Libye
Comment les
hommes d'Al-Qaida sont arrivés au
pouvoir en Libye?
Thierry Meyssan
Chef
historique d’Al-Qaida en Libye,
Abdelhakim Belhadj, est devenu
gouverneur militaire de Tripoli
« libérée » et a été chargé d’organiser
l’armée de la « nouvelle Libye ».
Mardi 6 septembre
2011
Le Réseau Voltaire a reçu de
nombreux courriers de lecteurs
comportant des questions sur
Al-Qaida en Libye. Afin de leur
répondre, Thierry Meyssan a
rassemblé les principaux
éléments connus de ce dossier.
Ces faits confirment son
analyse, développée depuis le
11-Septembre, selon laquelle
Al-Qaida est un milieu de
mercenaires utilisé par les
États-Unis pour combattre en
Afghanistan, en
Bosnie-Herzégovine, en
Tchétchénie, au Kosovo, en Irak,
et maintenant en Libye, en Syrie
et au Yémen.
Dans les années
80, la CIA incite Awatha al-Zuwawi à
créer une officine en Libye pour
recruter des mercenaires et les
envoyer au jihad en Afghanistan
contre les Soviétiques. À partir de
1986 les recrues libyennes sont
formées au camp de Salman al-Farisi
(Pakistan), sous l’autorité du
milliardaire anti-communiste Oussama
Ben Laden.
Lorsque Ben Laden se déplace au
Soudan, les jihadistes libyens l’y
suivent. Ils y sont regroupés dans
leur propre compound. À partir de
1994, Oussama Ben Laden dépêche des
jihadistes libyens dans leur pays
pour tuer Mouammar Kadhafi et
renverser la Jamahiriya populaire et
socialiste.
Le 18 octobre 1995, le groupe se
structure sous la dénomination
Groupe islamique combattant en Libye
(GICL). Durant les trois années qui
suivent, le GICL tente par quatre
fois d’assassiner Mouammar Kadhafi
et d’instaurer une guérilla dans les
montagnes du Sud. À la suite de ces
opérations, l’armée libyenne —sous
le commandement du général Abdel
Fattah Younés— mène une campagne
d’éradication de la guérilla, et la
Justice libyenne lance un mandat
d’arrêt contre Oussama Ben Laden,
diffusé à partir de 1998 par
Interpol.
Selon l’agent du contrespionnage
britannique David Shayler, le
dévelopment du GICL et la première
tentative d’assassinat de Mouammar
Kadhafi par Al-Qaida sont financés à
hauteur de 100 000 livres par le MI6
britannique [1].
À l’époque, la Libye est le seul
État au monde à rechercher Oussama
Ben Laden, lequel dispose encore
officiellement de soutiens
politiques aux États-Unis bien qu’il
se soit opposé à l’opération
« Tempête du désert ».
Sous la pression de Tripoli,
Hassan el-Tourabi expulse les
jihadistes libyens du Soudan. Ils
déménagent leurs infrastructures en
Afghanistan où ils installent le
camp de Shaheed Shaykh Abu Yahya
(juste au nord de Kaboul). Cette
installation fonctionne jusqu’à
l’été 2001, lorsque les négociations
de Berlin entre les États-Unis et
les Talibans à propos du pipe-line
transafghan échouent. À ce
moment-là, le mollah Omar, qui se
prépare à l’invasion anglo-saxonne,
exige que le camp passe sous son
contrôle direct.
Le 6 octobre 2001 le GICL est
inscrit sur la liste établie par le
Comité d’application de la
résolution 1267 du Conseil de
sécurité des Nations Unies. Il y
figure toujours. Le 8 décembre 2004,
le GICL est inscrit sur la liste des
organisations terroristes établie
par le département d’État des
États-Unis. Il y figure toujours. Le
10 octobre 2005, le ministère
britannique de l’Intérieur interdit
le GICL sur son territoire. Cette
mesure est toujours valide. Le 7
février 2006, le Comité des Nations
Unies prend des sanctions à l’égard
de 5 membres du GICL et de 4
sociétés qui leurs sont liées, qui
continuent impunément à opérer sur
le territoire du Royaume-Uni sous
protection du MI6.
Durant la « Guerre contre la
terreur », la mouvance jihadiste
s’organise. L’expression « Al-Qaida »,
qui désignait au départ une vaste
base de données dans laquelle
Oussama Ben Laden choisissait les
mercenaires dont il avait besoin
pour des missions ponctuelles,
devient progressivement un
groupuscule. Sa taille diminue au
fur et à mesure de sa structuration.
Le 6 mars 2004, le nouveau chef
du GICL, Abdelhakim Belhadj, qui
s’est battu en Afghanistan aux côtés
d’Oussama Ben Laden [2]
et en Irak, est arrêté en Malaisie,
puis transféré dans une prison
secrète de la CIA en Thaïlande où il
est soumis au sérum de vérité et
torturé. À la suite d’un accord
entre les États-Unis et la Libye, il
est renvoyé en Libye où il est
torturé, mais par des agents
britanniques cette fois, à la prison
d’Abou Salim.
Le 26 juin 2005, les services
secrets occidentaux organisent à
Londres une rencontre d’opposants
libyens. Ils constituent la
« Conférence nationale de
l’opposition libyenne » en unissant
trois factions islamiques : les
Frères musulmans, la confrérie des
Sénoussi, et le GICL. Leur manifeste
fixe trois objectifs :
renverser
Mouammar Kadhafi ;
exercer
le pouvoir pour un an (sous le nom
de « Conseil national de
transition ») ;
rétablir
la monarchie constitutionnelle dans
sa forme de 1951 et faire de l’islam
la religion d’État.
En juillet 2005, Abu al-Laith al-Liby
parvient contre toute vraisemblance
à s’échapper de la prison de haute
sécurité de Bagram (Afghanistan) et
devient l’un des chefs d’Al-Qaida.
Il appelle les jihadistes du GICL
qui ne l’ont pas encore fait à
rejoindre Al-Qaida en Irak. Les
Libyens deviennent majoritaires
parmi les kamikazes d’Al-Qaida en
Irak [3].
En février 2007, al-Liby conduit une
attaque spectaculaire contre la base
de Bagram alors que le
vice-président Dick Cheney s’apprête
à la visiter. En novembre 2007,
Ayman al-Zawahiri et Abu al-Laith
al-Liby annoncent la fusion du GICL
avec Al-Qaida.
Abu al-Laith al-Liby devient
l’adjoint d’Ayman al-Zawahiri, et à
ce titre le numéro 2 d’Al-Qaida
puisque l’on est sans nouvelles
d’Oussama Ben Laden. Il est tué par
un drone de la CIA au Waziristan,
fin janvier 2008.
Durant la période 2008-2010, Saif
el-Islam Kadhafi négocie une trêve
entre la Jamahiriya et le GICL.
Celui-ci publie un long document,
Les Etudes correctrices, dans
lequel il admet avoir commis une
erreur en appelant au jihad contre
des coreligionnaires dans un pays
musulman. En trois vagues
successives, tous les membres d’Al-Qaida
sont amnistiés et libérés à la seule
condition qu’ils renoncent par écrit
à la violence. Sur 1 800 jihadistes,
plus d’une centaine refuse cet
accord et préfère rester en prison.
Dès sa libération, Abdelhakim
Belhadj quitte la Libye et
s’installe au Qatar.
Début 2011, le prince Bandar Bin
Sultan entreprend une série de
voyages pour relancer Al-Qaida en
élargissant son recrutement,
jusqu’ici presque exclusivement
arabe, aux musulmans d’Asie centrale
et du Sud-Est. Des bureaux de
recrutement sont ouverts jusqu’en
Malaisie [4].
Le meilleur résultat est obtenu à
Mazar-i-Sharif, où plus de 1 500
Afghans s’engagent pour le jihad en
Libye, en Syrie et au Yémen [5].
En quelques semaines, Al-Qaida, qui
n’était plus qu’un groupuscule
moribond, peut aligner plus de
10 000 hommes. Ce recrutement est
d’autant plus facile que les
jihadistes sont les mercenaires les
moins chers du marché.
Le 17 février 2011, la
« Conférence nationale de
l’opposition libyenne » organise la
« journée de la colère » à
Benghazi, qui marque le début de la
guerre.
Le 23 février, l’imam Abdelkarim
Al-Hasadi proclame la création d’un
Émirat islamique à Derna, la ville
la plus intégriste de Libye dont
sont originaires la majorité des
jihadistes devenus kamikazes d’Al-Qaida
en Irak. Al-Hasadi est un membre du
GICL de longue date qui a été
torturé par les États-Unis à
Guantanamo [6].
La burqa devient obligatoire et les
châtiments corporels sont rétablis.
L’émir Al-Hasidi organise sa propre
armée, qui débute avec quelques
dizaines de jihadistes et en
regroupe bientôt plus d’un millier.
Le général Carter Ham, commandant
de l’Africom, chargé de coordonner
l’opération alliée en Libye, exprime
ses interrogations quant à la
présence parmi les rebelles qu’on
lui demande de défendre des
jihadistes d’Al-Qaida qui ont tué
des GI’s en Afghanistan et en Irak.
Il est relevé de sa mission qui est
transmise à l’OTAN.
Un peu partout en Cyrénaïque
« libérée », les hommes d’Al-Qaida
sèment la terreur, pratiquant
massacres et tortures. Ils se font
une spécialité d’égorger les
kadhafistes et de leur arracher un
œil, et de couper les seins des
femmes impudiques. L’avocat de la
Jamahiriya, Me Marcel Ceccaldi,
accuse l’OTAN de « complicité de
crimes de guerre ».
Le 1er mai 2011, Barack Obama
annonce qu’à Abbottabad (Pakistan),
le commando 6 des Navy Seals a
éliminé Oussama Ben Laden dont on
était sans nouvelles crédibles
depuis presque 10 ans. Cette annonce
permet de clore le dossier Al-Qaida
et de relooker les jihadistes pour
en refaire des alliés des États-Unis
comme au bon vieux temps des guerres
d’Afghanistan, de
Bosnie-Herzégovine, de Tchétchénie
et du Kosovo [7].
Le 6 août, tous les membres du
commando 6 des Navy Seals meurent
dans la chute de leur hélicoptère.
Abdelhakim Belhadj revient dans
son pays dans un avion militaire
qatariote au début de l’intervention
de l’OTAN. Il prend le commandement
des hommes d’Al-Qaida dans les
montagnes du Djebel Néfoussa. Selon
le fils du général Abdel Fattah
Younés, c’est lui qui commandite le
28 juillet 2011 l’assassinat de son
vieil ennemi qui était devenu le
chef militaire du Conseil national
de transition. Après la chute de
Tripoli, Abdelhakim Belhadj ouvre
les portes de la prison d’Abou Salim
et libère les derniers jihadistes d’Al-Qaida
qui y étaient détenus. Il est nommé
gouverneur militaire de Tripoli. Il
exige des excuses de la CIA et du
MI6 pour le traitement qu’ils lui
ont fait subir par le passé [8].
Le Conseil national de transition
lui confie la charge de former
l’armée de la Libye nouvelle.
[1]
« David
Shayler : “J’ai quitté les services
secrets britanniques lorsque le MI6
a décidé de financer des associés
d’Oussama Ben Laden“ »,
Réseau Voltaire, 18 novembre
2005.
[2]
« Libya’s
Powerful Islamist Leader », par
Babak Dehghanpisheh, The Daily
Beast, 2 septembre 2011.
[3]
« Ennemis
de l’OTAN en Irak et en Afghanistan,
alliés en Libye », par Webster
G. Tarpley, Réseau Voltaire,
21 mai 2011.
[4]
« La
Contre-révolution au Proche-Orient »,
par Thierry Meyssan, Réseau
Voltaire, 11 mai 2011.
[5]
« CIA
recruits 1,500 from Mazar-e-Sharif
to fight in Libya », par Azhar
Masood, The Nation
(Pakistan), 31 août 2011.
[6]
« Noi
ribelli, islamici e tolleranti »,
reportage de Roberto Bongiorni,
Il Sole 24 Ore, 22 mars 2011.
[7]
« Réflexions
sur l’annonce officielle de la mort
d’Oussama Ben Laden », par
Thierry Meyssan, Réseau Voltaire,
4 mai 2011.
[8]
« Libyan
commander demands apology over MI6
and CIA plot », par Martin
Chulov, Nick Hopkins et Richard
Norton-Taylor, The Guardian,
4 septembre 2011.
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