Moyen-Orient
Washington
planifie une occupation prolongée d'une
partie de la Libye
Thierry Meyssan
Vu de Washington,
l’ex-ambassadeur des Etats-Unis à
Tripoli,
Gene A. Cretz sera le « gouverneur de la
Libye libre »
Tripoli, le 20
août 2011
Alors que les télévisions
atlantistes annoncent la chute
imminente de Mouammar Kadhafi,
Thierry Meyssan —présent à
Tripoli— dénonce une
intoxication. Selon lui, la
guerre est autant psychologique
que militaire. Les mensonges de
la propagande visent à provoquer
l’implosion de l’État libyen,
l’objectif final n’étant plus de
gouverner le pays, mais au
contraire d’y installer le
« chaos constructeur » au
détriment de la population
civile, afin de débuter le
« remodelage de l’Afrique du
Nord ».
On a pu observer
au cours des derniers jours un
changement tactique important de
l’OTAN. En plusieurs zones loyales
au gouvernement, l’Alliance a
bombardé des checkpoints, créant de
la confusion, pour larguer un peu
plus loin des armes à des cellules
rebelles dormantes, ou à des
commandos de Forces spéciales
infiltrés.
Ces opérations ont échoué, et les
armes —derniers modèles— ont été
récupérées par l’armée libyenne.
Mais à n’en pas douter, l’OTAN
perfectionnera sa méthode et
parviendra ultérieurement à la
mettre en œuvre.
Cette innovation tactique montre
qu’il ne s’agit plus de favoriser un
soulèvement populaire contre « le
régime de Kadhafi », mais
d’inciter à la guerre civile.
Ne croyez pas un mot de ce que
vous disent les télévisions
satellitaires de la Coalition. À
titre d’exemple, au moment où
j’écris ces lignes [samedi 20 août
après-midi], elles viennent
d’annoncer qu’une unité de l’armée
s’est mutinée et a pris le contrôle
de l’aéroport ; que l’on se bat dans
la capitale et que des chars ont été
déployés. C’est de la pure
invention. Prenez plutôt comme
source d’information les télévisions
satellitaires d’États ne participant
pas au conflit : la chaîne
latino-américaine TeleSur ou la
chaîne iranienne PressTV qui, depuis
le départ de Russia Today, sont les
seules sur place à rendre compte
objectivement des événements.
La propagande atlantiste nous
assure, à longueur de journée, que
les rebelles progressent, qu’ils ont
pris tel ou tel village « stratégique »,
et que « les jours de Kadhafi
sont comptés ». Combien de fois
nous ont-ils annoncé que Kadhafi
avait fuit au Venezuela ou s’était
suicidé ?
Dernier avatar de cette guerre
psychologique l’annonce faite par
l’Organisation internationale pour
les migrations (OIM) de la nécessité
d’évacuer au plus vite 600 000
travailleurs étrangers avant
l’inévitable bain de sang ; une
déclaration sans fondement, destinée
à semer la panique. L’OIM ne ressort
pas des agences des Nations Unies.
Elle est dirigée par l’ambassadeur
US William Lacy Swing, tristement
célèbre en Haïti.
En réalité, l’OTAN a pris acte de
son enlisement et ne vise plus une
solution militaire classique. Sa
tactique est désormais conçue pour
appuyer une action politique
souterraine visant à provoquer une
dislocation de l’État.
L’idée est que les Libyens prêts
à soutenir le CNT se comptent en
dizaines ou en centaines de
milliers, tandis que ceux qui
soutiennent le gouvernement se
comptent par millions. Dès lors, il
est illusoire de penser que les « rebelles »
pourront contrôler le pays à court
ou moyen terme.
Contrairement à une idée
répandue, ce ne sont pas tant les
rebelles qui se battent contre
l’armée libyenne et ses réservistes,
c’est l’OTAN. Le schéma est
désormais bien rôdé : des
hélicoptères Apache investissent une
localité en mitraillant tout ce qui
bouge. La population fuit et l’armée
se retire. Les « rebelles »
investissent alors la bourgade. Ils
hissent le drapeau monarchiste
devant les caméras de CNN et
consorts. Ils se font photographier
en faisant le V de la victoire, puis
pillent les maisons abandonnées.
Lorsque l’OTAN se retire, l’armée
libyenne revient et les « rebelles »
s’enfuient, laissant derrière eux
une ville dévastée. Chaque jour le
CNT clame donc avoir pris une
localité qu’il perd le lendemain. Au
moment où j’écris ces lignes,
l’armée libyenne a repris le
contrôle de Zwaya et de sa
raffinerie, de Brega et de
raffinerie, et surtout de presque
toute la ville de Misrata. La seule
localité importante tenue par les « rebelles »
est Benghazi. Ailleurs, ils
n’étaient que de passage avec leur
cohorte de journalistes embarqués.
Avec l’aide de l’OTAN, les rebelles
peuvent pénétrer n’importe où, mais
sans l’aide de la population, ils
parviennent à se maintenir nulle
part.
Réunis à Washington le 25 juillet
au Center for Strategic &
International Studies (CSIS), les
meilleurs experts états-uniens sont
arrivés à la conclusion qu’il n’y a
aucun moyen de prendre Tripoli, en
tous cas pas avant deux ou trois
ans. Il est par contre possible,
comme l’anticipe Daniel Serwer dans
une note du Council of Foreign
Relations (CFR) de provoquer une
implosion du régime. Il s’en
suivrait que les zones rurales, dont
l’organisation sociale est de nature
tribale, sombreraient instantanément
dans un chaos plus proche de
l’exemple somalien que de l’exemple
irakien. Certaines zones urbaines,
principalement Tripoli qui abrite le
quart de la population libyenne,
dont l’organisation sociale est plus
familiale et individuelle,
resteraient à la fois loyales au
gouvernement et stables.
D’ores et déjà il a été décidé
que le pitoyable Conseil national de
transition serait maintenu pour la
forme, mais dessaisi de ses
prérogatives, qu’au demeurant il n’a
jamais exercées. L’ambassadeur Gene
A. Cretz serait nommé « gouverneur
de la Libye libre » (sic), comme
le général Jay Gardner l’avait été
en Irak. Cretz a constitué son
équipe et se tient prêt à tout
moment à débarquer.
Après avoir tenté un coup d’État
en octobre, inventé un alibi
humanitaire pour conquérir le pays
en février, puis avoir envisagé la
partition de la Libye sur le modèle
kosovar en juin, et s’être lancé
début août dans une campagne pour
faire souffrir la population jusqu’à
se qu’elle se révolte, l’OTAN glisse
insensiblement vers le « chaos
constructeur », cher aux
Straussiens [1]
qui ont précisément voulu cette
guerre pour étendre à l’Afrique du
Nord le « remodelage » qu’ils
ont commencé au Proche-Orient. Dans
un tel cas, le maintien de Mouammar
Kadhafi à Tripoli serait une aubaine
pour créer un conflit régional
généralisé entre arabes et « autochtones »
(Berbères etc.). En effet, à la
différence du Proche-Orient,
l’Afrique du Nord ne se prête pas à
un conflit sectaire sunnite/chiite.
Le chaos libyen serait
progressivement étendu à l’ensemble
de l’Afrique du Nord (sauf l’Égypte)
en installant la terreur d’Al Qaida
au Maghreb Islamique.
Il va de soi que le chaos en
Libye aurait des conséquences
catastrophiques pour tous les pays
de la Méditerranée, et en premier
chef pour l’Italie et la France qui
s’en trouveraient profondément et
durablement déstabilisés. L’Europe
serait privée d’importantes
fournitures de gaz et de pétrole, et
devrait simultanément faire face à
un afflux massif de réfugiés. Dans
cette perspective, le CFR recommande
d’envisager une occupation militaire
durable, seule apte à stabiliser le
pays. Cependant, il est peu probable
que l’administration Obama puisse
—en pleine campagne électorale—
financer un vaste déploiement de
troupes au sol, face à une opinion
publique intérieure qui exige des
économies. Le CFR préconise donc que
Washington transfère cette charge
sur les Nations Unies et l’Union
européenne.
Si l’on suit cette logique,
Washington et d’autres ne manqueront
pas d’invoquer les responsabilités
post-conflit déterminées par la
Convention de Genève pour imposer ce
fardeau au couple franco-britannique
qui a pris le leadership médiatique
de la guerre.
De son côté, l’émir Hamad bin
Khalifa Al Thani a envoyé un
émissaire en Tunisie pour tenter une
OPA. L’ex-Premier ministre français,
désormais employé du Qatar, Maître
Dominique de Villepin, était mandaté
pour acheter la trahison des
Kadhafi. Il n’a pas eu le succès
escompté. Contrairement à une idée
reçue à Doha et à Paris, certaines
personnes ne sont pas à vendre.
Quoi qu’il en soit, la suite des
événements s’apparentera
probablement à un coup tordu :
l’émir de Qatar est en train de
faire construire à Doha des décors
en carton pâte représentant Bab el-Azizia
(la place sur laquelle se trouvait
l’ancien palais de Mouammar Kadhafi)
et la Place verte (la place centrale
de Tripoli où le « Guide »
prononce ses discours). À n’en pas
douter, les prochaines images
exclusives d’Al-Jazeera ne
manqueront pas de créer une réalité
virtuelle qui fera, à sa manière,
partie de l’Histoire.
[1]
Les Straussiens sont les disciples du
philosophe Leo Strauss.
Thierry Meyssan,
intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Article sous licence creative commons
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