Opinion
Obama et Poutine
vont-ils se partager le Proche-Orient ?
Thierry
Meyssan
En 1916,
le Royaume-Uni et la France se
partageaient le Proche-Orient (accords
Sykes-Picot).
Presque un siècle plus tard, les
Etats-Unis et la Russie discutent d’un
nouveau plan de partage
qui leur permettrait d’évincer à leur
profit l’influence franco-britannique.
Vendredi 22 février
2013 Dans un
article publié le 26 janvier dernier en
Russie, Thierry Meyssan expose le
nouveau plan de partage du Proche-Orient
sur lequel travaillent la Maison-Blanche
et le Kremlin. L’auteur y révèle les
principales données de la négociation en
cours sans préjuger d’un accord
définitif, ni de sa mise en œuvre.
L’intérêt de l’article est qu’il permet
de comprendre les positions ambigües de
Washington qui pousse ses alliés dans
une impasse de manière à pouvoir leur
imposer prochainement une nouvelle donne
dont ils seront exclus.
Le président Obama s’apprête à changer
complètement de stratégie
internationale, malgré l’opposition que
son projet a suscité dans sa propre
administration.
Le constat est simple. Les États-Unis
sont en passe de devenir indépendants au
plan énergétique grâce à l’exploitation
rapide des gaz de schistes et du pétrole
des sables bitumineux. Par conséquent la
doctrine Carter (1980) selon laquelle la
sécurisation de l’accès au pétrole du
Golfe est un impératif de sécurité
nationale est morte. De même d’ailleurs
que l’Accord du Quincy (1945) selon
lequel Washington s’engage à protéger la
dynastie des Séoud si ceux-ci leur
garantissent l’accès au pétrole de la
péninsule arabique. Le temps est venu
d’un retrait massif qui permettra de
transférer les GI’s vers
l’Extrême-Orient afin de contenir
l’influence chinoise.
D’autre part, tout doit être fait
pour empêcher une alliance militaire
sino-russe. Il convient donc d’offrir
des débouchés à la Russie qui la
détournent de l’Extrême-Orient.
Enfin, Washington étouffe de sa
relation trop étroite avec Israël.
Celle-ci est extrêmement onéreuse,
injustifiable au plan international, et
dresse contre les États-Unis l’ensemble
des populations musulmanes. En outre, il
convient de sanctionner clairement
Tel-Aviv qui s’est ingéré de manière
ahurissante dans la campagne électorale
présidentielle US, qui plus est en
misant contre le candidat qui a gagné.
C’est trois éléments ont conduit
Barack Obama et ses conseillers à
proposer un pacte à Vladimir Poutine :
Washington, qui reconnaît implicitement
avoir échoué en Syrie, est prêt à
laisser la Russie s’installer au
Proche-Orient sans contrepartie, et a
partager avec elle le contrôle de cette
région.
C’est dans cet état d’esprit qu’a été
rédigé par Kofi Annan le
Communiqué de Genève du 30 juin
2012. À l’époque, il s’agissait juste de
trouver une issue à la question
syrienne. Mais cet accord a été
immédiatement saboté par des éléments
internes de l’administration Obama. Ils
ont laissé fuiter à la presse européenne
divers éléments sur la guerre secrète en
Syrie, y compris l’existence d’un
Presidential Executive Order
enjoignant la CIA de déployer ses hommes
et des mercenaires sur le terrain. Pris
en tenaille, Kofi Annan avait
démissionné de ses fonctions de
médiateur. De son côté, la
Maison-Blanche avait fait profil bas
pour ne pas exposer ses divisions en
pleine campagne pour la réélection de
Barack Obama.
Dans l’ombre trois groupes
s’opposaient au communiqué de Genève :
• Les agents impliqués dans la guerre
secrète ;
• Les unités militaires chargées de
contrer la Russie
• Les relais d’Israël.
Au lendemain de son élection, Barack
Obama a débuté la grande purge. La
première victime fut le général David
Petraeus, concepteur de la guerre
secrète en Syrie. Tombé dans un piège
sexuel tendu par une agente du
Renseignement militaire, le directeur de
la CIA fut contraint à la démission.
Puis, une douzaine de hauts gradés
furent mis sous enquête pour corruption.
Parmi eux, le suprême commandeur de
l’OTAN (amiral James G. Stravidis) et
son successeur désigné (le général John
R. Allen), ainsi que le commandant de la
Missile Défense Agency —c’est-à-dire du
« Bouclier anti-missiles »— ¬(général
Patrick J. O’Reilly). Enfin, Susan Rice
et Hillary Clinton faisaient l’objet de
vives attaques pour avoir caché au
Congrès des éléments sur la mort de
l’ambassadeur Chris Stevens, assassiné à
Benghazi par un groupe islamiste
probablement commandité par le Mossad.
Ses différentes oppositions internes
étant pulvérisées ou paralysées, Barack
Obama a annoncé un renouvellement en
profondeur de son équipe. D’abord, John
Kerry au département d’État. L’homme est
partisan déclaré d’une collaboration
avec Moscou sur les sujets d’intérêt
commun. Il est aussi un ami personnel de
Bachar el-Assad. Puis, Chuck Hagel au
département de la Défense. C’est un des
piliers de l’OTAN, mais un réaliste. Il
a toujours dénoncé la mégalomanie des
néo-conservateurs et leur rêve
d’impérialisme global. C’est un
nostalgique de la Guerre froide, ce
temps béni où Washington et Moscou se
partageaient le monde à moindre frais.
Avec son ami Kerry, Hagel avait organisé
en 2008 une tentative de négociation
pour la restitution par Israël du
plateau du Golan à la Syrie. Enfin John
Brennan à la CIA. Ce tueur de sang-froid
est convaincu que la première faiblesse
des États-Unis, c’est d’avoir créé et
développé le jihadisme international.
Son obsession est d’éliminer le
salafisme et l’Arabie saoudite, ce qui
en définitive soulagerait la Russie au
Nord-Caucasse.
Simultanément, la Maison-Blanche a
poursuivi ses tractations avec le
Kremlin. Ce qui devait être une simple
solution pour la Syrie est devenu un
projet bien plus vaste de réorganisation
et de partage du Proche-Orient.
On se souvient qu’en 1916, à l’issue
de 8 mois de négociations, le
Royaume-Uni et la France se partagèrent
en secret le Proche-Orient (Accords
Sykes-Picot). Le contenu de ces accords
avait été révélé au monde par les
Bolcheviks dès leur arrivée au pouvoir.
Il s’est poursuivi durant près d’un
siècle. Ce que l’administration Obama
envisage, c’est un remodelage du
Proche-Orient pour le XXIe siècle, sous
l’égide des USA et de la Russie.
Aux États-Unis, bien qu’Obama se
succède à lui-même, il ne peut dans la
période actuelle qu’expédier les
affaires courantes. Il ne reprendra ses
attributions complètes que lors de sa
prestation de serment, le 21 janvier.
Dans les jours qui suivront, le Sénat
auditionnera Hillary Clinton sur le
mystère de l’assassinat de l’ambassadeur
en Libye (23 janvier), puis il
auditionnera John Kerry pour confirmer
sa nomination (24 janvier).
Immédiatement après, les 5 membres
permanents du Conseil de sécurité se
réuniront à New York pour examiner les
propositions Lavrov-Burns sur la Syrie.
Celles-ci prévoient la condamnation
de toute ingérence extérieure, le
déploiement d’observateurs et d’une
force de paix des Nations Unies, un
appel aux différents protagonistes pour
qu’ils forment un gouvernement d’union
nationale et planifient des élections.
La France devrait s’y opposer sans pour
autant menacer d’utiliser son veto
contre son suzerain US.
L’originalité du plan, c’est que la
force des Nations Unies serait
principalement composée par des soldats
de l’Organisation du Traité de Sécurité
Collective (OTSC). Le président Bachar
el-Assad resterait au pouvoir. Il
négocierait rapidement une Charte
nationale avec des leaders de
l’opposition non-armée sélectionnés avec
l’approbation de Moscou et Washington,
et ferait valider cette charte par
référendum sous contrôle des
observateurs.
Ce coup de théâtre a été préparé de
longue date par les généraux Hassan
Tourekmani (assassiné le 18 juillet
2012) et Nikolay Bordyuzha. Une position
commune des ministres des Affaires
étrangères de l’OTSC a été conclue le 28
septembre et un Protocole a été signé
entre le département onusien de maintien
de la paix et l’OTSC. Celle-ci dispose
maintenant des mêmes prérogatives que
l’OTAN. Des manœuvres communes ONU/OTSC
de simulation ont été organisées au
Kazakhstan sous le titre « Fraternité
inviolable » (8 au 17 octobre). Enfin,
un plan de déploiement de « chapkas
bleues » a été discuté au sein du Comité
militaire de l’ONU (8 décembre).
Une fois la Syrie stabilisée, une
conférence internationale devrait se
tenir à Moscou pour une paix globale
entre Israël et ses voisins. Les
États-Unis considèrent qu’il n’est pas
possible de négocier une paix séparée
entre Israël et la Syrie, car les
Syriens exigent d’abord une solution
pour la Palestine au nom de l’arabisme.
Mais il n’est pas possible non plus de
négocier une paix avec les Palestiniens,
car ceux-ci sont extrêmement divisés, à
moins que la Syrie ne soit chargée de
les contraindre à respecter un accord
majoritaire. Par conséquent, toute
négociation doit être globale sur le
modèle de la conférence de Madrid
(1991). Dans cette hypothèse, Israël se
retirerait autant que faire se peut sur
ses frontières de 1967. Les Territoires
palestiniens et la Jordanie
fusionneraient pour former l’État
palestinien définitif. Son gouvernement
serait confié aux Frères musulmans ce
qui rendrait la solution acceptable aux
yeux des gouvernements arabes actuels.
Puis, le plateau du Golan serait
restitué aux Syriens en échange de
l’abandon du lac de Tibériade, selon le
schéma envisagé jadis aux négociations
de Shepherdstown (1999). La Syrie
deviendrait garante du respect des
traités par la partie
jordano-palestinienne.
Comme dans un jeu de domino, on en
viendrait alors à la question kurde.
L’Irak serait démantelée pour donner
naissance à un Kurdistan indépendant et
la Turquie serait appelée à devenir un
État fédéral accordant une autonomie à
sa région kurde.
Côté US, on souhaiterait prolonger le
remodelage jusqu’à sacrifier l’Arabie
saoudite devenue inutile. Le pays serait
divisé en trois, tandis que certaines
provinces seraient rattachées soit à la
fédération jordano-palestinienne, soit à
l’Irak chiite, conformément à un vieux
plan du Pentagone ("Taking Saudi out
of Arabia", 10 juillet 2002). Cette
option permettrait à Washington de
laisser un vaste champ d’influence à
Moscou sans avoir à sacrifier une partie
de sa propre influence. Le même
comportement avait été observé au FMI
lorsque Washington a accepté d’augmenter
le droit de vote des BRICS. Les
États-Unis n’ont rien cédé de leur
pouvoir et ont contraint les Européens à
renoncer à une partie de leurs votes
pour faire de la place aux BRICS.
Cet accord politico-militaire se
double d’un accord
économico-énergétique, le véritable
enjeu de la guerre contre la Syrie étant
pour la plupart des protagonistes la
conquête de ses réserves de gaz. De
vastes gisements ont en effet été
découverts au Sud de la Méditerranée et
en Syrie. En positionnant ses troupes
dans le pays, Moscou s’assurerait un
plus large contrôle sur le marché du gaz
dans les années à venir.
Le cadeau de la nouvelle
administration Obama à Vladimir Poutine
se double de plusieurs calculs. Non
seulement détourner la Russie de
l’Extrême-Orient, mais aussi l’utiliser
pour neutraliser Israël. Si un million
d’Israéliens ont la double nationalité
états-unienne, un autre million est
russophone. Installées en Syrie, les
troupes russes dissuaderaient les
Israéliens d’attaquer les Arabes et les
Arabes d’attaquer Israël. Par
conséquent, les États-Unis ne seraient
plus obligés de dépenser des sommes
phénoménales pour la sécurité de la
colonie juive.
La nouvelle donne obligerait les
États-Unis à reconnaître enfin le rôle
régional de l’Iran. Cependant Washington
souhaiterait obtenir des garanties que
Téhéran se retire d’Amérique latine où
il a tissé de nombreux liens, notamment
avec le Venezuela. On ignore la réaction
iranienne à cet aspect du dispositif,
mais Mahmoud Ahmadinejad s’est d’ores et
déjà empressé de faire savoir à Barack
Obama qu’il ferait tout ce qui est en
son possible pour l’aider à prendre ses
distances avec Tel-Aviv.
Ce projet a des perdants. D’abord la
France et le Royaume-Uni dont
l’influence s’efface. Puis Israël, privé
de son influence aux États-Unis et
ramené à sa juste proportion de petit
État. Enfin L’Irak, démantelé. Et
peut-être l’Arabie saoudite qui se débat
depuis quelques semaines pour se
réconcilier avec les uns et les autres
afin d’échapper au sort qui lui est
promis. Il a aussi ses gagnants. D’abord
Bachar el-Assad, hier traité de criminel
contre l’humanité par les Occidentaux,
et demain glorifié comme vainqueur des
islamistes. Et surtout Vladimir Poutine
qui, par sa ténacité tout au long du
conflit, parvient à faire sortir la
Russie de son « containment », à
lui rouvrir la Méditerranée et le
Proche-Orient et à faire reconnaître sa
prééminence sur le marché du gaz.
Source
Odnako (Fédération de Russie)
Hebdomadaire d’information générale.
Rédacteur en chef : Mikhail Léontieff.Thierry Meyssan
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Professeur de
Relations internationales au Centre
d’études stratégiques de Damas. Dernier
ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Article publié le
26 janvier 2013 dans l’hebdomadaire
russe
Odnako (magazine proche de
Vladimir Poutine)
Article sous licence creative commons
Vous pouvez
reproduire librement les articles du
Réseau Voltaire à condition de citer la
source et de ne pas les modifier ni les
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(licence
CC BY-NC-ND).
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