« Sous nos yeux »
Soulèvement contre
le Frère Erdogan
Thierry
Meyssan
En une
dizaine de jours, la répression des
manifestations anti-Erdogan
a déjà fait 3 morts et plus de 5 000
blessés.
Lundi 10 juin 2013
Pour Thierry Meyssan, les Turcs
ne manifestent pas contre le style
autoritaire de Recip Tayyeb Erdogan,
mais contre sa politique, c’est-à-dire
contre les Frères musulmans dont il est
le mentor. Il ne s’agit pas d’une
révolution colorée sur la place Taksim
contre un projet immobilier, mais d’un
soulèvement dans l’ensemble du pays,
bref c’est une vraie révolution qui
remet en cause le « printemps arabe ».
Le soulèvement turc plonge ses racines
dans les incohérences du gouvernement
Erdogan. Celui-ci, après s’être présenté
comme « démocrate-musulman » (sur
le modèle des « démocrates-chrétiens »),
a brusquement affiché sa vraie nature à
l’occasion des « révolution colorées »
du printemps arabe.
En politique intérieure et
extérieure, il existe un avant et un
après cette volte-face. Avant, c’était
le noyautage des institutions. Après,
c’est le sectarisme. Avant, c’est la
théorie d’Ahmed Davutoğlu de « zéro
problème » avec ses voisins.
L’ex-empire ottoman semblait sortir de
sa torpeur et revenir à la réalité.
Après, c’est l’inverse : la Turquie
s’est re-brouillée avec chacun de ses
voisins et est entrée en guerre contre
la Syrie.
Les Frères
musulmans
Derrière ce virage, les Frères
musulmans, une organisation secrète dont
Erdogan et son équipe ont toujours été
membres, malgré leurs dénégations. Si ce
virage est postérieur à celui du Qatar,
financier des Frères musulmans, il porte
la même signification : des régimes
autoritaires qui paraissaient
anti-israéliens affichent soudainement
leur alliance profonde.
Il importe ici de rappeler que
l’expression occidentale de « printemps
arabe » est un leurre visant à faire
accroire que les peuples tunisien et
égyptien auraient renversé leur
gouvernement. S’il y a bien eu une
révolution populaire en Tunisie, elle ne
visait pas à changer le régime, mais à
obtenir une évolution économico-sociale.
Ce sont les États-Unis, et non la rue,
qui ont ordonnés à Zinedine el-Abidine
Ben Ali et à Hosni Moubarak de quitter
le pouvoir. Puis c’est l’OTAN qui a
renversé et fait lyncher Mouammar el-Khadafi.
Et ce sont à nouveau l’OTAN et le CCG
qui ont alimenté l’attaque de la Syrie.
Partout en Afrique du Nord —sauf en
Algérie—, les Frères musulmans ont été
placés au pouvoir par Hillary Clinton.
Partout, ils ont des conseillers en
communication turcs, gracieusement mis à
disposition par le gouvernement Erdogan.
Partout, la « démocratie » n’a
été qu’une apparence permettant aux
Frères d’islamiser les sociétés en
échange de leur soutien au capitalisme
pseudo-libéral des États-Unis.
Le terme « islamiser » renvoie
à la rhétorique des Frères, pas à la
réalité. La Confrérie entend contrôler
la vie privée des individus en se
fondant sur des principes extérieurs au
Coran. Elle remet en cause la place des
femmes dans la société et impose une vie
austère, sans alcool ni cigarettes, et
sans sexe, du moins pour les autres.
Durant une dizaine d’années, la
confrérie s’est faite discrète, laissant
la transformation de l’Enseignement
public aux bons soins de la secte de
Fethullah Gülen, dont le président de la
République Abdullah Gül est membre.
Bien que la confrérie clame sa haine
de l’American Way of Life, elle
se tient sous la protection des
Anglo-Saxons (UK, USA, Israël) qui ont
toujours su utiliser sa violence contre
ceux qui leur résistaient. La secrétaire
d’État Hillary Clinton avait installé
dans son cabinet son ancienne garde du
corps, Huma Abedin (épouse du député
sioniste démissionnaire Antony Weiner),
dont la mère Saleha Abedin dirige la
branche féminine mondiale de la
confrérie. C’est par ce biais qu’elle
agitait les Frères.
Les Frères ont fourni l’idéologie
d’Al-Qaeda, par l’intermédiaire de l’un
d’entre eux : Ayman al-Zawahiri,
organisateur de l’assassinat du
président Sadate et actuel leader de
l’organisation terroriste. Al-Zawahiri,
comme Ben Laden, a toujours été un agent
des services états-unien. Alors qu’il
était considéré officiellement comme
ennemi public, il rencontrait très
régulièrement la CIA à l’ambassade US à
Bakou, de 1997 à 2001, témoigne la
traductrice Sibel Edmons, dans le cadre
de l’opération « Gladio B » [1].
Une dictature
progressive
Lors de son emprisonnement, Erdogan a
prétendu avoir rompu avec les Frères et
a quitté leur parti. Puis, il s’est fait
élire et a imposé lentement une
dictature. Il a fait arrêter et
emprisonner deux tiers des généraux,
accusés de participer au Gladio, le
réseau secret d’influence US. Et il a
obtenu le plus fort taux d’incarcération
de journalistes au monde. Cette
évolution a été masquée par la presse
occidentale qui ne saurait critiquer un
membre de l’OTAN.
L’armée est le gardien traditionnel
de la laïcité kémaliste. Cependant,
après le 11-Septembre, des officiers
supérieurs se sont inquiétés de la
dérive totalitaire des États-Unis. Ils
ont pris des contacts avec leurs
homologues en Russie et en Chine. Pour
stopper cette évolution avant qu’il ne
soit trop tard, des juges leur ont
rappelés leurs antécédents pro-US.
Si les journalistes peuvent être,
comme toute autre profession, des
voyous, le taux d’incarcération le plus
élevé du monde renvoie à une politique :
celle de l’intimidation et de la
répression. À l’exception d’Ululsal, la
télévision était devenue un panégyrique
officiel, tandis que la presse écrite
prenait le même chemin.
« zéro
problème » avec ses voisins
La politique étrangère d’Ahmed
Davutoğlu était tout aussi risible.
Après avoir cherché à résoudre les
problèmes laissés sans solution, un
siècle plus tôt, par l’Empire ottoman,
il a voulu jouer Obama contre Netanyahu
en organisant la Flotille de la
liberté vers la Palestine [2].
Mais, moins de deux mois après la
piraterie israélienne, il acceptait la
création d’une commission d’enquête
internationale chargée d’étouffer
l’affaire et reprenait en sous-main la
collaboration avec Tel-Aviv.
Signe de la coopération entre les
Frères et Al-Qaïda, la confrérie avait
placé sur le Marvi Marmara Mahdi
al-Hatari, numéro 2 d’Al-Qaïda en Libye
et probable agent britannique [3].
Catastrophe
économique
Comment la Turquie a t-elle gâchée
non seulement une décennie de travail
diplomatique de restauration de ses
relations internationales, mais aussi sa
croissance économique ? En mars 2011,
elle participe à l’opération de l’OTAN
contre la Libye, un de ses principaux
partenaires économiques. Une fois la
guerre finie, la Libye étant détruite,
la Turquie perdit son marché.
Simultanément, Ankara se lança dans la
guerre contre son voisin syrien avec
lequel elle venait, un an plus tôt, de
signer un accord de libéralisation
commerciale. Le résultat ne se fit pas
attendre : la croissance de 2010 était
de 9,2 %, elle tomba en 2012 à 2,2 % et
continue à chuter [4].
Relations
publiques
L’arrivée au pouvoir des Frères en
Afrique du Nord est montée à la tête du
gouvernement Erdogan. En affichant son
ambition impériale ottomane, il a
décontenancé le public arabe pour
commencer, puis a dressé la majorité de
son peuple contre lui.
D’un côté, le gouvernement finance
Fetih 1453, film au budget
pharaonique pour le pays, censé célébrer
la prise de Constantinople, mais
historiquement fallacieux. D’un autre,
il tente d’interdire la plus célèbre
série télévisée du Proche-Orient, Le
Harem du Sultan, parce que la vérité
ne donne pas une image pacifique des
Ottomans.
La vraie
raison du soulèvement
La presse occidentale met en avant,
dans le soulèvement actuel, des points
de détail : un projet immobilier à
Istanbul ; l’interdiction de vendre de
l’alcool en soirée ; ou des déclarations
encourageant la natalité. Tout cela est
vrai, mais ne fait pas une révolution.
En affichant sa vraie nature, le
gouvernement Erdogan s’est coupé de sa
population. Seule une partie minoritaire
des sunnites peut se reconnaître dans le
programme rétrograde et hypocrite des
Frères. Or, environ 50 % des Turcs sont
sunnites, 20 % sont alévis (c’est-à-dire
alaouites), 20% sont Kurdes
(principalement sunnites), et 10 %
appartiennent à d’autres minorités. Il
est statistiquement clair que le
gouvernement Erdogan ne peut pas
résister au soulèvement que sa politique
a provoqué.
En le renversant, les Turcs ne
résolvent pas seulement leur problème.
Ils mettent fin à la guerre contre la
Syrie. J’ai souvent noté que celle-ci
s’arrêterait lorsque un des sponsors
étrangers disparaîtrait. Ce sera bientôt
le cas. Ce faisant, ils mettent un terme
à l’expansion des Frères. La chute d’Erdogan
annonce celle de ses amis ; de
Ghannouchi en Tunisie, à Morsi en
Égypte. Il est en effet peu probable que
ces gouvernements artificiels, imposés
par des élections truquées, puissent
survivre à leur puissant parrain.
[1]
« Al
Qaeda Chief was US Asset »,
par Nafeez Ahmed, 21 mai 2013.
[2]
« Pourquoi
Israël a t-il attaqué des civils en
Méditerranée ? »,
et « Flottille
de la liberté : le détail que Netanyahu
ignorait »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
31 mai et 6 juin 2010.
[3]
« L’Armée
syrienne libre est commandée par le
gouverneur militaire de Tripoli »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
18 décembre 2011.
[4]
« Turkey’s
Economic Growth Slows Sharply »
par Emre Perer et Yeliz Candemir,
The Wall Sreeet
Journal,
1er avril 2013.
Thierry Meyssan
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Professeur de
Relations internationales au Centre
d’études stratégiques de Damas. Dernier
ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007)
Article sous licence creative commons
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