Liban: la fuite en
avant des Etats-Unis
Thierry Meyssan
La Commission d’enquête onusienne
et le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) ont déjà falsifié une
expertise,
recruté et protégé de faux témoins, puis incarcéré
arbitrairement des innocents durant quatre ans. Ignorant les
preuves matérielles collectées sur la scène du crime et les
enregistrements des drones israéliens,
il refuse de mettre en
cause Israël, l’Allemagne et les USA et s’apprête à mettre en
accusation des responsables militaires du Hezbollah afin
d’ouvrir la voie à une nouvelle guerre US.
Moscou, le lundi 29 novembre 2010
Le Liban est à nouveau sans gouvernement. Selon la presse
occidentale, le Hezbollah exerce un chantage pour ne pas avoir à
répondre de sa culpabilité dans l’assassinat de Rafik el-Hariri.
En réalité, observe Thierry Meyssan, l’opposition libanaise (qui
représente la majorité populaire mais est minoritaire à
l’Assemblée) vient de faire échec à la machine infernale mise en
place par Washington en vue de provoquer une confrontation
générale au Proche-Orient.
Alors que le Premier ministre libanais Saad al-Hariri était
reçu à la Maison-Blanche par le président des Etats-Unis Barack
Obama, mercredi 12 janvier 2011, 11 ministres libanais ont donné
leur démission et fait chuter leur gouvernement. Plus qu’à
M. Hariri, ce camouflet était ostensiblement destiné à M. Obama.
Le remodelage du Moyen-Orient élargi
Pour comprendre ce qui se passe, il convient d’abord de
resituer ce coup de théâtre dans le contexte général de la
résistance proche-orientale au projet états-unien de remodelage
de la région.
Lorsque, le 11-Septembre 2001, les Etats-Unis ont attribué
les attentats dont ils faisaient l’objet à un groupuscule
islamiste terré dans une grotte afghane, ils ont déclaré la
« guerre des civilisations ». Contraiement à ce que
préconisaient des stratèges comme Zbignew Brzezinski (favorable
à une instrumentation des musulmans contre la Russie et la
Chine) et certaines firmes pétrolières (favorables à un
investissement militaire massif en Afrique et dans les Caraïbes
pour contrôler les champs pétroliers du XXIe siècle), les
Straussiens ont imposé le monde musulman comme cible. En effet,
de leur point de vue, la seule « menace révolutionnaire »
capable de se propager dans le monde et de porter atteinte à
l’impérialisme global est une résurgence de la révolution
khomeiniste.
Washington a donc décidé de prendre l’Iran en tenaille en
positionnant ses troupes en Afghanistan et en Irak. Puis, de
détruire les alliés militaires de Téhéran : la Syrie et le
Hezbollah libanais. Enfin, de raser l’Iran et ses 70 millions
d’habitants. Toute résistance ayant été anéantie, les Etats de
région auraient été démantelés et redessinés sur une base
ethnique, tandis que la Pax Americana aurait triomphé.
Cependant ce plan grandiose, à peine initié, a échoué. La
plus grande armée du monde a été incapable de contrôler
l’Afghanistan et l’Irak occupés. Puis, l’assassinat de l’ancien
Premier ministre libanais Rafik al-Hariri et la révolution
colorée du Cèdre ne sont pas parvenus à provoquer la guerre avec
la Syrie, Damas ayant immédiatement retiré ses forces de
maintien de la paix stationnées au Liban depuis la fin de la
guerre civile.
Washington a alors sous-traité le problème à Tel-Aviv. A
l’été 2006, Israël a attaqué le Liban, rasé tout le Sud du pays
sous un tapis de bombes tel qu’on n’en avait pas vu dans depuis
la guerre du Vietnam, mais a échoué à détruire le Hezbollah et à
engager le combat avec la Syrie. Contre toute attente, c’est
l’inverse qui s’est produit : le Hezbollah a tenu en échec
l’armée la plus sophistiquée du monde et la Syrie n’a pas eu à
entrer en lice.
Mettant en oeuvre leur Plan B, les Etats-Unis ont eu
recours à la prétendue Justice internationale.
Le rôle du TSL dans la stratégie US
La Commission internationale d’enquête sur l’assassinat de
Rafik al-Hariri a reçu pour mission de mettre en accusation le
président syrien Bachar el-Assad, ouvrant ainsi la voie à la
guerre que le Pentagone aurait entrepris pour l’amener par la
force devant la Justice internationale.
La Commission d’enquête était dirigée par deux agents sûrs,
les Allemands Detlev Mehlis et Gerhard Lehman. Ils sont parvenus
à occulter le rôle de leur pays dans l’assassinat, mais ont
échoué à inculper le président el-Assad, les services secrets
syriens ayant démasqué les faux témoins fabriqués par l’ONU.
Passant au Plan C, Washington a abandonné l’idée de
détruire la Syrie préalablement à l’Iran et a recentré son
dispositif sur le cœur du système. Il a mis en place un Tribunal
spécial pour le Liban, cette fois chargé de mettre en accusation
le commandant de la Force Al-Quod (unité des Gardiens iraniens
de la Révolution qui forme les combattants anti-impérialistes au
Liban, en Palestine et ailleurs), le général Kassem Soleimani,
et le guide suprême de la Révolution islamique, l’ayatollah Ali
Khamenei. Cette accusation judiciaire devait être coordonnée
avec l’accusation politique de l’AIEA de fabrication secrète
d’une bombe atomique.
La présidence de ce Tribunal très spécial a été confiée à
l’Italien Antonio Cassese, jusque là conseiller juridique des
Moujahidines du Peuple, un groupe terroriste qui revendique
plusieurs milliers d’assassinats politiques en Iran pour le
compte des Etats-Unis.
Militant sioniste, le juge Antonio
Cassese (3ème en partant de la droite) est passé directement de
sa fonction de conseiller juridique des Moujahidines du Peuple à
celle de président du TSL (ici photographié en compagnie de
Maryam Rajavi lors d’une conférence au Parlement européen pour
la légalisation du groupe armé anti-khomeiniste).
La tactique du Tribunal très spécial et de son procureur
général était de mettre en accusation l’ancien chef militaire du
Hezbollah, Iman Mugniyeh (assassiné par le Mossad) et sa
famille, puis de mettre en cause leurs supérieurs hiérarchiques,
non pas au sein du Hezbollah, mais au sein de leur dispositif de
formation militaire : le général Soleimani et le guide suprême
Khamenei. Le Pentagone et Tsahal auraient alors attaqué un Iran
affaibli par des sanctions internationales, prétendument pour
amener les suspects devant la prétendue Justice onusienne.
Pour une raison purement technique, l’acte d’accusation
devait être publié avant la fin de l’exercice budgétaire 2010 du
Tribunal (en réalité avant la fin janvier 2011). Une conférence
de presse était prévue au siège du Tribunal à La Haye samedi 15
janvier. C’est ce calendrier qui a précipité la crise.
Réactions au TSL
Pour éviter la guerre programmée, la Syrie, l’Arabie
saoudite, le Qatar et l’Iran ont décidé de mettre leurs
différents en sourdine et de joindre leurs efforts pour faire
entendre raison à Washington. Il s’agissait de convaincre
l’administration Obama d’abandonner un plan conçu par sa faction
la plus extrémiste et de lui offrir une issue honorable.
Dans ce but, le président Bachar el-Assad, le roi Abdalllah
ben Abdelaziz Al Saoud, l’émir Hamad ibn-Khalifa al-Thani et le
président Mahmoud Ahmadinejad se sont succédés à Beyrouth.
Chacun d’entre eux a enjoint les partis et communautés sur
lesquels il exerce une influence d’asphyxier le Tribunal spécial
en ne renouvelant pas son budget et en retirant ses juges
libanais. Le TSL n’aurait pas été dissous. Il aurait survécu sur
le papier, mais serait tombé dans une profonde léthargie.
Las ! L’administration Obama a refusé la porte de sortie qui
lui était offerte. N’ayant à vrai dire aucun plan de rechange à
substituer à celui des Straussiens, le président états-unien a
envoyé sa secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, informer les
capitales concernées que le TSL irait jusqu’au bout de sa
mission. Toutefois, a t-elle laissé entendre, l’administration
Obama se contentera dans un premier temps d’isoler Téhéran et
ses alliés et n’envisage pas d’attaquer l’Iran à brève échéance.
Chacun est donc prié d’appliquer les sanctions onusiennes et de
se préparer à les renforcer.
La crise
A ce stade, on se frottait les mains à Washington, car le
camp de la paix était bloqué dans une impasse. Après que le
Spiegel et la télévision canadienne ait annoncé l’imminente
inculpation de la famille d’Imad Mugniyeh, toute action
politique du Hezbollah et de ses alliés contre le TSL serait
présentée comme un aveu de culpabilité. Pour retrouver sa marge
de manœuvre, sayyed Hassan Nasrallah décidait de publier des
images filmées par des drones israéliens, interceptées par son
organisation. Elles attestent qu’Israël a préparé l’attentat
contre Rafik al-Hariri. Cependant ces révélations furent
insuffisantes pour blanchir le Hezbollah car elles ne permettent
pas d’établir si c’est bien l’Etat hébreu qui a réalisé ou non
l’opération.
La publication par Odnako, l’hebdomadaire des élites
politiques russes, de notre enquête a modifié la donne. L’arme
nouvelle utilisée pour ce meurtre ayant été fabriquée par
l’Allemagne, ni le Hezbollah, ni l’Iran ne peuvent encore être
soupçonnés. Du coup, aux yeux de l’opinion publique
proche-orientale les choses s’inversent : le Hezbollah ne peut
plus être accusé de lutter contre le TSL pour fuir ses
responsabilités.
Convaincu par nos arguments et soutenu par le roi Abdallah
Ier, le Premier ministre Saad Hariri était prêt à négocier une
solution en faveur de la paix. Toutefois, l’hospitalisation du
roi aux Etats-Unis affaiblissait son autorité. Son demi-frère et
successeur désigné, le prince Sultan, et son neveu, le prince
Bandar, apparaissaient en capacité d’exercer rapidement le
pouvoir et d’imposer leur ligne pro-états-unienne. Saad Hariri
choisissait alors de prendre ses distances avec le monarque
saoudien et de s’aligner sur la position états-unienne.
Mardi 11 janvier à New York, le roi Abdallah renonçait à la
médiation qu’il avait entrepris avec son homologue syrien.
Immédiatement, la coalition du 8-Mars sommait Saad Hariri de
clarifier d’urgence la situation : elle l’enjoignait de retirer
les juges libanais, de refuser de continuer à financer le TSL et
à collaborer avec lui, enfin de poursuivre les faux témoins
devant la Justice libanaise. Dans la plus grande discrétion, les
services de sécurité de l’Etat (dépendant du Président de la
République, le général Michel Sleimane) étaient réorganisés.
Face à l’absence de réponse de Saad Hariri, les actions de ses
sociétés perdaient en quelques heures 9 % en Bourse.
Mercredi 12 janvier à Beyrouth, les 10 ministres de la
coalition du 8-Mars (dont seulement 2 sont membres du Hezbollah)
démissionnaient pendant la rencontre Hariri-Obama à Washington,
suivi d’un onzième ministre (proche du président Sleimane). Le
quorum n’étant plus réuni, le gouvernement était dissous.
Réunis à Rabieh, résidence du
général Michel Aoun, les 10 ministres de la coalition du 8-Mars
(incluant 2 ministres du Hezbollah) annoncent leur démission.
Y a t-il un Plan D ?
En toute logique, le Tribunal spécial devrait publier sous
peu, peut-être samedi, son acte d’accusation. Mais, il ne
devrait plus avoir de budget à la fin du mois et devrait donc,
soit devenir bénévole, soit cesser ses travaux.
En Occident, où la censure est totale sur les arguments de
l’opposition, l’opinion publique devrait croire à la culpabilité
du Hezbollah et à la volonté états-unienne de servir la Justice.
Mais au Proche-Orient, plus personne n’est dupe : les Etats-Unis
et Israël manipulent le TSL, ils masquent la vérité et
instrumentent le Tribunal pour justifier une guerre générale
dans la région. Ayant perdu sa légitimité, Washington ne peut
espérer aucun soutien au Proche-Orient, hormis de ses vassaux
stipendiés. Il faut donc passer au Plan D, Mais y en a
t-il un ?
« Majorité » et « minorité » au Liban
Les élections législatives de 2005 ont donné une
large victoire à la coalition du 14-Mars, réunie autour
de la famille Hariri (soutenue par les Etats-Unis,
l’Arabie saoudite et la France). Celle-ci a été depuis
lors qualifiée de « majorité ». Cependant, rapidement,
elle a perdu l’une de ses deux principales composantes,
le Courant patriotique libre (CPL) fondé par le général
chrétien Michel Aoun.
A contrario, la coalition du 8-Mars a été
qualifiée en 2005 de « minorité », mais n’a cessé de
s’étoffer depuis. Réunie autour du Hezbollah, elle est
soutenue par la Syrie, l’Iran et le Qatar.
Les élections législatives de 2009 ont donné lieu à
une vaste fraude : en violation du Code électoral
des dizaines de milliers de Libanais de la diaspora se
sont vu accorder des cartes d’électeurs. Un pont aérien
a été mis en place par la coalition du 14-Mars pour les
transporter gratuitement au Liban, obligeant à une
réorganisation complète de l’aéroport de Beyrouth. Cette
manipulation a profondément modifié un scrutin
réunissant au total 1,4 million d’électeurs seulement.
Malgré tout, la coalition du 14-Mars (la « majorité »)
n’a obtenu que 44,5 % des suffrages exprimés, tandis que
celle du 8-Mars (la « minorité ») obtenait 55,5 % des
voix. Cependant, grâce à un découpage électoral
violemment inéquitable, la coalition du 14-Mars a
conservé la majorité à l’Assemblée avec 72 sièges,
tandis que la majorité populaire restait minoritaire à
l’Assemblée avec 56 sièges.
La majorité parlementaire a élu le leader de la
coalition du 14-Mars, Saad Hariri, comme Premier
ministre. Il est parvenu à composer un gouvernement
d’union nationale comprenant 15 ministres du 14-Mars, 10
ministres du 8-Mars et 5 ministres neutres (des
techniciens proposés par le président de la République).
C’est ce gouvernement qui vient de chuter.
Le Parti Socialiste Progressiste (PSP) du leader
druze Walid Jumblatt a pris ses distances avec la
coalition du 14-Mars. Dans le cas ou ses députés
joigneraient leurs votes à ceux de la coalition du
8-Mars, la majorité populaire deviendrait alors aussi la
majorité parlementaire.
Selon l’accord national, la fonction de président de
la République revient à un chrétien maronite, celle de
Premier ministre à un musulman sunnite et celle de
président de l’Assemblée à un musulman chiite. Dans le
cas de la désignation d’un Premier ministre issu de la
coalition du 8-Mars, le Hezbollah —bouleversant les
pratiques sociales— souhaiterait que ce soit une femme.
Thierry Meyssan, Analyste politique français, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie chaque semaine des chroniques de
politique étrangère dans la presse arabe et russe. Dernier
ouvrage publié :
L’Effroyable imposture 2, éd. JP Bertand (2007).
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