Moyen-Orient
Libye: Washington
prépare sa revanche
Thierry Meyssan
Jeffrey Feltman conduit la
délégation US aux négociations secrètes
de Tunis
Dimanche 21 juillet 2011
Les négociations s’accélèrent
entre la Libye et les États-Unis
pour convenir d’un cessez-le-feu
qui permettrait à l’OTAN de
sauver la face. Mais loin
d’abandonner son ambition de
remodelage de l’Afrique du Nord,
l’administration Obama prépare
déjà une seconde manche,
rapporte Thierry Meyssan depuis
Tripoli.
Comme
je l’expliquais à
contre-courant dans ces
colonnes, l’OTAN a perdu
politiquement la guerre de
Libye, le 1er juillet,
lorsque 1 700 000 Libyens
sont descendus dans les rues
de Tripoli pour conspuer
l’Alliance et faire bloc
derrière Mouammar Kadhafi [1].
Restait à
tirer les conséquences de
cette défaite. C’est ce que
Washington a rapidement
fait, sans juger utile
d’informer ses alliés de la
rapidité de son revirement,
ni de sa nouvelle stratégie.
Voler les avoirs et préparer
le pillage
En
premier lieu, la
Maison-Blanche a décidé de
voler tout ce qui peut
l’être parmi les avoirs
libyens, histoire de ne pas
avoir engagé des frais pour
rien. Hillary Clinton a été
informée de cette décision
alors qu’elle était à bord
de son avion en route pour
Istanbul. Elle n’a pas eu
son mot à dire, juste à
obéir.
Notez que
les Turcs et les Français
ont été logés à la même
enseigne que la secrétaire
d’État. Ils étaient arrivés
avec leurs propres
propositions qu’ils ont du
ranger au vestiaire, sans
même être autorisés à les
exposer.
Le sommet
a été réduit à une chambre
d’enregistrement. Les
membres du Groupe de contact
ont été informés de la
décision de la
Maison-Blanche de faire
recenser les avoirs libyens
et de les faire basculer
dans l’escarcelle du Conseil
national de transition
libyen. Cela s’applique
aussi bien aux avoirs
financiers, qu’à
l’autorisation d’émettre sur
le satellite Nilesat, ou
encore à l’exploitation
pétrolière dans la zone
contrôlée par l’Alliance.
Pour réaliser cette
spoliation, les membres du
Groupe de contact qui ne
l’avaient pas encore fait
ont été priés de reconnaître
le CNT comme seul
représentant du peuple
libyen en lieu et place de
la Jamahiriya Arabe
Libyenne [2].
Ils ont été informés que
l’opération était supervisée
par le Libyan Information
Exchange Mechanism
(LIEM), dont on leur avait
annoncé laconiquement
« l’activation » lors de la
réunion précédente (Abou
Dhadbi, 9 juin).
Cependant, aucune
information n’a été fournie
à propos du statut juridique
du Conseil national de
transition ou du LIEM. Tout
laisse à penser que la
Maison-Blanche est en train
de construire un dispositif
comparable à celui qui avait
si bien fonctionné en Irak [3]
À Bagdad,
Washington avait d’abord
installé le Bureau de
reconstruction et
d’assistance humanitaire (Office
of Reconstruction and
Humanitarian Assistance
– ORHA), dirigé par le
général Jay Garner. On
apprit ultérieurement que
l’OHRA avait été créé par
une directive présidentielle
secrète signée avant même
que l’on débatte de la
guerre au Conseil de
sécurité. Contrairement à ce
que son intitulé pouvait
laisser penser, cet
organisme était rattaché au
Pentagone.
Selon
toute vraisemblance, il en
va de même pour le LIEM,
même si —officiellement— son
administrateur est un
Italien.
À Bagdad,
l’ORHA fut rapidement
absorbé par l’Autorité
provisoire de la Coalition (Coalition
Provisory Authority -
CPA), dirigée par L. Paul
Bremer III, qui exerça tous
les pouvoirs durant un an.
J’ai montré que la CPA
n’était pas une entité de
droit international, ni de
droit états-unien, mais une
société privée. Toutefois,
on ignore toujours
aujourd’hui où elle était
enregistrée et qui en était
les actionnaires. La seule
chose établie est que la CPA
se livra à un pillage
systématique du pays et ne
se retira qu’après voir
contraint le futur
gouvernement irakien à
valider une série de lois
asymétriques qui
garantissent aux
multinationales le droit
d’exploiter durement le pays
pour 99 ans.
Sans
surprise, on peut donc
s’attendre à ce que, une
fois un cessez-le-feu entré
en vigueur, le LIEM sera
absorbé à Benghazi par une
sorte de CPA.
Négocier
une sortie militaire
Deuxièmement, immédiatement
après le sommet, Washington
a ouvert des négociations
directes avec Tripoli.
Celles-ci se déroulent à
Tunis. La délégation US est
conduite par l’assistant de
la secrétaire d’État pour le
Proche-Orient, Jeffrey
Feltman.
Dans le
vocabulaire impérial,
Proche-Orient (Near East)
désigne tous les États
arabes d’Afrique du Nord, du
Levant et du Golfe, plus
Israël. Et le titre
d’assistant de la secrétaire
d’État désigne un proconsul.
Ainsi Jeffrey Feltman a t-il
l’habitude de recevoir ses
visiteurs à Washington en
déplaçant sa main d’un geste
ample sur une carte murale
du « Proche-Orient »
et en expliquant pour se
présenter : « Ceci est ma
juridiction ».
En
ouvrant des négociations
directes, Washington ferme
le canal de tractations
ouvert avec Paris. Depuis le
début du conflit armé, le
colonel Kadhafi discute en
permanence avec le président
Nicolas Sarkozy et son
ministre Alain Juppé. Il a
déjà élaboré avec eux
plusieurs plans de sortie de
crise ; chacun accompagné de
mirifiques promesses de
dessous de table, mais
chacun censuré par la
Maison-Blanche.
En début
de réunion Jeffrey Feltman
s’est exprimé comme s’il
venait poser un ultimatum et
non comme s’il engageait un
processus diplomatique.
C’est le comportement
habituel d’un proconsul,
mais il n’a pas besoin de
forcer sa nature pour se
montrer arrogant et cassant,
c’est sa manière d’être
depuis que son épouse, une
brillante historienne de
l’art, l’a plaqué.
Une fois
terminé son numéro de
dominateur, le petit Jeffrey
Feltman se fait rapidement
plus conciliant. En
définitive, Washington admet
avoir perdu la partie et
feint de renoncer à ses
ambitions locales. La
Maison-Blanche se
contenterait d’un
cessez-le-feu où l’OTAN ne
contrôlerait pas la
Cyrénaïque dans son
ensemble, mais simplement
trois enclaves, dont
Benghazi (mais probablement
pas Misrata). L’OTAN
céderait sa place à une
force de paix des Nations
Unies.
En terme
de calendrier, le Ramadan
(cette année du 1er au 29
août) serait une occasion
pour interrompre les
bombardements et pour
effectuer cette transition.
Seules
conditions de Washington :
se montrer généreux en
matière de concessions
pétrolières et gazières, et
organiser la retraite
anticipée du « Guide ».
Vu du côté libyen, la
première exigence peut se
discuter, mais la seconde
est un affront, Mouammar
Kadhafi étant devenu au fil
de cette guerre le symbole
de l’unité et de la
résistance à « l’agression
croisée ». La délégation
ressent cette exigence comme
une humiliation.
En guise
de réponse, un Libyen dont
le frère est mort au combat,
vient de vendre son
exploitation agricole pour
financer l’érection sur la
Place verte de Tripoli d’un
gigantesque portait du héros
national, vendredi 21
juillet.
Préparer une seconde manche Troisièmement, ce repli de
l’OTAN ne vaut pas abandon
définitif des ambitions de
Washington. D’ores et déjà
une nouvelle manche se
prépare. Une fois le
cessez-le-feu entré en
vigueur, les États-Unis
entendent déployer une
intense activité secrète
pour renverser la donne
politique. Se basant
sur une analyse britannique
incomplète, Washington avait
cru que les tribus hostiles
à Mouammar Kadhafi se
rallieraient au Conseil
national de transition. Les
experts du Conseil national
de sécurité furent surpris
de les voir au contraire se
réconcilier avec le « Guide »
et le rejoindre pour
combattre l’ingérence
étrangère. Il conviendra
donc, durant la trêve, de
nouer des contacts directs
et de les convaincre de
choisir le camp occidental
si une nouvelle occasion se
présentait.
D’autre
part, sous couvert
d’opérations humanitaires
entreprises par des
organisations prétendument
« non gouvernementales »
ou par des États de l’OTAN
n’ayant pas participé aux
opérations militaires, la
CIA et le Pentagone
entendent déployer des
agents de déstabilisation.
D’ores et déjà, on discute
couloirs humanitaires,
avions, équipes d’assistance
etc. qui seront autant de
couvertures pour des actions
secrètes. L’idée est
détourner le processus de
réforme que Saif el-Islam
el-Kadhafi avait initié
avant la guerre pour
fomenter une révolution
colorée. Celle-ci pourrait
suffire à prendre le
pouvoir. Et dans le cas où
elle échouerait, elle
fournirait le prétexte à la
reprise des opérations
militaires.
Quoi
qu’il en soit, Washington
refuse de s’en tenir à la
situation actuelle et
prépare sa revanche. En
faisant bloc, le peuple
libyen l’a tenu en échec.
Pour vaincre, l’Empire devra
d’abord le diviser.
[1]
« L’OTAN
face à l’ingratitude des Libyens »,
Réseau Voltaire, 11 juillet 2011.
[2]
« Fourth
Meeting of the Libya Contact Group
Chair’s Statement », Voltaire
Network, 15 juillet 2011.
[3]
« Qui
gouverne l’Irak ? », par Thierry
Meyssan. Conférence de soutien à la
Résistance irakienne et Réseau
Voltaire, 13 mai 2004.
Thierry Meyssan,
intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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