si elle
réussit et s’y opposent si elle
échoue. Après la comédie des armes
chimiques, ils ont pris à contrecœur
l’engagement de fournir
officiellement des armes à l’Armée
syrienne libre, mais pas au Front
Al-Nosra (Al-Qaïda). À vrai dire,
Washington est en plein désordre :
il y a six semaines, John Kerry
était en parfait accord avec son
homologue russe, tandis que la
semaine dernière, il voulait
bombarder la Syrie et a dû essuyer
un « non » catégorique du
chef d’état-major interarmes.
La situation est donc défavorable
au camp colonial lorsque s’ouvre le
G8. Elle se complique encore avec
les révélations d’Edward Snowden, un
employé du cabinet d’avocats Booz
Allen Hamilton, qui vient de publier
des documents internes de la NSA
après s’être réfugié à Hong Kong. La
plus grande agence de sécurité du
monde espionne les communications
web et téléphoniques des
États-Uniens et du monde entier.
Avec l’aide du CGHQ britannique,
elle avait même placé sous écoute
les délégués du G20 de Londres, en
2009. Bref les Anglo-Saxons (USA,
Royaume-Uni et Canada) sont en
position d’infériorité dans la
discussion et les invités ont évité
d’utiliser leurs téléphones.
Sur la Syrie, la position
franco-britannique consiste donc à
isoler la Russie pour la contraindre
à la lâcher. Excellent dans le rôle,
l’hôte du sommet, David Cameron,
dénonce le
dictateur-qui-tue-son-peuple-avec-des-armes-chimiques.
Il plaide pour une conférence de
Genève 2 qui enregistre la
capitulation du président el-Assad
et transfère le pouvoir aux amis de
l’Occident. Il confirme la livraison
d’armes imminente aux « révolutionnaires »,
propose une sortie honorable à « Bachar »,
annonce le maintien de
l’administration baasiste et
distribue les concessions gazières.
Pour le drapeau, il est déjà connu,
ce sera celui de la colonisation
française.
Ce bavardage se heurte à Vladimir
Poutine. Interrogé par la presse dès
son arrivée, le président russe
avait déclaré devant un Cameron
abasourdi : « Je suis sûr que
vous êtes d’accord que nous ne
devrions sûrement pas aider des gens
qui non seulement tuent leurs
ennemis, mais dépècent leur corps et
mangent leurs entrailles en face du
public et des caméras.
Est-ce ces gens que vous voulez
soutenir ? Voulez-vous les armer ?
Si c’est le cas, il semble qu’il y
ait très peu de relation ici avec
les valeurs humanitaires que
l’Europe a épousées et répandues
durant des siècles. En tout cas,
nous, en Russie, nous ne pouvons
concevoir une telle situation.
Mais, jetant les émotions de côté et
adoptant une approche purement de
travail sur la question,
permettez-moi de souligner que la
Russie fournit des armes au
gouvernement syrien légalement
reconnu, en pleine conformité avec
les règles du droit international.
J’insiste sur le fait que nous ne
violons ici aucune loi, aucune, et
je demande à nos partenaires d’agir
dans le même sens. »
Au babillage humanitaire, Poutine
répond par sa vision des faits et
par le droit international. Non, il
n’y a pas de révolution en Syrie,
mais une agression étrangère. Non,
la Syrie n’utilise pas d’armes de
destruction massive contre son
propre peuple. Oui, la Russie livre
des armes anti-aériennes à la Syrie
pour la protéger d’une attaque
étrangère. Oui, la livraison d’armes
par l’Occident aux contras constitue
une violation du droit international
passible des tribunaux
internationaux.
En définitive, à aucun moment, le
Français et le Britannique ne furent
en mesure de caler le Russe dans un
coin. Chaque fois, Vladimir Poutine
trouvait l’appui d’un autre
participant —souvent l’Allemande
Angela Merkel— pour exprimer des
doutes.
Devant la fermeté russe, David
Cameron a tenté de convaincre ses
partenaires occidentaux que le sort
des armes pouvait encore changer :
le MI6 et la DGSE sont prêts à
favoriser un coup d’État militaire à
Damas. Un agent, recruté au palais,
pourrait tuer le président, tandis
qu’un général, recruté au sommet des
services secrets, liquiderait les
loyalistes et prendrait le pouvoir.
Les nouvelles autorités formeraient
une dictature militaire qui céderait
progressivement la place à une
démocratie parlementaire.
Outre que chacun se demande qui
sont les traitres recrutés dans
l’entourage présidentiel, la
proposition britannique n’a pas
convaincu. Ce n’est pas la première
fois que cette hypothèse est agitée
et qu’elle échoue. Il y a déjà eu la
tentative d’empoisonnement des
membres du Conseil national de
sécurité et la prise de pouvoir par
l’un d’entre eux (mais le traître
jouait un double jeu) ; Puis,
l’attentat à la bombe qui a coûté la
vie aux membres du Conseil national
de sécurité couplé avec l’attaque de
la capitale par 40 000 jihadistes
(mais la Garde nationale a défendu
la ville) ; il y a eu l’attaque de
l’état-major par des kamikazes,
couplé avec le soulèvement d’un
régiment qui n’a jamais eu lieu ;
etc. Et les plans qui ont échoués
lorsque la période était propice ont
peu de chances de réussir lorsque
l’armée nationale reconquiert le
territoire.
Dans la Communiqué final
(paragraphes 82 à 87), les
participants du G8 réitèrent leur
confiance dans le processus de
Genève, sans pour autant lever ses
ambigüités. On ne sait toujours pas
ce qu’est une « transition
politique ». S’agit-il d’une
transition entre guerre civile et
paix, ou entre une Syrie gouvernée
par el-Assad et une autre gouvernée
par des pro-Occidentaux ? Cependant,
deux points sont clarifiés : d’une
part, le Front Al-Nosra ne doit pas
participer à Genève 2 et doit être
expulsé de Syrie et, d’autre part,
une commission ad hoc des Nations
Unies enquêtera sur l’usage d’armes
chimiques, mais elle sera composée
d’experts de l’Organisation pour
l’interdiction de ces armes et de
l’Organisation mondiale de la Santé.
C’est à la fois peu et beaucoup.
C’est peu car les
franco-britanniques n’ont toujours
pas abandonné l’idée que Genève 2
devrait être la conférence de la
capitulation syrienne face aux
exigences de la colonisation
occidentale. C’est beaucoup parce
que le G8 condamne explicitement le
soutien du Conseil de coopération du
Golfe au Front Al-Nosra, et parce
qu’il enterre honorablement la
polémique médiatique sur les armes
chimiques. Reste à savoir si tout
cela est sincère.
Il semble en tout cas que la
Russie n’en soit pas certaine. Dans
un point de presse à l’issue du
sommet, Vladimir Poutine a indiqué
que d’autres membres du G8 ne
croyait pas à l’usage d’armes
chimiques par le gouvernement de
Damas, mais par les groupes armés.
Il a rappelé que la police turque
avait saisi du gaz sarin chez des
combattants de l’opposition syrienne
et que, selon les documents turcs,
ce gaz leur avait été fourni depuis
l’Irak [par l’ancien vice-président
du Baas irakien, Ezzat al-Douri].
Surtout, le président Poutine a
évoqué plusieurs fois ses
interrogations sur la livraison
d’armes par les États-Unis et leurs
alliés. Il a souligné que le débat
ne portait pas sur le fait de le
faire ou pas, mais de le faire
officieusement ou officiellement ;
chacun étant conscient que, depuis
deux ans, les « commandos »
disposent d’armes qui leur viennent
de l’étranger.
Deux jours plus tard, le ministre
russe des Affaires étrangères,
Sergey Lavrov, mettait les
États-Unis au défi de leur
cohérence. Il soulignait que les
initiatives de condamnation
unilatérale de la Syrie à l’ONU et
les déclarations sur la possible
création d’une zone d’exclusion
aérienne étaient des signaux
d’encouragement aux « commandos
» de mercenaires, y compris à
ceux d’Al-Qaeda.
L’économie
internationale
Le second jour du sommet fut plus
facile. On y parla de la santé de « l’économie
mondiale » ; une expression que
les Anglo-Saxons tentent d’éviter au
profit de concepts pragmatiques : « commerce »,
« systèmes de taxes », et «
transparence des Finances publiques ».
S’il existe un intérêt commun aux
participants du G8 de s’aider
mutuellement à recouvrir des impôts
et taxes, donc de lutter contre
l’évasion fiscale dont ils sont
victimes, il existe aussi un intérêt
des Anglo-Saxons à entretenir leurs
propres paradis fiscaux dont les
autres participants sont dépourvus.
Le consensus a donc porté sur la
transparence de la propriété des
entreprises off shore, de
sorte que l’on puisse déterminer à
qui elles profitent. Là encore,
c’est peu et c’est beaucoup.
C’est peu parce que les
Britanniques entendent conserver
leur avantage en matière de paradis
fiscaux, mais c’est beaucoup pour
surveiller l’action des compagnies
multinationales.
Deux autres sujets de consensus
doivent être notés : le refus
collectif de payer pour des
libérations d’otage (mais sera t-il
réellement suivi ?) et l’incitation
faite à la zone euro d’unifier son
système bancaire pour prévenir la
reproduction des crises financières
nationales.
Le G8 est toujours
vivant
En définitive, le G8 a montré son
utilité. S’il avait perdu de son
intérêt durant la période de
domination mondiale des États-Unis
(« le monde unipolaire »), il
le retrouve aujourd’hui sur une base
plus équilibrée. Lough Erne aura
permis de mesurer les hésitations US
en Syrie et la détermination russe.
Le sommet aura également réduit
l’opacité des compagnies off
shore. Le G8 reflète d’une part
l’opposition géopolitique entre les
États-Unis (puissance déclinante),
le Royaume-Uni et la France
(puissances coloniales), et la
Russie (puissance émergente) ; et
d’autre part la globalisation du
capitalisme, dont se réclament tous
les participants.
Documents originels
du G8 :
« G8
Final Communiqué, Lough Erne
2013 »
« G8 :
Lough Erne Declaration »
« G8
action plan principles to
prevent the misuse of companies
and legal arrangements »
« Communiqué
on G8 Global Economy Working
Session »
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