Opinion
Le plan de
déstabilisation de la Syrie
Thierry Meyssan
Le
ministre français des Affaires
étrangères Alain Juppé
et son homologue états-unienne Hillary
Clinton, le 6 juin à Washington.
© Département d’État.
Mardi 14 juin 2011
Les opérations conduites
contre la Libye et la Syrie
mobilisent les mêmes acteurs et
les mêmes stratégies. Mais leurs
résultats sont très différents
car ces Etats ne sont pas
comparables. Thierry Meyssan
analyse ce demi-échec des forces
coloniales et
contre-révolutionaires et
pronostique un nouveau
retournement de balancier dans
le monde arabe.
La tentative de
renversement du gouvernement syrien
ressemble par bien des points à ce
qui a été entrepris en Libye,
cependant les résultats sont forts
différents en raison de
particularités sociales et
politiques. Le projet de casser
simultanément ces deux États avait
été énoncé le 6 mai 2002 par John
Bolton alors qu’il était
sous-secrétaire d’État de
l’administration Bush, sa mise en
œuvre par l’administration Obama 9
ans plus tard, dans le contexte du
réveil arabe, ne va pas sans
problèmes.
Comme en Libye, le plan de départ
visait à susciter un coup d’État
militaire, mais il s’est vite avéré
impossible faute de trouver les
officiers nécessaires. Selon nos
informations, un plan identique
avait également été envisagé pour le
Liban. En Libye, le complot avait
été éventé et le colonel Kadhafi
avait fait arrêter le colonel
Abdallah Gehani [1].
Dans tous les cas, le plan originel
a été revu dans le contexte
inattendu du « printemps arabe ».
L’action militaire
L’idée principale était alors de
provoquer des troubles dans une zone
très délimitée et d’y proclamer un
émirat islamique qui puisse servir
de base au démantèlement du pays. Le
choix du district de Daraa
s’explique parce qu’il est
frontalier de la Jordanie et du
Golan occupé par Israël. Il aurait
été ainsi possible d’approvisionner
les sécessionnistes.
Un incident a été créé
artificiellement en demandant à des
lycéens de se livrer à des
provocations. Il a fonctionné au
delà de toutes espérances compte
tenu de la brutalité et de la bêtise
du gouverneur et du chef de la
police locale. Lorsque des
manifestations ont débuté, des
francs-tireurs ont été placés sur
les toits pour tuer au hasard à la
fois dans la foule et parmi les
forces de l’ordre ; un scénario
identique à celui utilisé à Benghazi
pour susciter la révolte.
D’autres affrontements ont été
planifiés, chaque fois dans des
districts frontaliers pour garantir
une base arrière, d’abord à la
frontière du Nord du Liban, puis à
celle de la Turquie.
Les combats ont été menés par des
unités de petite taille, composés
souvent d’une quarantaine d’hommes,
mêlant des individus recrutés sur
place et un encadrement de
mercenaires étrangers issus des
réseaux du prince saoudien Bandar
bin Sultan. Bandar lui-même est venu
en Jordanie, où il a supervisé le
début des opérations en relation
avec des officiers de la CIA et du
Mossad.
Mais la Syrie n’est pas la Libye
et le résultat y a été inverse. En
effet, alors que la Libye est un
État créé par les puissances
coloniales en mariant de force la
Tripolitaine, la Cyrénaïque et le
Fezzam, la Syrie est une nation
historique qui a été réduite à sa
plus simple expression par ces mêmes
puissances coloniales. La Libye est
donc spontanément en proie à des
forces centrifuges, tandis qu’au
contraire la Syrie attire des forces
centripètes qui espèrent
reconstituer la Grande Syrie
(laquelle comprend la Jordanie, la
Palestine occupée, le Liban, Chypre,
et une partie de l’Irak). La
population de l’actuelle Syrie ne
peut que s’opposer aux projets de
partition.
Par ailleurs, on peut comparer
l’autorité du colonel Kadhafi et
celle d’Hafez el- Assad (le père de
Bachar). Ils sont arrivés au pouvoir
dans la même période et ont usé de
leur intelligence et de la brutalité
pour s’imposer. Au contraire, Bachar
el-Assad n’a pas pris le pouvoir, et
n’envisageait pas non plus d’en
hériter. Il a accepté cette charge à
la mort de son père parce que son
frère était décédé et que seule sa
légitimité familiale pouvait
prévenir une guerre de succession
entre les généraux de son père. Si
l’armée est venue le chercher à
Londres où il exerçait paisiblement
la profession ophtalmologue, c’est
son peuple qui l’a adoubé. Il est
incontestablement le leader
politique le plus populaire du
Proche-Orient. Jusqu’il y a deux
mois, il était aussi le seul qui se
déplaçait sans escorte, et ne
rechignait pas aux bains de foule.
L’opération militaire de
déstabilisation de la Syrie et la
campagne de propagande qui l’a
accompagnée ont été organisées par
une coalition d’États sous
coordination US, exactement comme
l’OTAN coordonne des États membres
ou non-membres de l’Alliance pour
bombarder et stigmatiser la Libye.
Comme indiqué plus haut, les
mercenaires ont été fournis par le
prince Bandar bin Sultan, qui a du
coup été contraint d’entreprendre
une tournée internationale jusqu’au
Pakistan et en Malaisie pour grossir
son armée personnelle déployée de
Manama à Tripoli. On peut citer
aussi à titre d’exemple
l’installation d’un centre de
télécommunication ad hoc dans
les locaux du ministère libanais des
Télécoms.
Loin de dresser la population
contre le « régime », ce bain
de sang a provoqué un sursaut
national autour du président Bachar
el-Assad. Les Syriens, conscients
qu’on chercher à les faire basculer
dans la guerre civile, ont fait
bloc. La totalité des manifestation
anti-gouvernementales a réuni entre
150 000 et 200 000 personnes sur une
population de 22 millions
d’habitants. Au contraire, les
manifestations pro-gouvernementales
ont rassemblé des foules comme le
pays n’en avait jamais connues.
Les autorités ont réagi aux
événements avec sang-froid. Le
président a enfin engagé les
réformes qu’il souhaitait
entreprendre depuis longtemps et que
la majorité de la population
freinait de peur qu’elles
n’occidentalisent la société. Le
parti Baas a accepté le
multipartisme pour ne pas sombrer
dans l’archaïsme. L’armée n’a pas
réprimé les manifestants
—contrairement à ce que prétendent
les médias occidentaux et saoudiens—
mais à combattu les groupes armés.
Malheureusement, ses officiers
supérieurs ayant été formés en URSS
n’ont pas fait preuve de ménagement
pour les civils pris entre deux
feux.
La guerre
économique
La stratégie occidentalo-saoudienne
a alors évolué. Washington se
rendant compte que l’action
militaire ne parviendrait pas à
plonger à court terme le pays dans
le chaos, il a été décidé d’agir sur
la société à moyen terme. L’idée est
que la politique du gouvernement al-Assad
était en train de créer une classe
moyenne (seule garantie effective de
démocratie) et qu’il est possible de
retourner cette classe moyenne
contre lui. Pour cela, il faut
provoquer un effondrement économique
du pays.
Or, la principale ressource de la
Syrie est son pétrole, même si sa
production n’est pas comparable en
volume à celle de ses riches
voisins. Pour le commercialiser, il
a besoin de disposer d’assets
dans les banques occidentales qui
servent de garanties durant les
transactions. Il suffit de geler ces
avoirs pour tuer le pays. Il
convient donc de noircir l’image de
la Syrie pour faire admettre aux
populations occidentales des « sanctions
contre le régime ».
En principe, le gel d’avoirs
nécessite une résolution du Conseil
de sécurité des Nations Unies, mais
celle-ci est improbable. La Chine
qui a déjà été contrainte de
renoncer à son droit de veto lors de
l’attaque de la Libye sous peine de
perdre son accès au pétrole saoudien
ne pourrait probablement pas s’y
opposer. Mais la Russie pourrait le
faire, faute de quoi en perdant sa
base navale en Méditerranée elle
verrait sa flotte de Mer Noire
étouffer derrière les Dardanelles.
Pour l’intimider, le Pentagone a
déployé le croiseur USS Monterrey en
Mer Noire, histoire de montrer que
de toute manière les ambitions
navales russes sont irréalistes.
Quoi qu’il en soit,
l’administration Obama peut
ressusciter le Syrian
Accountablity Act de 2003 pour
geler les avoirs syriens sans
attendre une résolution de l’ONU et
sans requérir un vote du Congrès.
L’histoire récente a montré,
notamment à propos de Cuba et de
l’Iran, que Washington peut aisément
convaincre ses alliés européens de
s’aligner sur les sanctions qu’il
prend unilatéralement.
C’est pourquoi aujourd’hui le
vrai enjeu se déplace du champ de
bataille vers les médias. L’opinion
publique occidentale prend d’autant
plus facilement des vessies pour des
lanternes qu’elle ne connaît pas
grand-chose de la Syrie et qu’elle
croit à la magie des nouvelles
technologies.
La guerre
médiatique
En premier lieu, la campagne de
propagande focalise l’attention du
public sur les crimes imputés au « régime »
pour éviter toute question à propos
de cette nouvelle opposition. Ces
groupes armés n’ont en effet rien de
commun avec les intellectuels
contestataires qui rédigèrent la
Déclaration de Damas. Ils
viennent des milieux extrémistes
religieux sunnites. Ces fanatiques
récuse le pluralisme religieux du
Levant et rêvent d’un État qui leur
ressemble. Ils ne combattent pas le
président Bachar el-Assad parce
qu’ils le trouvent trop autoritaire,
mais parce qu’il est alaouite,
c’est-à-dire à leurs yeux hérétique.
Dès lors, la propagande anti-Bachar
est basée sur une inversion de la
réalité.
À titre d’exemple divertissant,
on retiendra la cas du blog « Gay
Girl in Damascus » créé en
février 2011. Ce site internet édité
en anglais par la jeune Amina est
devenu une source pour beaucoup de
médias atlantistes. L’auteure y
décrivait la difficulté pour une
jeune lesbienne de vivre sous la
dictature de Bachar et la terrible
répression de la révolution en
cours. Femme et gay, elle jouissait
de la sympathie protectrice des
internautes occidentaux qui se
mobilisèrent lorsqu’on annonça son
arrestation par les services secrets
du « régime ».
Toutefois, il s’avéra qu’Amina
n’existait pas. Piégé par son
adresse IP, un « étudiant »
états-unien de 40 ans Tom McMaster
était le véritable auteur de cette
mascarade. Ce propagandiste, censé
préparer un doctorat en Écosse,
était présent lors du congrès de
l’opposition pro-occidentale en
Turquie qui appela à une
intervention de l’OTAN. Et il n’y
était évidemment pas en qualité
d’étudiant [2].
Le plus surprenant dans
l’histoire n’est pas la naïveté des
internautes qui ont cru aux
mensonges de la pseudo-Amina, mais
la mobilisation des défenseurs des
libertés pour défendre ceux qui les
combattent. Dans la Syrie laïque, la
vie privée est sanctuarisée.
L’homosexualité, interdite dans les
textes, n’est pas réprimée. Elle
peut être difficile à vivre au sein
de la famille, mais pas dans la
société. Par contre, ceux que les
médias occidentaux présentent comme
des révolutionnaires et que nous
considérons au contraire comme des
contre-révolutionnaires sont, eux,
violemment homophobes. Ils se
proposent même d’instaurer des
châtiments corporels, voire pour
certains la peine de mort, pour
punir ce « vice ».
Ce principe d’inversion est
appliqué à grande échelle. On se
souvient des rapports des Nations
Unies sur la crise humanitaire en
Libye : des dizaines de milliers de
travailleurs immigrés fuyant le pays
pour échapper aux violences. Les
médias atlantistes en avaient conclu
que le « régime » de Kadhafi
doit être renversé et qu’il faut
soutenir les insurgés de Benghazi.
Or, ce n’est pas le gouvernement de
Tripoli qui était responsable de ce
drame, mais les soi-disant
révolutionnaires de Cyrénaïque qui
faisaient la chasse aux Noirs.
Animés par une idéologie raciste,
ils les accusaient d’être tous au
service du colonel Kadhafi et en
lynchaient quand ils en attrapaient
un.
En Syrie, les images des groupes
armés postés sur les toits qui
tirent au hasard à la fois dans la
foule et sur les forces de l’ordre
sont diffusées par les télévisions
nationales. Mais ces mêmes images
sont reprises par les chaînes
occidentales et saoudienne pour
attribuer ces crimes au gouvernement
de Damas.
En définitive le plan de
déstabilisation de la Syrie
fonctionne imparfaitement. Il a
convaincu l’opinion publique
occidentale que ce pays est une
terrible dictature, mais il a soudé
l’immense majorité de la population
derrière son gouvernement.
Finalement cela pourrait devenir
dangereux pour les concepteurs du
plan, notamment pour Tel-Aviv. Nous
venons d’assister en janvier-février
2011 à une vague révolutionnaire
dans le monde arabe, suivie en
avril-mai d’une vague
contre-révolutionnaire. Le balancier
n’a pas terminé son mouvement.
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