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Égypte, la voix du
peuple et l'Histoire
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Dimanche 30 janvier 2011
Le mouvement populaire tunisien a brisé un verrou, nous
l’avions dit. Il y a eu un basculement, une prise de
conscience : renverser les dictatures de façon pacifique est
possible ! Il faut du courage, un mouvement de masse, de la
détermination et de l’espoir. Une foi en Dieu et/ou en l’avenir.
Sous l’étouffement et la répression, il s’agit de revendiquer
une certaine idée de l’être humain et de sa dignité. Le droit
irrepressible à la liberté.
Les Tunisiens ont ouvert la voie. En Algérie, en Mauritanie
puis au Yemen et en Egypte des femmes, des hommes et des jeunes
de tous horizons ont exprimé leur mécontentement, leur colère et
leur souhait de voir leur régime respectif tomber. Partout des
étincelles, des velléités, des sursauts jusqu’en Syrie où le
gouvernement annonce préventivement des réformes au cas où
d’étranges idées de mobilisation atteignaient le peuple.
Depuis quelques jours l’Egypte vit des troubles
considérables. Après trente ans d’un règne sans partage - en
ayant imposer l’état d’urgence depuis l’assassinat de Anouar
al-Sadate en 1981 - Moubarak et son régime voient le peuple
braver son autoritarisme et sa sanglante répression. Les forces
de l’ordre et l’armée ont frappé, arrêté, torturé et tiré sur la
foule en multipliant les blessés et les morts. Il fallait s’y
attendre : l’Egypte n’est pas la Tunisie et le régime s’y sent
davantage soutenu par l’Occident eut égard à ses alliances et à
sa situation géostratégique. Certes l’administration Obama et
l’Europe ont demandé à ce que le peuple ait le droit de
manifester mais dans le même temps le soutien au régime et
l’impérative stabilité régionale restent des priorités que l’on
ne saurait négliger ou relativiser.
Rien ne se passera en Egypte et dans la région sans que les
Etats-Unis (et indirectement Israël) ne cherchent à contrôler,
ou à tout le moins à orienter, l’évolution de la situation. Il
est difficile de penser qu’ils lâcheront le président Hosni
Mubarak mais si la résistance et la contestation étaient
véritablement fortes et tendaient à durer, il y a fort à parier
qu’ils seront impliqués de près dans la détermination des
options alternatives. Les officines américaines, israéliennes et
européennes étudient déjà les scénarii dans le cas où la
situation échapperait au Raïs égyptien. Un renversement n’est
pas à l’ordre du jour dans l’immédiat mais tout reste possible.
Dans tous les cas, il s’agit pour Washington et Tel Aviv de
jouer “gagnant-gagnant” : soit avoir un président très affaibli
(dont ils pourront determiner la politique), soit un nouveau
régime assez soumis puisqu’ils l’auront installé depuis les
coulisses. Rien n’est gagné et le processus de démocratisation
sera long, douloureux et empli d’obstacles et de pièges. Le
pouvoir égyptien, comme en Tunisie, a essayé de brandir la
menace islamiste en ciblant “la presence active “ des Frères
Musulmans. Ce sont eux que ‘on a d’abord arrêté pour faire
croire qu’ils étaient les architectes du mouvement populaire.
Nul de peut nier que l’organisation, aujourd’hui illégale,
demeure une force d’opposition importante. Il reste qu’elle ne
mène pas le mouvement et qu’elle ne représente pas la majorité
de l’opposition. Sans compter que - s’il faut à l’évidence
étudier et rester critique vis-à-vis de certaines positions des
Frères Musulmans et d’autres organisations islamistes légalistes
et non violentes - ces organisations sont effectivement non
violentes et qu’elles ont évolué sur la question de la
démocratie, des femmes et de la société civile. On a vu, en
Turquie, que la marge d’évolution des mouvements islamistes sur
ce genre de problématiques était conséquente. Une démocratie
digne de ce nom doit permettre à tous les mouvements, refusant
la violence et acceptant les règles démocratiques pour tous
(avant et après les elections), de s’exprimer et de participer
aux débats politiques et aux élections.
Pour des raisons de géostratégie, de sécurité et de gestion
du conflit israélo-palestinien, tout porte à croire que la
démocratie réelle, transparente et sans corruption ni
manipulation, n’est pas pour demain en Egypte. Tout y demeurera
sous contrôle même si un régime plus ouvert que celui de
Moubarak venait à s’installer (ce qu’il faut soutenir et
espérer). Il appartiendra au peuple de poursuivre son combat
pour le respect de ses droits et de sa dignité. De là où nous
sommes, en Occident, il nous faudra accompagner et soutenir ces
mouvements populaires en Afrique, en Afrique du Nord, au
Moyen-Orient et jusqu’en Asie quand ils refusent la dictature et
la repression et veulent vivre libres. C’est un devoir moral.
C’est ce que nous devons exiger de nos gouvernements
occidentaux également. Le président Barack Obama a été présenté
comme l’alternative à George W. Bush et à son administration,
neoconservatrice et belliqueuse, et l’on attendait de lui une
nouvelle façon de faire de la politique. Ce fut le cas au niveau
du verbe (et quelques actions phares), sur le plan intérieur
comme sur le plan international, avec le remarquable discours du
Caire du 4 juin 2009. Une nouvelle ère était promise. Si
l’élection de Barack Obama a permis de briser le verrou
symbolique du racisme aux Etats-unis - avec l’élection du
premier président afro-américain ( il s’agit encore que d’un
symbole) - , on aimerait que celui-ci brise aujourd’hui le
verrou de l’aveuglement américain et européen vis-à-vis du monde
arabe et des sociétés majoritairement musulmanes. Il est l’heure
de faire les choix des principes de jutice et de liberté, de la
démocratie réelle et du respect des peuples plutôt que
d’entretenir ces mises en scène de soutien à la démocratisation
et aux manifestations populaires alors que les systèmes sont
verouillés et que la collaboration avec les dictateurs n’est un
secret pour personne. Le vrai renouveau de l’ère Obama aurait
été celui-ci, au-delà des mots de respecter les peuples et non
pas uniquement changer le ton et la réthorique.
Peut-être est-il trop tôt encore. Et pourtant. Pour qui
étudie l’évolution du monde en général, de l’Afrique et du
Moyen-Orient et de l’Asie en particulier, il apparaît évident
qu’un déplacement du centre de gravité des relations
internationales est en train de s’opérer. Apparemment lentement,
à l’échelle des prochaines échéances électorales aux Etats-Unis
ou en Europe, mais de façon particulièrement rapide à l’aune de
l’Histoire et des transformations de sociétés. Les puissances
chinoise, indienne, et plus largement asiatique, s’installent,
dans le paysage politique autant qu’économique, et elles ne
trainent pas le même passif historique que l’Occident ni ne
nourissent les mêmes rapports ni les mêmes préjugés vis-à-vis du
monde arabe et des sociétés majoritairement musulmanes. Par
ailleurs leur relation avec Israël est de tout autre nature que
celle entretenue par les Etats-Unis et les pays européens.
L’Occident ne pourra pas éternellement continuer à se tromper
sans frais, ni s’entêter, en choisissant son camp sur la base de
ses alliances géostrategiques et économiques au dépend des
principes humains élémentaires. Car le risque d’un
bouleversement des rapports de force et des alliances pourraient
à terme disqualifier peu à peu les Etats-Unis et l’Europe, et
isoler Israël davantage encore. Et ce non pas parce qu’il s’agit
uniquement de nouveaux pouvoirs et de nouvelles puissances, mais
également parce que les Gouvernements des Etats-Unis, comme ceux
de l’Europe et d’ Israël, ont fait le choix répété de trahir
leurs propres principes humains pour privilégier leurs intérêts
économiques, sécuritaires et stratégiques. Un jour l’Histoire se
retourne et de nouvelles forces apparaissent qui renversent les
rapports de forces et rappellent aux puissants d’hier qu’il
aurait mieux valu user différemment de leur pouvoir.
Une leçon que trop de dirigeants et de gouvernements, enivrés
par leurs pouvoirs dictatoriaux ou même démocratiques,
apprennent malheureusement trop tard.
© Tariq Ramadan 2008
Publié le 30 janvier 2011
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