Opinion
La Libye et la
nouvelle doctrine stratégique US
Thierry Meyssan
Beyrouth, le mercredi 13 avril 2011
L’opération militaire alliée en Libye marque un
changement stratégique majeur. Washington a renoncé à une guerre
d’occupation et a sous-traité à ses alliés les opérations
terrestres à venir. Thierry Meyssan décrit le nouveau paradigme
stratégique des Etats-Unis : la globalisation forcée est
interrompue, l’ère des deux mondes commence.
On dit souvent que les généraux ne voient pas venir les
changements et préparent la prochaine guerre comme si elle
devait ressembler à la précédente. Il en va de même pour les
commentateurs politiques : ils interprètent les nouveaux
événements non pour ce qu’ils sont, mais comme s’ils répétaient
ceux qui les ont précédés.
Lorsque des mouvements populaires ont renversé Zine el-Abidine
Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte, beaucoup ont cru
assister à une « révolution du jasmin » [1]et
une « révolution du lotus » [2],
à la manière des révolutions colorées que la CIA et la NED ont
organisées à la chaine depuis la disparition de l’URSS. Certains
faits semblaient leur donner raison, comme la présence
d’agitateurs serbes au Caire ou la diffusion de matériels de
propagande [3].
Mais la réalité était toute différente. Ces révoltes étaient
populaires et Washington tentait sans succès de les détourner à
son profit. En définitive, les Tunisiens et les Égyptiens
n’aspiraient pas à l’American Way of Life, mais au
contraire à se débarrasser de gouvernements fantoches manipulés
par les États-Unis.
Lorsque des troubles sont survenus en Libye, ces mêmes
commentateurs ont essayé de récupérer leur retard sur la réalité
en nous expliquant que, cette fois-ci, il s’agissait d’un
soulèvement populaire contre le dictateur Kadhafi. Ils
accompagnaient alors leurs éditoriaux de doux mensonges
présentant le colonel comme un éternel ennemi de la démocratie
occidentale, oubliant qu’il collaborait activement avec les
États-Unis depuis huit ans [4].
Pourtant, à y regarder de plus près, ce qui se passe en Libye
est d’abord la résurgence de l’antagonisme historique entre la
Cyrénaïque d’un côté, la Tripolitaine et le Fezzan de l’autre.
Ce n’est que secondairement que ce conflit a pris une coloration
politique, l’insurrection s’identifiant avec les monarchistes,
bientôt rejoints par toutes sortes de groupes d’opposition
(nassériens, khomeinyistes, communistes, islamistes etc…). En
définitive. À aucun moment l’insurrection ne s’est étendue à
l’ensemble du pays.
Toute voix qui dénonce la fabrication et l’instrumentation de
ce conflit par un cartel colonial rencontre des protestations.
L’opinion majoritaire admet que l’intervention militaire
étrangère permet au peuple libyen de se libérer de son tyran, et
que les bavures de la coalition ne peuvent être pires que les
crimes de ce génocidaire.
Or, l’Histoire a déjà démontré la fausseté de ce raisonnement.
Par exemple, nombre d’Irakiens opposés à Saddam Hussein et qui
ont accueilli en sauveurs les troupes occidentales disent, huit
ans et un million de morts plus tard, que la vie était meilleure
dans leur pays du temps du despote.
Surtout, ce jugement se fonde sur une série de convictions
erronées :
Contrairement
à ce qu’affirme la propagande occidentale et à ce que semble
créditer la proximité chronologique et géographique avec la
Tunisie et l’Égypte, le peuple libyen ne s’est pas soulevé
contre le régime de Kadhafi. Celui-ci dispose encore de
légitimité populaire en Tripolitaine et au Fezzan ; régions où
le colonel a fait distribuer des armes à la population pour
résister à l’avance des insurgés de Cyrénaïque et des puissances
étrangères.
Contrairement
à ce qu’affirme la propagande occidentale et à ce que semblent
accréditer des déclarations furieuses du « frère Guide »
lui-même, Kadhafi n’a jamais bombardé sa population civile. Il a
fait usage de la force militaire contre des putschistes sans
prendre garde aux conséquences pour la population civile. Cette
distinction n’a pas d’importance pour les victimes, mais en
droit international elle sépare les crimes de guerre des crimes
contre l’humanité.
Enfin,
contrairement à ce qu’affirme la propagande occidentale et au
romantisme révolutionnaire d’opérette de Bernard Henry Lévy, la
révolte de Cyrénaïque n’a rien de spontanée. Elle a été préparée
par la DGSE, le MI6 et la CIA. Pour constituer le Conseil
national de transition, les Français se sont appuyés sur les
renseignements et les contacts de Massoud El-Mesmari,
l’ex-compagnon et confident de Kadhafi qui a fait défection en
novembre 2010 et a reçu asile à Paris [5].
Pour rétablir la monarchie, les Britanniques ont réactivé les
réseaux du prince Mohammed el-Senoussi, prétendant au trône du
Royaume-Uni de Lybie, actuellement réfugié à Londres, et ont
distribué partout le drapeau rouge-noir-vert au croissant et à
l’étoile [6].
Les États-uniens ont pris le contrôle économique et militaire en
rapatriant de Washington des Libyens en exil pour occuper les
principaux ministères et l’état-major du Conseil national de
transition.
Au demeurant, ce débat sur la pertinence de l’intervention
internationale est l’arbre qui cache la forêt. Si nous prenons
un peu de recul, nous nous rendons compte que la stratégie des
grandes puissances occidentales a changé. Certes, elles
continuent à user et à abuser de la rhétorique de la prévention
du génocide et du devoir d’intervention humanitaire des grands
frères, voire du soutien fraternel aux peuples en lutte pour
leur liberté pourvu qu’ils ouvrent leurs marchés, mais leurs
actes sont différents.
La « doctrine Obama »
Dans son discours à la National Defense University, le
président Obama a défini plusieurs aspects de sa doctrine
stratégique en soulignant ce qui la distinguait de celles de ses
prédécesseurs, Bill Clinton et George W. Bush [7].
Il a d’abord déclaré : « En un mois seulement, les
États-Unis ont réussi, avec leurs partenaires internationaux, à
mobiliser une vaste coalition, à obtenir un mandat international
de protection des civils, à stopper l’avance d’une armée, à
éviter un massacre et à établir, avec leurs alliés et
partenaires, une zone d’exclusion aérienne. Pour bien mettre en
perspective la rapidité de notre réaction militaire et
diplomatique, rappelons que dans les années 1990, lorsque des
populations se faisaient brutaliser en Bosnie, il a fallu plus
d’un an à la communauté internationale pour intervenir avec des
moyens aériens afin de protéger ces civils. Il nous a fallu
cette fois seulement 31 jours. »
Cette rapidité contraste avec la période de Bill Clinton.
Elle s’explique de deux manières.
D’une part les États-Unis de 2011 ont un projet cohérent —nous
allons voire lequel—, alors que dans les années 90, ils
hésitaient entre profiter de la disparition de l’URSS pour
s’enrichir commercialement ou pour édifier un empire sans rival.
D’autre part, la politique de la « réinitialisation » (reset)
de l’administration Obama, visant à substituer la négociation à
l’affrontement, a porté partiellement ses fruits avec la Russie.
Bien que celle-ci soit une des grandes perdantes économiques de
la guerre de Libye, elle en a accepté le principe — même si les
nationalistes Vladimir Poutine [8]ou
Vladimir Chamov [9]
en ont des aigreurs d’estomac—.
Puis, dans le même discours du 28 mars 2011, Obama a
poursuivi : « Notre alliance la plus efficace, l’OTAN, a pris
le commandement de l’application de l’embargo sur les armes et
de la zone d’exclusion aérienne. Hier soir, l’OTAN a décidé de
prendre la responsabilité supplémentaire de la protection des
civils libyens. (…) Les États-Unis joueront (…) un rôle d’appui
- notamment au niveau du renseignement, du soutien logistique,
de l’assistance à la recherche et au sauvetage, et du brouillage
des communications du régime. Du fait de cette transition vers
une coalition plus vaste, fondée sur l’OTAN, les risques et les
coûts de ces opérations - pour nos soldats et nos contribuables
- se trouveront considérablement réduits. »
Après avoir mis la France en avant et avoir feint de traîner
les pieds, Washington a admis avoir « coordonné » toutes
les opérations militaires depuis le début. Mais ce fut pour
annoncer immédiatement le transfert de cette responsabilité à
l’OTAN.
En termes de communication intérieure, on comprend bien que le
Prix Nobel de la paix Barack Obama ne souhaitait pas donner
l’image d’un président entrainant son pays dans une troisième
guerre en terre d’islam après l’Afghanistan et l’Irak. Néanmoins
cette question de relations publiques ne doit pas faire oublier
l’essentiel : Washington ne veut plus être le gendarme de la
planète, mais entend exercer un leadership sur les grandes
puissances, intervenir au nom de leur intérêt collectif et en
mutualisant les coûts. Dans cette perspective, l’OTAN est
appelée à devenir la structure de coordination militaire par
excellence, à laquelle la Russie, voire plus tard la Chine,
devraient être associées.
Enfin, le président Obama a conclu à la National Defense
University : « Il y aura des occasions où notre sécurité ne
sera pas directement menacée mais où nos intérêts et nos valeurs
le seront. L’histoire nous met face à face parfois avec des
défis qui menacent notre humanité et notre sécurité communes -
intervenir dans le cas de catastrophes naturelles, par exemple ;
ou prévenir un génocide et préserver la paix ; assurer la
sécurité régionale et maintenir le flot du commerce. Ce ne sont
peut-être pas des problèmes uniquement américains mais ils nous
sont importants. Ce sont des problèmes qui méritent d’être
résolus. Et dans ces circonstances, nous savons que les
États-Unis, en tant que nation la plus puissante du monde,
seront souvent appelés à apporter leur aide ».
Barack Obama rompt avec le discours enflammé de George W.
Bush qui prétendait étendre au monde entier l’American Way of
Life par la force des baïonnettes. S’il admet déployer des
moyens militaires pour des causes humanitaires ou des opérations
de maintien de la paix, il n’envisage la guerre que pour « assurer
la sécurité régionale et maintenir le flot du commerce ».
Ceci mérite une explication approfondie.
Le changement stratégique
Par convention ou par commodité, les historiens appellent
chaque doctrine stratégique du nom du président qui la met en
œuvre. En réalité, la doctrine stratégique est aujourd’hui
élaborée au Pentagone et non plus à la Maison-Blanche. Le
changement fondamental n’a pas eu lieu avec l’entrée de Barack
Obama dans le Bureau ovale (janvier 2009), mais avec celle de
Robert Gates au Pentagone (décembre 2006). Les deux dernières
années de la présidence Bush ne ressortent donc pas de la « doctrine
Bush », mais préfigurent la « doctrine Obama ». Et
c’est parce qu’il vient de triompher que Robert Gates envisage
de se retirer avec la fierté du travail accompli [10].
Pour me faire mieux comprendre, je distinguerai donc une « doctrine
Rumsfeld » et une « doctrine Gates ».
Dans la première, l’objectif est de changer les régimes
politiques, un à un, partout dans le monde, jusqu’à ce qu’ils
soient tous compatibles avec celui des États-Unis. Ce qui est
appelé « démocratie de marché » étant en réalité un
système oligarchique dans lequel de pseudos-citoyens sont
protégés de l’arbitraire de l’État et peuvent choisir leurs
gouvernants à défaut de pouvoir choisir leurs politiques.
Cet objectif a conduit à l’organisation de révolutions colorées
comme à l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak.
Or, indique Barack Obama dans le même discours : « Grâce
aux sacrifices extraordinaires de nos troupes et la
détermination de nos diplomates, nous sommes pleins d’espoir
quant à l’avenir de l’Irak. Mais le changement de régime a pris
huit ans, a coûté des milliers de vies américaines et irakiennes
et près de mille milliards de dollars. Nous ne pouvons nous
permettre que cela se reproduise en Libye. »
Bref, cet objectif d’une Pax Americana, qui à la fois
protégerait et dominerait tous les peuples de la terre, est
économiquement irréalisable. De même d’ailleurs que l’idéal de
convertir l’humanité entière à l’American Way of Life.
Une autre vision impériale, plus réaliste, s’est
progressivement imposée au Pentagone. Elle a été vulgarisée, par
Thomas P. M. Barnett dans son ouvrage The Pentagon’s New Map.
War and Peace in the Twenty-First Century (La Nouvelle carte
du Pentagone. Guerre et paix au XXIe siècle).
Le monde futur serait divisé en deux. D’un côté le centre
stable, constitué autour des États-Unis par des pays développés
et plus ou moins démocratiques. De l’autre une périphérie,
livrée à elle même, en proie au sous-développement et à la
violence. Le rôle du Pentagone serait alors de garantir l’accès
du monde civilisé qui en a besoin aux richesses naturelles de la
périphérie qui ne sait pas s’en servir.
Cette vision suppose que les États-Unis en soient plus en
compétition avec les autres États développés, mais deviennent
leur leader de sécurité. Cela paraît posible avec la Russie,
dans la mesure où le président Dmitry Medvedev a ouvert la voie
à une collaboration avec l’OTAN lors du défilé commémoratif de
la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis lors du sommet de
Lisbonne. Ce sera peut-être plus compliqué avec la Chine dont la
nouvelle équipe dirigeante semble plus nationaliste que la
précédente.
La division du monde en deux zones, stable et chaotique, où
la seconde n’est que le réservoir de richesses naturelles de la
première, pose évidemment la question des délimitations. Dans
l’ouvrage de Barnett (2004), les Balkans, l’Asie centrale,
presque toute l’Afrique, les Andes et l’Amérique centrale sont
rejetées dans les ténèbres. Trois États membres du G20 —dont un
est également membre de l’OTAN— sont voués au chaos : la
Turquie, l’Arabie saoudite et l’Indonésie. Cette carte n’est pas
figée et des repêchages restent possibles. Ainsi, l’Arabie
saoudite est en train de gagner ses galons en écrasant dans le
sang la révolte à Bahreïn.
Puisqu’il n’est plus question d’occuper de pays, mais
uniquement de tenir des zones d’exploitation et de procéder à
des raids lorsque c’est nécessaire, le Pentagone se doit
d’étendre à toute la périphérie le processus de fragmentation,
de « remodelage », amorcé au « Proche-Orient élargi »
(Greater Middle-East). Le but de la guerre n’est plus
l’exploitation directe d’un territoire, mais la déstructuration
de toute possibilité de résistance. Le Pentagone se concentre
sur le contrôle des voies maritimes et les opérations aériennes
pour sous-traiter autant que possible les opérations terrestres
à ses alliés. C’est ce phénomène qui vient de débuter en Afrique
avec la partition du Soudan et les guerres de Libye et de Côte
d’Ivoire.
Si, au regard du discours démocratique, le renversement du
régime de Mouammar Kadhafi serait un objectif gratifiant, il
n’est ni nécessaire, ni souhaitable du point de vue du
Pentagone. Dans la « doctrine Gates », mieux vaut le
maintien d’un Kadhafi hystérique et humilié dans un réduit
tripolitain qu’une Grande Libye capable un jour de résister à
nouveau à l’impérialisme.
Bien sûr cette nouvelle vision stratégique n’ira pas sans
mal. Il y aura ces flux de migrants, toujours plus nombreux,
fuyant l’enfer de la périphérie pour accéder au paradis du
centre. Et il y aura ces incorrigibles humanistes pour penser
que le paradis des uns ne doit pas s’édifier sur l’enfer des
autres.
C’est ce projet qui est en jeu en Libye et c’est par rapport
à lui que chacun doit se déterminer.
[1]
« Washington
face à la colère du peuple tunisien »,
par Thierry Meyssan, Réseau
Voltaire, 23 janvier 2011.
[2]
« L’Égypte
au bord du sang », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire,
31 janvier 2011.
[3]
« Le
manuel états-unien pour une révolution colorée en Égypte »,
Réseau Voltaire,
1er mars 2011.
[4]
« Mon
album de famille, par Mouammar Kadhafi »
(pastiche), Réseau Voltaire,
25 mars 2011.
[5]
« La
France préparait depuis novembre le renversement de Kadhafi »,
par Franco Bechis, Réseau Voltaire,
24 mars 2011.
[6]
« Quand
flottent sur les places libyennes les drapeaux du roi Idris »,
par Manlio Dinucci, Réseau Voltaire,
1er mars 2011.
[7]
« Allocution
à la Nation sur la Libye », par
Barack Obama, Réseau Voltaire,
28 mars 2011.
[8]
« Remarks
on the situation in Libya », par
Vladimir V. Putin, Voltaire Network,
21 mars 2011.
[9]
« L’ambassadeur
Chamov accuse Medvedev de trahison en Libye »,
Réseau Voltaire,
26 mars 2011.
[10]
« Robert
Gates sur le départ »,
Réseau Voltaire,
7 avril 2011.
Source
Komsomolskaïa Pravda (Fédération de Russie)
Thierry Meyssan, Analyste
politique français, président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie chaque semaine des chroniques de
politique étrangère dans la presse arabe et russe. Dernier
ouvrage publié :
L’Effroyable imposture 2, éd. JP Bertand (2007).
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