Controverses
Washington prend
acte du retour des Non-Alignés
Thierry Meyssan
Mardi 11 septembre 2012
Le 16ème Sommet des
Non-Alignés vient de se tenir à Téhéran,
du 26 au 31 août. La plupart des médias
occidentaux ont ignoré l’événement. A
leurs yeux ce Mouvement n’a aucune
importance. Pourtant, 120 Etats y
participaient, représentant la majorité
de la population mondiale et de
l’économie mondiale. Doit-on vraiment
penser que toutes ces délégations se
sont déplacées pour rien ?
Historiquement, le Mouvement des
Non-Alignés, créé par Nasser, Nehru,
Tito et Sihanouk, vise à affirmer
l’indépendance et la souveraineté des
nations face à la logique des pactes
militaires. Durant la Guerre froide, les
membres n’étaient donc ni alliés
militaires des Etats-Unis, ni de l’Union
soviétique. Comme l’impérialisme
soviétique se limitait à exercer une
tutelle sur les pays libérés par l’Armée
rouge durant la Seconde Guerre mondiale,
les Non-Alignés n’avaient à craindre que
l’impérialisme états-unien et ses
sous-impérialismes français et
britannique, mais pas l’URSS, dont ils
étaient par conséquent souvent des
alliés politiques.
Les Non-Alignés ont formé un
mouvement et non pas une organisation.
Tous les trois ans, leur Sommet est un
forum qui tente de dégager des consensus
et non pas de prendre des décisions.
Dans la pratique, les petits Etats qui
sont contraints par les grandes
puissances de voter selon leurs
desiderata à l’Assemblée générale de
l’ONU ont appris à prendre des positions
collectives. De la sorte, ils peuvent
résister aux pressions bilatérales.
Cependant, après la disparition de
l’URSS, les Non-Alignés ont été rangés
parmi les souvenirs. La tentative
cubaine de les réanimer, en 2006, a
échoué. Elle s’est heurtée à deux
obstacles. D’une part, le manque de
moyens financiers ; d’autre part, la
mauvaise foi de plusieurs Etats membres
qui étaient ou qui se sont alignés sur
les Etats-Unis, pendant la période
unipolaire ou même avant.
La Déclaration finale du 16ème Sommet
reprend les thèmes classiques de la
souveraineté, du désarmement et de
l’égalité entre les nations
(c’est-à-dire de la contestation du
directoire mondial exercé par le Conseil
de sécurité des Nations Unies et du
fonctionnement censitaire des
organisations financières
internationales). Cependant les éléments
nouveaux de cette Déclaration
apparaissent comme un soutien sans
précédent à la République islamique
d’Iran. Ils reprennent les thèmes chers
à Téhéran : accès à l’énergie pour le
développement économique et
particulièrement droit au nucléaire
civil ; condamnation des sanctions
unilatérales prises par les Etats-Unis
et l’Union européenne en violation de la
Charte des Nations Unies ; condamnation
des assassinats ciblés pratiqués à
grande échelle par Tel-Aviv et
Washington pour éliminer leurs opposants
partout dans le monde.
On mesure mieux le succès iranien
lorsque l’on se souvient que le
secrétariat d’Etat US a exercé des
pressions bilatérales sur tous les
participants pour leur demander de ne
pas envoyer de délégation à Téhéran
autre que leur ambassadeur sur place.
Brisant le « containement »
imposé par Washington depuis la fuite du
Shah Reza Pahlevi, une trentaine de
chefs d’Etat et de gouvernement et plus
de 80 ministres des Affaires étrangères
ont défié les Etats-Unis et ont fait le
voyage.
La présence la plus remarquée a été
celle de Mohammed Morsi, le nouveau
président égyptien. Ses prédécesseurs
boycottaient la République islamique,
c’est pourtant Morsi — qui est membre
des Frères musulmans — qui a renoué le
contact interrompu au début de la
Révolution khomeyniste. L’Egypte ne
pouvait pas laisser l’Iran lancer un
hold-up sur le Mouvement. Elle se devait
d’occuper son siège et de revendiquer sa
place historique de membre fondateur.
L’Iran chiite considérait comme
prioritaire de découpler Le Caire de
Riyad et était prêt pour cela à passer
outre le conflit qui l’oppose à la
confrérie. Certes, le président Morsi a
prononcé un discours offensif contre la
Syrie et a empêché que celle-ci soit
mentionnée dans le Déclaration finale,
mais les règles du jeu ont été
bouleversées : le « containment »
de l’Iran a pris fin et c’est désormais
un processus de marginalisation
diplomatique de l’Arabie saoudite qui
est en cours.
L’Iran se pose en arbitre d’une
rivalité entre Etats sunnites. Qoms (la
cité des théologiens chiites) valorise
l’université Al-Azar du Caire au
détriment des téléprédicateurs
saoudiens. Bien que les Frères musulmans
aient été jusqu’ici largement contrôlés
par les Anglo-Saxons et financés par le
Conseil de coopération du Golfe, ils
tentent de s’autonomiser en se
rapprochant de Téhéran au moment où leur
accès au pouvoir dans plusieurs pays
d’Afrique du Nord leur donne des moyens
importants et leur garantit
l’indépendance financière. L’alliance
objective qui se noue est contre-nature,
mais elle profite aux populations car
elle réduit les tensions sectaires
alimentées par les monarchies
wahhabites.
Ce renversement diplomatique confère
un véritable pouvoir aux Non-Alignés. Du
coup, la transformation du Mouvement en
une Organisation redevient un enjeu.
Sans attendre que ce débat trouve une
solution, la République islamique a mis
en place un secrétariat provisoire pour
les trois ans de sa présidence. Il est
dirigé par une troïka composée de l’Iran
et de l’Egypte bien sûr, et par le
Venezuela qui s’affirme comme un acteur
incontournable des relations
internationales. Ces trois Etats
représentent trois continents (Asie,
Afrique, Amérique), mais aussi trois
choix de société (une révolution
spirituelle, l’acceptation du
capitalisme libéral, le socialisme du
XXIème siècle).
L’ouverture du Sommet a été l’occasion
pour l’ayatollah Ali Khamenei
d’adresser publiquement un conseil aux
Etats-Unis : affranchissez-vous de
l’influence israélienne et défendez vos
intérêts propres, cessez de vous
discréditer en soutenant les crimes
israéliens. Comme en écho, le général
Martin Dempsey, chef d’état-major des
forces armées US, lui répondait quelques
heures plus tard lors d’une conférence
de presse à Londres. Après avoir
critiqué comme vaines les intentions
affichées par Israël de bombarder les
sites nucléaires iraniens, il a déclaré
que si Tel-Aviv passait à l’acte il ne
souhaitait pas que Washington se rende
complice de ce crime. Pour la première
fois depuis l’expédition de Suez en
1956, un haut responsable US prévient
que les Etats-Unis refuseront de
soutenir les prochaines aventures de
l’Etat sioniste.
En annonçant de cette manière un
changement stratégique, Washington prend
acte de la nouvelle donne et reconnaît
le retour sur la scène internationale de
l’Iran et des Non-Alignés.
Thierry
Meyssan
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Professeur de
Relations internationales au Centre
d’études stratégiques de Damas. Dernier
ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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