Opinion
La débâcle de
Syrie
Thierry Meyssan
Le 27 mars
2012, après la libération de Baba Amr,
le président Bachar el-Assad vient
assurer aux déplacés qu’ils n’ont plus
rien à craindre des takfiristes et que
l’État reconstruira leurs maisons.
Mercredi 4 avril
2012
Avec
83 États et organisations
intergouvernementales représentées, la
seconde Conférence des «
Amis
» de la Syrie a été un succès
médiatique. Pourtant cette mise en scène
ne parvient pas à masquer la défaite de
l’OTAN et du CCG en Syrie, incapables de
renverser le régime en un an de guerre
de basse intensité, et aujourd’hui
contraints de s’éloigner face au front
russo-sino-iranien. Thierry Meyssan
décrypte cette étrange conférence
diplomatique où les mots ne sont pas
prononcés pour dire, mais pour cacher.
Le président Bachar
el-Assad s’est rendu, le 27 mars 2012, à
Homs. Il a visité le quartier de Baba
Amr où des takfiristes syriens [1]
et des combattants étrangers avaient
proclamé durant un mois un Émirat
islamique indépendant. Il a assuré les
habitants déplacés que l’État
reconstruirait leurs maisons «
beaucoup mieux qu’avant », et qu’ils
pourraient retourner bientôt chez eux.
Des milliers de personnes,
principalement sunnites, avaient été
contraintes de fuir pour ne pas tomber
sous la dictature des islamistes. En
leur absence, les maisons ont été
saccagées et plusieurs centaines ont été
dynamitées par les rebelles, quant elles
n’ont pas été détruites par les combats.
Bachar el-Assad, qui reste le chef
d’État le plus populaire du monde arabe,
a rencontré des Homsiotes, mais a
renoncé au traditionnel bain de foule en
raison de la présence toujours possible
de terroristes isolés.
La guerre de basse intensité est
finie « une fois pour toutes », a
commenté Jihad Makdissi, porte-parole du
ministère syrien des Affaires
étrangères. Le pays, dont les
principales infrastructures d’énergie et
de télécommunication ont été sabotées,
entre dans une phase de reconstruction.
Pendant ce temps, l’OTAN et le CCG
ont continué leurs manigances. Une
réunion du Conseil national syrien a été
organisée pour adopter un « Pacte
national » acceptable par l’opinion
publique occidentale. Il s’agissait de
donner une apparence laïque et
démocratique à un organe dominé par les
Frères musulmans, lesquels réclament
l’instauration de la Charia et d’un
régime islamique. Le programme rédigé
par les Frères a donc été toiletté par
des conseillers en communication et
enrichi de quelques expressions
politiquement correctes. Il a été adopté
lors d’une étrange scrutin au cours
duquel les Frères ont voté contre et ont
fait participer au scrutin des inconnus
qui ont voté pour, de sorte que le texte
est passé sans qu’ils aient à se renier.
Le Conseil a donc un texte
programmatique qui n’engage que ceux qui
le lisent, et que la majorité de ses
membres permanents espèrent fouler aux
pieds le plus vite.
De leur côté, le secrétaire général
de la Ligue arabe et son homologue de
l’ONU ont nommé un envoyé spécial
conjoint, Kofi Annan, pour négocier une
sortie de crise. Il a pris sous sa
responsabilité un plan en six points,
qui est une version légèrement amendée
de la proposition russe à la Ligue. Il a
obtenu l’accord du président el-Assad
sous réserve que ces dispositions ne
soient pas détournées de leur sens et
utilisées pour infiltrer à nouveau des
armes et des combattants.
C’est dans ce contexte que l’OTAN et
le CCG ont convoqué la seconde
Conférence des « Amis » de la
Syrie, dimanche 1er avril à Istanbul. 83
États et organisations
intergouvernementales y ont participé,
sous présidence turque [2].
Comme ils l’avaient fait lors de leur
précédente rencontre à Tunis, le 24
février, les participants ont avant tout
réaffirmé leur soutien à « une
transition politique conduite par des
Syriens vers un État civil,
démocratique, pluraliste, indépendant et
libre ; un État qui respecte les droits
des gens quelque soit leur appartenance
ethnique, leur religion ou leur sexe » [3]
; une position distrayante venant, entre
autres, d’États qui ne sont ni civils,
ni démocratiques, ni pluralistes, ni
indépendants, ni libres et qui
discriminent leurs ressortissants en
fonction de leur appartenance ethnique,
de leur religion ou de leur sexe comme
l’Arabie saoudite et le Qatar.
Puis, les « Amis » de la Syrie
ont exprimé leur soutien sans faille au
plan en six points de Kofi Annan, alors
même que la présidence turque de la
Conférence proposait d’armer et de
financer les rebelles en violation dudit
plan Annan.
Dans cette lignée, la Conférence a
entendu les rapports du Conseil national
syrien. Elle s’est félicitée de
l’adoption formelle du Pacte national,
et de la volonté des membres du Conseil
de travailler unis, oubliant que la
dernière réunion du Conseil s’est
terminée par hurlements, des claquements
de portes, et la démission des 24
délégués kurdes. Par conséquent, elle a
reconnu le Conseil comme « un »
représentant légitime de tout le peuple
syrien, et comme une organisation
rassemblant les groupes d’opposition
syriens.
Ces félicitations imméritées ne
doivent pas être comprises comme
traduisant une ignorance de la situation
ou un aveuglement, mais comme une
sucrerie diplomatique pour faire
agréablement oublier une grosse
déception. En fait, la Conférence a
refusé de reconnaître le Conseil comme «
le » représentant du peuple
syrien, c’est-à-dire comme un Parlement
en exil, qui aurait pu désigner un
Gouvernement en exil et revendiquer le
siège syrien à l’ONU. Cette rebuffade
montre que les « Amis » de la
Syrie ont renoncé à changer le régime et
qu’ils ne destinent plus le Conseil à
gouverner. Sa fonction est désormais
limitée à participer aux campagnes
médiatiques contre son pays. Dans cette
perspective, le service de propagande de
la Maison-Blanche a besoin de contrôler
la communication de toute l’opposition
syrienne. Par conséquent, la Conférence
a exigé de n’avoir plus qu’un seul
interlocuteur, le Conseil, dans lequel
tous les groupes d’opposition ont été
sommés de se fondre.
Le Centre sur
la responsabilité syrienne
Cette question de discipline étant
close, la Conférence a acté la création
de trois nouveaux organes. En premier
lieu, à l’initiative du département
d’État US, un Centre de renseignement a
été chargé de « collecter,
rassembler, analyser » toutes les
informations disponibles sur les
violations des Droits de l’homme
commises par les autorités syriennes en
vue de leur jugement futur par une
juridiction internationale [4].
À Damas, on se souvient que, des
années durant, les États-Unis ont pensé
pourvoir faire endosser au président
Bachar el-Assad la responsabilité de
l’assassinat de l’ancien Premier
ministre libanais Rafik Hariri. Ils
avaient alors œuvré à la collection de
faux témoignages et à la mise en place
du Tribunal spécial pour le Liban. On
avait entendu les vassaux de Washington
au Proche-Orient prophétiser que le
président syrien serait traîné pieds et
poings liés à La Haye. On se souvient
aussi que les faux témoignages accumulés
contre Bachar el-Assad s’effondrèrent au
milieu de scandales de corruption et que
Washington décida d’orienter son
dispositif pseudo-judiciaire vers
d’autres cibles.
Toujours est-il que ce Centre sera
surtout chargé de coordonner le travail
des ONG déjà subventionnées directement
ou indirectement par Washington, tel
qu’Amnesty International, Human Rights
Watch ou la Fédération internationale
des Droits de l’homme. Pour ce travail
de secrétariat, le département d’État a
immédiatement débloqué 1,25 millions de
dollars et mis à disposition du
personnel bien choisi.
Le Groupe de
travail sur les sanctions
La Conférence s’est dotée d’un Groupe
de travail sur les sanctions. Il s’agit
officiellement de coordonner les mesures
prises par les États-Unis, l’Union
européenne, la Ligue arabe etc. pour les
rendre plus efficaces. Les Syriens
avaient répondu aux sanctions en
soulignant qu’elles les feraient
souffrir, mais qu’elles tueraient
certains de leurs voisins. C’est
pourquoi le document final précise
également que le Groupe devra veiller à
ce que ces sanctions ne blessent pas des
pays tiers, ce qui inclut parfois
d’ouvrir des routes commerciales
alternatives.
En effet, la Ligue arabe avait été
contrainte de suspendre l’application
des sanctions qu’elle avait décrétées
parce qu’elles menaçaient directement
l’économie de ses propres membres. À
titre d’exemple, la Jordanie s’était
brutalement trouvée privée de plus des
deux tiers de ses importations et aurait
dû se priver de l’eau potable que lui
fournit la Syrie. En une semaine, son
économie s’était effondrée.
Le Groupe de travail sur les
sanctions semble donc chargé de résoudre
la quadrature du cercle. Sa première
réunion se tiendra à Paris dans la
seconde quinzaine d’avril, c’est-à-dire
avant l’élection présidentielle
française et le changement prévisible de
politique qui en découlera.
Le Groupe de
travail sur la Relance économique et le
Développement de la Syrie
Troisième et dernier organe créé par
la Conférence : le Groupe de travail sur
la Relance économique et le
Développement. Il avait initialement été
prévu que le Conseil national syrien
formerait le premier gouvernement syrien
après le renversement de Bachar el-Assad.
Dans cette perspective, il devait
bénéficier d’une aide financière
considérable qui lui aurait permis de
rallier à lui une population épuisée par
les sanctions. La promesse de cette
manne avait attiré au sein du Conseil
tous les aigrefins possibles.
Dans la mesure où d’une part il n’est
plus question de changement de régime
et, d’autre part, on annonce un
renforcement des sanctions, pourquoi
donc aider le président el-Assad à
relancer l’économie et à développer son
pays ? Et pourquoi ce groupe de travail
est-il co-présidé par les Émirats et
l’Allemagne ?
Notre hypothèse, jusqu’à plus ample
information, est que ce groupe de
travail est chargé d’habiller le
versement de dommages de guerre par la
France en échange de la restitution de
ses officiers détenus en Syrie. Nos
lecteurs et auditeurs savent que 19
militaires français ont été arrêtés en
Syrie et que 3 d’entre eux ont été
restitués au chef d’état major, l’amiral
Edouard Guillaud, lors de son passage au
Liban. Des négociations se poursuivent
entre les deux parties au conflit par
l’entremise des Émirats arabes unis. La
France a admis que les prisonniers sont
bien ses ressortissants, même si tous
ont une double nationalité, algérienne
ou marocaine, mais elle nie qu’il
s’agisse de militaires en mission. Elle
soutient que ce sont des jihadistes,
venus combattre de leur propre
initiative et à son insu. La Syrie fait
valoir que le matériel OTAN de
communication qu’ils détenaient prouve
qu’ils agissaient sous ce drapeau. Quoi
qu’il en soit, la France pourrait verser
une indemnité pour leur libération, mais
le montant de celle-ci est difficile à
établir. La Syrie réclame des dommages
de guerre pour les milliers de tués et
les infrastructures détruites. La France
observe que si guerre secrète il y a eu,
elle ne peut pas l’avoir conduite seule
et n’en serait donc pas la seule
responsable. Dans le cas où la France
verserait de l’argent, elle refuserait
de reconnaître publiquement la raison de
ce mouvement de fonds. Elle devrait
alors anonymiser cette somme avec le
concours de son partenaire allemand.
Le général
Dempsey est venu expliqué au Sénat que
les États-Unis et Israël ont perdu leur
domination aérienne au Proche-Orient.
Quelle
stratégie pour l’OTAN et le CCG ?
Le bilan de cette Conférence laisse
entrevoir la nouvelle stratégie des
États-Unis, et par conséquent celle de
l’OTAN et du CCG.
Washington a renoncé à changer le
régime syrien parce qu’il n’en a pas les
moyens militaires. Dans un premier
temps, plutôt que de le reconnaître, le
secrétaire à la Défense Léon Panetta a
souligné qu’une intervention militaire
ne ferait que compliquer la situation
sur le terrain et précipiterait le pays
dans la guerre civile au lieu de la
prévenir. Puis, le chef d’état-major, le
général Martin Dempsey, et le commandant
du CentCom, le général James Mattis, ont
admis que l’US Air Force ne pourrait pas
bombarder la Syrie si elle en recevait
l’ordre car le pays est désormais équipé
par la Russie du plus efficace système
anti-aérien au monde. En outre, les
généraux US ont admis qu’ils continuent
à exercer une surveillance aérienne et
spatiale de la Syrie, non plus pour
fournir des renseignements à l’Armée
syrienne libre, mais pour s’assurer
qu’elle ne s’empare pas des arsenaux
chimiques et biologique. En d’autres
termes, non seulement Washington a
renoncé à renverser le régime par la
force, mais il veille à ce que cela ne
survienne pas afin de ne pas entrer en
conflit avec la Russie, la Chine et
l’Iran.
À défaut, Washington s’autorise à
instrumenter le cas syrien pour
embarrasser Moscou et Beijing. La
création du Centre sur la responsabilité
syrienne se résume à la mise en place
d’une nouvelle campagne de propagande
anti-syrienne, non plus pour paver la
voie d’une intervention de l’OTAN, mais
pour accuser la Russie et la Chine
d’être des dictatures solidaires d’une
autre dictature. Et les sanctions ne
visent plus à démoraliser la bourgeoisie
et à la faire se retourner contre le
régime, mais à contraindre la Russie et
la Chine à payer pour la Syrie.
C’est dans cette perspective que l’on
doit interpréter l’agitation d’Alain
Juppé. Le ministre français des Affaires
étrangères sait que ses déclarations
anti-syriennes sont creuses, mais il
n’en a que faire puisqu’il quittera
bientôt ses fonctions, et que son
successeur refusera d’en assumer les
conséquences au nom de l’alternance
politique. Sa surenchère permanente sert
à la fois à alimenter le dossier que le
Centre sur la responsabilité syrienne
prépare, et à satisfaire un lobby dont
le soutien lui sera utile lorsqu’il se
retrouvera dans l’opposition.
À ce propos, Damas, qui anticipe la
défaite électorale de Nicolas Sarkozy, a
envoyé un diplomate de très haut niveau
à Paris. Il y a rencontré un de ses
amis, ancien ministre des Affaires
étrangères socialiste, qui l’a introduit
auprès de François Hollande. La Syrie
connaît parfaitement les liens unissant
le candidat socialiste à Israël et au
Qatar. Mais elle ne doute pas que le
prochain président français s’alignera
d’abord sur la position états-unienne,
et cessera donc tout soutien à
l’opposition armée.
[1]
Les Takfiristes sont des musulmans
sectaires qui pensent détenir la pure
vérité et entendent éliminer les
hérétiques. Leurs principaux chefs
spirituels sont réfugiés en Arabie
saoudite d’où ils appellent à «
tuer un tiers des
Syriens pour que les deux autres tiers
vivent »,
c’est-à-dire à assassiner tous les
non-sunnites.
[2]
«
Chairman’s
Conclusions Second Conference Of The
Group Of Friends Of The Syrian People
», Voltaire
Network,
1er avril 2012.
[3]
« A Syrian-led
political transition leading to a civil,
democratic, pluralistic, independent and
free state ; one which respects people’s
rights regardless of ethnicity, belief
or gender »
[4]
«
State Department
on Syria Accountability Clearinghouse
», Voltaire Network, 2 avril 2012.
Thierry
Meyssan, Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Il publie des
analyses de politique étrangère dans la
presse arabe, latino-américaine et
russe. Dernier ouvrage en français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
Article sous licence creative
commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Le
dossier Syrie
Les dernières mises à jour
|