Le sommet de Chicago
L'OTAN magnifie
son déclin
Thierry Meyssan
Le
président Barack Obama reçoit ses
invités à l’ouverture du sommet
(ici en conversation avec la Haute
représentante de l’Union européenne, la
baronne Ashton).
Mardi 22 mai 2012
Le 25e sommet
de l’OTAN n’est pas parvenu à répondre à
la question lancinante qui hante
l’Organisation depuis l’effondrement de
l’URSS : en quoi peut-elle être utile à
ses membres, hormis au Royaume-Uni et
aux USA ? Toute question sur le massacre
de 160 000 Libyens ou sur l’annulation
de l’attaque de la Syrie étant écartée,
les chefs d’États et de gouvernement ont
simplement été sommés de financer le
complexe militaro-industriel US.
Le sommet de l’OTAN à
Chicago (20-21 mai 2012) ne rassemblait
pas seulement les chefs d’État ou de
gouvernement des 28 États membres, mais
aussi les délégations de 32 autres pays.
À ce titre, il manifestait les ambitions
désormais globales de l’Organisation.
Officiellement il devait répondre à
trois questions principales :
Comment contrôler l’Asie centrale ?
Comment être plus efficace avec des
budgets restreints par la crise
financière ?
Comment déployer un système offensif de
missiles contre la Russie et la Chine ?
Le choix de Chicago pour recevoir le
sommet s’explique bien sûr parce que
c’est la ville dont est issu le
président Barack Obama, et parce qu’elle
est aujourd’hui administrée par le
faucon Rahm Emanuel, officier de l’armée
israélienne.
Un Comité hôte a été composé par le
Groupe de Bilderberg [1]
autour de la présidente du NDI/NED [2]
Madeleine Albright et de John H. Bryan,
administrateur principal de la banque
Goldman Sachs.
À l’extérieur de la salle de
conférence, il ne manquait pas de
groupes militants pour manifester contre
l’Alliance [3].
Cette turbulence a posé des problèmes de
maintien de l’ordre à la municipalité,
et a terni l’image du sommet. Cependant,
l’OTAN a utilisé la gêne occasionnée
pour occuper la presse : tandis que les
journalistes se focalisaient sur les
excès de la police à l’extérieur de la
salle de conférence [4],
les chefs d’État et de gouvernement
pouvaient discuter en secret de leurs
arrangements.
Sommet de
l’Organisation du traité de sécurité
collective (OTSC), à Moscou, le 15 mai
2012.
C’est moins spectaculaire que l’OTAN,
mais c’est capable de lui résister.
Contrôler de
l’Asie centrale
L’intervention alliée en Afghanistan
avait été planifiée par les Anglo-Saxons
avant les attentats du 11 septembre
2011, bien que ces attentats aient
servis à la justifier de manière à y
impliquer les alliés [5].
Elle répondait aux intérêts d’une
coalition particulière : prendre en
tenaille l’Iran (une fois l’Irak envahi)
; s’immiscer dans la zone d’influence
russe des ex-États musulmans soviétiques
; ouvrir un couloir de communication
pour exploiter le pétrole de la région
Caspienne ; contrôler le marché mondial
des drogues dérivées du pavot ; faire
main basse sur des réserves de minerais
précieux.
Dix ans plus tard, l’attaque de
l’Iran est repoussée aux calendes
grecques tandis que les relations des
États-Unis avec la Russie et la Chine ne
cessent de se tendre. Juste avant le
sommet, Washington a conclu en urgence
un Pacte stratégique avec Kaboul. Le
retrait des troupes combattantes ne doit
pas faire illusion : le Pentagone
restera longtemps sur place.
Paradoxalement, les Occidentaux ont
besoin de troupes en Afghanistan pour
menacer les intérêts russes en Asie
centrale, mais ils ont besoin de passer
par le territoire russe pour
approvisionner leurs troupes en
Afghanistan.
Au fil des ans, Moscou a donc créé un
pacte militaire avec ses anciens
partenaires soviétiques, l’Organisation
du traité de sécurité collective (OTSC).
L’Arménie, le Kazakhstan, le
Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le
Tadjikistan en font partie (mais pas
l’Azerbaïdjan). Puis, Moscou et Pékin
ont fondé l’Organisation de coopération
de Shanghai (OCS). Son objectif initial
était uniquement de prévenir l’ingérence
anglo-saxonne en Asie centrale, mais
elle tend à devenir un Pacte militaire.
L’OCS inclut —à titre d’observateurs ou
de partenaires— la Mongolie et les États
du sous-continent indien (mais toujours
pas l’Azerbaïdjan).
La question principale du sommet de
Chicago n’était donc pas de savoir si
les troupes alliées sont nécessaires à
la stabilisation de l’Afghanistan ou si
leur mission est terminée [6],
mais quels Alliés sont prêts à piétiner
durablement les plates-bandes russes (et
accessoirement chinoises) ? Dès lors, la
décision du président François Hollande
de retirer au plus vite les troupes
françaises doit être comprise pour ce
qu’elle est : non pas simplement mettre
fin à une aberrante expédition
coloniale, mais surtout refuser de
participer à la stratégie impériale
anglo-saxonne contre la Russie et la
Chine en Asie centrale.
Face au complot anglo-saxon, Moscou a
mis en scène sa réponse à travers
l’agenda de son président.
7 mai : investiture du président
Vladimir Poutine
8 mai : nomination de Dmitry Medvedev
comme Premier ministre
9 mai : célébration de la victoire
contre l’Allemagne nazie
10 mai : visite du complexe militaro
industriel russe
11 mai : réception du président abkhaze
12 mai : réception du président
sud-ossète
14-15 mai : rencontre informelle avec
les chefs d’États de l’OTSC.
On ne peut être plus clair. Le nouveau
mandat de Vladimir Poutine sera consacré
à se donner les moyens de protéger les
marches de la Russie et de la défendre
avec ses alliés.
Dans un souci d’apaisement, l’OTAN a
invité au sommet de Chicago les
présidents des États membres de l’OTSC,
qui ont tous fait le déplacement, sauf
Vladimir Poutine.
Quoi qu’il en soit, le sommet a
confirmé que l’OTAN resterait en
Afghanistan, non plus en tant que
puissance occupante, mais comme soutien
à la fantomatique armée afghane [7].
Cérémonie
de signature du programme de
surveillance aérienne (Alliance Ground
Surveillance — AGS).
Les malheureux qui doivent payer la
facture sont cloués au pilori des
photographes : Souriez, vous devez
payer.
Réduire les
dépenses
Alors que le Pentagone lui-même était
appelé à modérer ses dépenses, le
précédant secrétaire à la Défense,
Robert Gates, avait demandé aux alliés
de faire un effort significatif et
d’augmenter leur budget militaire pour
compenser la baisse de celui des
États-Unis [8].
Cependant le Pentagone a dû déchanter,
les alliés ayant été à leur tour touchés
par la crise financière états-unienne.
Par conséquent, la réflexion s’est
tournée vers les possibilités de
dépenser moins (ce que les communicants
appellent la « défense intelligente »,
étant entendu que jusqu’à présent on
jetait stupidement l’argent par les
fenêtres) [9].
En matière d’armement, dépenser
moins, c’est acheter des armes
fabriquées en très grande série.
Concrètement, cela signifie que les
Alliés doivent renoncer à fabriquer
leurs propres armes et doivent au
contraire les acheter au plus gros
fabriquant, c’est-à-dire aux USA. Le
problème, c’est que cela signifie pour
les alliés une perte de souveraineté,
des pertes d’emplois, et l’obligation de
continuer à soutenir le dollar, donc
d’éponger le déficit US. En résumé, pour
être défendus, les alliés doivent
sacrifier leur industrie de Défense
—s’ils en ont encore une— et offrir
leurs devises au Grand frère
états-unien.
Le président Obama attendait ses
invités avec son catalogue. Cette année,
il y avait des promotions sur les
drones. Le sommet a approuvé le
programme d’acquisition de moyens de
surveillance aérienne qui était en
discussion depuis une décennie [10].
L’idée de mixer des drones et des avions
gros porteurs fabriqués par des
consortiums euro-US a été abandonnée au
profit du seul achat de drones US. C’est
une catastrophe annoncée depuis
longtemps pour EADS (Allemagne), Thales
(France), Indra (Espagne), Galileo
Avionica (Italie), Dutch Space
(Pays-Bas), General Dynamics (Canada).
Mais c’est au moins 3 milliards d’euros
de commandes pour Northrop Grumman et
Raytheon (USA), qui sortent grands
vainqueurs du sommet. La facture sera
répartie entre 13 Etats membres. La
France et le Royaume-Uni ont réussi a se
retirer de ce guêpier et contribueront
au programme avec leur propre matériel.
En outre, le Pentagone a imposé des
modifications des règles de
fonctionnement interne de l’Alliance de
manière à se garantir la possibilité
d’utiliser l’OTAN à la carte. A
l’origine, l’Organisation était censée
se mobiliser dans son ensemble lorsque
un de ses membres était attaqué.
Aujourd’hui, Washington fixe ses
objectifs coloniaux et compose une
coalition ad hoc. Par exemple, on a
formé une alliance autour de la France
et du Royaume-Uni pour détruire la
Libye. Les Allemands n’y ont pas
participé. Or, ils gèrent la flotte des
avions de surveillance AWACS. Il s’en
est suivi un moment de désorganisation
avant que la coalition puisse utiliser
ce matériel. Par conséquent, le
Pentagone exige d’avoir un droit de
réquisition des matériels de leurs
alliés lorsque ceux-ci refusent de
participer à une coalition. De ce point
de vue, la « défense intelligente »
équivaut à prendre ses alliés pour des
imbéciles.
Anders
Fogh Rasmussen, secrétaire général de
l’OTAN (ici en conversation avec Thomas
Vecchiolla, directeur des ventes de
Raytheon), inaugure une exposition
destinée à expliquer aux membres de
l’Alliance les bienfaits du « bouclier
antimissile ».
Menacer la
Russie et la Chine
Pour mettre fin à la dissuasion
nucléaire russe et chinoise, les
États-Unis ont imaginé de se protéger
des missiles ennemis pour pouvoir tirer
les leurs sans crainte de représailles.
C’est le principe du « bouclier
antimissile ». Cependant, il n’existe
pas à l’heure actuelle d’intercepteurs
capables de détruire en vol les missiles
balistiques ultra-sophistiqués russes et
chinois. Dès lors, sous l’étiquette
fallacieuse de « bouclier antimissile »,
le Pentagone entend déployer un ensemble
de radars capable de surveiller l’espace
aérien global et installer le plus près
possible de la Russie et de la Chine des
missiles les menaçant.
Le secrétariat à la Défense US a
d’ores et déjà négocié avec un grand
nombre de pays des accords pour
installer ces matériels. Il encourage
des pactes militaires entre les États
qui l’accueillent. Par exemple, il a
invité la Jordanie et le Maroc à
rejoindre le Conseil de coopération du
Golfe et à le transformer en une sorte
de nouveau Pacte de Bagdad [11].
En sus, il développe un discours
lénifiant pour masquer ses intentions.
S’adressant à des ignorants qui n’ont
jamais observé une mappemonde, il
explique sans rire que les installations
développées en Europe centrale ne
menacent pas la Russie, mais visent à
intercepter des missiles iraniens tirés
vers les USA en prenant le chemin des
écoliers.
Le sommet de Chicago a entériné le
transfert de compétence pour le «
bouclier antimissile » du Pentagone à
l’OTAN [12].
Là encore, la question n’était pas de
savoir comment se protéger d’une
imaginaire attaque nucléaire suicide
iranienne ou nord-coréenne, mais si l’on
veut ou non participer à un projet
tourné contre la Russie et la Chine.
Prudemment, les États-Unis ont évité la
question qui fâche, quitte à ce que
certains participants déplorent que l’on
ne sache plus à quoi servira l’Alliance
dans les prochaines années.
Le
ministre russe des Affaires étrangères,
Sergey Lavrov, venu apporter le soutien
de la Russie au président syrien, Bachar
el-Assad (Damas, le 12 février 2007).
Plus de 100 000 ressortissants russes
résident désormais en Syrie. Ils
actionnent notamment les systèmes
antimissile S300 capables de tenir
l’OTAN en échec.
Ne pas rendre
compte
Le sommet de Chicago était important
par les sujets qu’il a abordé. Il
l’était tout autant par ceux qu’il a
esquivés : la destruction de la Libye et
la dérobade face à la Syrie. Dans toute
organisation, les dirigeants sont tenus
de présenter un rapport annuel de leurs
activités. Pas à l’OTAN. Tant mieux pour
eux car leur bilan n’est pas flatteur.
Depuis le dernier sommet, l’Alliance
a gagné une guerre contre un ennemi qui
ne lui a pas livré bataille. Persuadé
jusqu’au dernier moment de pouvoir
négocier, Mouammar el-Kadhafi avait
interdit à son armée de riposter contre
les aéronefs et les navires de
l’Alliance. La guerre, la vraie, s’est
limitée à la prise de Tripoli. Chacun
savait que la population était armée et
qu’entrer dans la ville se ferait au
prix d’un bain de sang. Certains que des
alliés s’y opposeraient, l’amiral James
Stavridis, Suprême commandeur de l’OTAN,
n’a donc pas porté le sujet devant le
Conseil atlantique. Il a organisé une
réunion secrète à Naples où seuls les
États les plus déterminés ont été
conviés. Selon nos informations, la
France y était représentée par Alain
Juppé [13].
C’est donc à l’insu de certains alliés
que la décision a été prise. En
définitive, l’OTAN a conquis Tripoli en
une semaine, le commandant militaire de
la capitale, le général Albarrani Shkal,
ayant démobilisé ses hommes et offert la
ville à l’envahisseur pour quelques
millions de dollars. Les drones et les
hélicoptères de combat ont facilement
massacré les dizaines de milliers
d’habitants, qui pensaient pouvoir
défendre leur patrie armés de
kalachnikovs. L’OTAN qui était
prétendument venue protéger les civils a
tué au total 160 000 personnes, sans
avoir officiellement subi la moindre
perte..
À Chicago, les chefs d’État et de
gouvernement ont pu discuter des
problèmes capacitaires de cette guerre,
mais ni du coup de force du Suprême
commandeur, ni du résultat politique qui
a suivi avec l’anéantissement de l’État
libyen et l’installation au pouvoir des
Frères musulmans et d’Al Qaida.
On a également limité les discussions
à propos de la Syrie. Les communicants
qui avaient utilisé du même prétexte
pour viser Damas et Tripoli (le «
printemps arabe »), ont une explication
toute faite pour expliquer la dérobade :
une intervention militaire
internationale favoriserait une guerre
civile. C’est évidemment plus classieux
que de reconnaître le renversement du
rapport de force. La Russie a déployé en
Syrie le système de défense
anti-aérienne le plus performant du
monde. Il n’est pas de nature à empêcher
un bombardement du pays, mais peut
infliger des pertes très sévères aux
aéronefs de l’OTAN. L’enjeu n’en vaut
pas la chandelle. Aussi peut-on lire
dans la Déclaration finale du sommet une
banalité qui ne valait pas de réunir 60
chefs d’État et de gouvernement : «
Nous suivons l’évolution de la crise
syrienne avec une préoccupation
croissante et nous soutenons fermement
les efforts que déploient l’ONU et la
Ligue des États arabes, et notamment la
mise en œuvre intégrale du plan Annan en
six points » [14].
[1]
«
Ce que vous
ignorez sur le Groupe de Bilderberg
», par Thierry Meyssan,
Réseau
Voltaire/Komsomolskaïa Pravda,
9 avril 2011.
[2]
«
La NED, vitrine
légale de la CIA
», par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire/Odnako,
6 octobre 2010.
[3]
«
Massive anti-NATO
protests in Chicago
», Voltaire
Network, 21
mai 2012.
[4]
«
The Empire Holds
Its War Council in Chicago
», by Glen Ford,
Voltaire Network,
18 mai 2012.
[5]
L’Effroyable
imposture,
par Thierry Meyssan, 2002.
[6]
«
Déclaration du
Sommet de l’OTAN à Chicago concernant
l’Afghanistan
», Réseau
Voltaire,
21 mai 2012.
[7]
«
Aube rouge sang à
Kaboul
», par Manlio Dinucci,
Réseau Voltaire,
9 mai 2012.
[8]
«
Les gros bras
Gates et Rasmussen tentent un nouvelle
extorsion de fonds
», par Lucille Baume,
Réseau Voltaire,
16 juin 2011.
[9]
«
Quel est le prix
de la « défense intelligente » de l’Otan
? »,
par Manlio Dinucci, Tommaso di
Francesco,
Réseau Voltaire,
21 mai 2012.
[10]
«
Déclaration du
sommet sur les capacités de défense pour
les forces de l’OTAN à l’horizon 2020
», Réseau
Voltaire,
20 mai 2012.
[11]
Signé en 1955, le Pacte de Bagdad était
un complément de l’OTAN réunissant
l’Irak du roi Fayçal II, la Turquie
d’Adnan Menderes, le Pakistan du
gouverneur général Malik Ghulam Muhammad
et l’Iran du Shah, sous la houlette des
Anglo-Saxons.
[12]
«
Revue de la
posture de dissuasion et de défense de
l’OTAN
», Réseau
Voltaire,
20 mai 2012.
[13]
Ce point a été formellement démenti par
son secrétariat, selon lequel le
ministre était en vacances à cette date.
[14]
«
Déclaration du
Sommet de l’OTAN à Chicago
», Réseau
Voltaire,
20 mai 2012.
Thierry
Meyssan, Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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