Réseau Voltaire
L’ONU
colonise la justice libanaise
Thierry Meyssan *
Adoption par le Conseil de sécurité de
l’ONU de la résolution 1757
30 mai 2007, New-York. Photo : ONU/Evan Schneider
1er
juin 2007 Le
Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution 1757
retirant aux tribunaux libanais toute compétence pour juger les
assassins de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri et leur
substituant un tribunal spécial international. Considérant
qu’il s’agit d’un acte sans précédent de colonialisme
judiciaire, cinq États membres du Conseil l’ont dénoncé, mais
ils ont en même temps considéré que les contradictions de ce
texte le rendait inapplicable et ont choisi de s’abstenir. À
l’évidence cette juridiction d’exception n’a pas pour
finalité de dire le droit et ne se réunira peut-être jamais.
Mais, pour Washington, elle devrait servir de prétexte à une
nouvelle guerre contre le Liban.
Le Conseil de sécurité de l’ONU
a adopté, le 30 mai 2007, une résolution 1757 créant un
tribunal spécial pour juger l’attentat ayant coûté la vie à
l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et tout autre attentat
politique, commis entre le 1er octobre 2004 et le 12 décembre
2005, qui lui serait lié. Cette résolution a été adoptée à
l’issue de longs débats et de vives pressions sur les États
membres du Conseil. Elle a été approuvée par10 voix « pour »
et 5 abstentions (Chine, Fédération de Russie, Afrique du Sud,
Indonésie et Qatar), certains États qui y sont opposés considérant
qu’elle est en réalité inapplicable.
Toutefois, comme l’a souligné
l’ambassadeur Guangya Wang (Chine), cette résolution créé un
précédent de nature à decrédibiliser le Conseil de sécurité
et à saper son autorité. Le Conseil de sécurité est en train
de dénaturer le droit international et de le politiser, a observé
quand à lui l’ambassadeur Dumisani Kumalo (Afrique du Sud).
Pour comprendre ce rebondissement,
revenons un instant en arrière. Le 14 février 2005, Rafic Hariri
était assassiné à Beyrouth. Selon les premières constatations,
l’attentat avait requis des moyens hautement sophistiqués et
les enquêteurs libanais ne disposaient pas des formations et des
matériels nécessaires pour poursuivre leurs investigations. Le
président français, Jacques Chirac, avait été le premier à
demander que la communauté internationale fournisse au Liban une
assistance judiciaire permettant de faire toute la vérité sur ce
crime. Son homologue libanais, Emile Lahoud, en était immédiatement
convenu. Le Conseil de sécurité avait d’abord dépêché une
mission d’évaluation, qui avait constaté l’omniprésence des
services syriens au Liban et le doute qui s’en suivait quant à
l’indépendance des enquêteurs libanais [1].
Il avait ensuite créé une mission d’assistance auprès de la
Justice libanaise.
Cependant, le chef de la mission
d’assistance, l’Allemand Detlev Mehlis, s’était vite mué
en procureur à charge. Il se faisait même appeler « procureur
Mehlis » en entretenant une confusion avec ses anciennes
responsabilités en Allemagne. Il s’avéra entretenir des liens
anciens et étroits avec les autorités états-uniennes et chercha
par tous les moyens à accuser la Syrie. Il fonda son enquête sur
des témoignages douteux qui s’avérèrent bientôt avoir été
rémunérés par Saad Hariri (fils du défunt) ou Rifaat El-Assad
(un oncle du président syrien devenu proche de la CIA). En définitive,
M. Mehlis dû quitter la scène [2]
et être remplacé par le Belge Serge Brammertz sans avoir percé
le mystère.
Par un glissement progressif, la
mission d’assistance fut bientôt considérée comme une mission
d’enquête, prenant son autonomie par rapport à la Justice
libanaise qu’elle était censée seconder. Puis, on en vint à
évoquer un tribunal international spécial pour sanctionner
l’enquête de cette mission. La chose est d’autant plus étrange
que personne n’a jamais prétendu que ces meurtres avaient eu
lieu dans le contexte d’une guerre entre deux États et devaient
donc être soumis à une juridiction internationale. Personne
n’a non plus contesté la capacité du Liban à faire
fonctionner ses tribunaux et insinué qu’il faudrait
l’assister pour rendre la justice. Aucun argument n’a été
avancé pour justifier la création de ce tribunal spécial. Ce
qui revient à reconnaître qu les mobiles de cette création sont
inavouables.
Quoi qu’il en soit, le
gouvernement Sioniora a négocié un accord avec le secrétaire général
de l’ONU (Kofi Annan à l’époque) pour constituer ce
tribunal.
Les dates fixant la compétence du tribunal (1er octobre 2004 au
12 décembre 2005) ne correspondent pas à une période calendaire
conventionnelle, mais aux attentats perpétrés contre Marwan
Hamade et Gibran Tueni, dont on insinue qu’ils pourraient été
liés à celui qui tua Rafic Hariri.
Le procureur, les juges et greffiers seront nommé par le Secrétaire
général de l’ONU. Ils seront majoritairement non-Libanais et
jouiront de l’immunité diplomatique et de privilèges fiscaux.
Le tribunal spécial sera financé à 49 % par le Liban et à 51 %
par d’autres États se portant volontaires (c’est-à-dire les
États-Unis, la France et leurs alliés). Il siégera hors du
Liban, dans un État tiers restant à déterminer. Enfin, le
gouvernement libanais sera tenu de répondre à toute requête du
tribunal spécial et s’interdira d’amnistier des faits
susceptibles d’entrer dans la compétence du tribunal spécial.
Reste à ratifier cet accord.
Selon la constitution libanaise, pour être valide, il doit être
approuvé à la fois par le président de la République, par le
Conseil des ministres et par la Chambre des députés. Or, le président
Emile Lahoud, gardien des institutions, s’oppose à toute perte
de souveraineté ; le Conseil des ministres, après six défections,
n’a plus la composition requise pour siéger ; enfin le président
de la Chambre, Nabih Beri, refuse d’inscrire ce sujet à
l’ordre du jour de l’Assemblée.
On aurait dû en rester là. Mais,
l’ancien Premier ministre Fouad Siniora a décidé de passer en
force. Avec ses ministres restants, il s’accroche illégalement
au pouvoir. Ce pseudo-gouvernement a approuvé l’accord. Une
majorité de parlementaires a fait connaître son approbation et
le pseudo-Premier ministre a considéré que cette pétition
dispensait d’un vote de la Chambre, pourtant exigé par la
Constitution. Quant au président de la République, il a été décidé
d’ignorer son existence. Au point que ses courriers de
protestation adressés au secrétaire général de l’ONU ne sont
pas même cités en référence dans les attendus de la résolution
onusienne.
En outre, M. Siniora a négocié
un document annexe avec le nouveau secrétaire général de l’ONU,
Ban Ki-Moon, relatif au statut du tribunal spécial. Il indique
qu’en cas de concurrence, les juridictions libanaises
renonceront à leurs compétences au profit du tribunal spécial.
Au point même que le tribunal spécial ne se sentira pas obligé
par les jugements antérieurs des tribunaux libanais.
Détail significatif, les langues de travail du tribunal spécial
ne seront pas seulement l’arabe (langue officielle du Liban) et
le français (langue administrative du Liban), mais aussi
l’anglais, de sorte que le département d’État puisse avoir
un meilleur contrôle des travaux.
Cerise sur le gâteau, la résolution
1757 a été adoptée en vertu du Chapitre 7 de la Charte des
Nations Unies. Ce qui revient à dire que « la communauté
internationale » (comprendre ici les États-Unis, la France
et leurs alliés) se réserve le droit d’user de la force
militaire pour mettre en place et faire fonctionner le tribunal spécial.
Une disposition qui justifie enfin l’existence de ce tribunal :
le moment venu, il servira de prétexte à relancer la guerre.
C’est très exactement ce qu’a
souligné l’ambassadeur Vitaly Churkin (Fédération de Russie) :
le rôle du Conseil est de garantir la souveraineté des États
membres tandis que la référence injustifiée au Chapitre 7
provoquera des effets néfastes sur le Liban en particulier et le
Proche-Orient en général. L’ambassadeur Nassir Abdulaziz
al-Nasser (Qatar) a dénoncé une résolution qui nuit à la cohésion
et à la stabilité du Liban. Cependant, a remarqué
l’ambassadeur Hasan Kleib (Indonésie), en prévoyant que la
mise en place du tribunal spécial commencerait au plus tard le 10
juin 2007, la résolution contredit l’article 19 de l’accord
libano-onusien placé en annexe et stipulant la nécessaire
ratification constitutionnelle. C’est pourquoi, les cinq membres
du Conseil de sécurité opposés au texte considèrent qu’en
l’état la résolution n’est juridiquement pas applicable et
ont décidé de s’abstenir plutôt que de voter « contre ».
Le jeu diplomatique va se
poursuivre. Les États-Unis et la France mettront en place illégalement
ce tribunal dans le cadre de l’ONU, ou feindront de le faire.
Les États-Unis ne manqueront pas d’utiliser les problèmes procéduraux
pour justifier d’une nouvelle guerre qu’ils feront eux-mêmes
ou sous-traiteront à Israël, comme en juillet-août 2006, au
grand dam de la France. La Chine et la Russie se réservent le
droit de ne pas reconnaître le tribunal spécial de l’ONU, mais
prennent le risque de devoir s’incliner devant le fait accompli ;
un risque d’autant plus grand qu’après deux ans
d’investigations, on ne sait toujours pas qui sera traduit
devant ce tribunal spécial. Un nouveau pan du droit international
vient de s’effondrer et de nouveaux dangers menacent le Liban.
Pendant ce temps au centre de
Beyrouth, et depuis des mois, se poursuivent des manifestations de
protestation contre l’ingérence étrangère. Des milliers de
Libanais campent pacifiquement jour et nuit devant deux bâtiments
entourés d’un mur de barbelés et gardés par des blindés :
le Grand Sérail qu’occupent le pseudo-gouvernement Siniora et,
le jouxtant, le bureau local de l’ONU où s’affairent des
fonctionnaires délégués du département d’État des États-Unis.
Thierry Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau
Voltaire
[1]
Rapport
de Peter Fitzgerald sur les les causes, les circonstances et les
conséquences de l’assassinat de Rafic Hariri, 24 mars
2005
[2]
« La
commission Mehlis discréditée », par Talaat Ramih ;
« Attentat
contre Rafic Hariri : Une enquête biaisée ? »,
entretien de Jürgen Cain KUlbel avec Silvia Cattori, Réseau
Voltaire, 9 décembre 2005 et 15 septembre 2006.
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