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L'esprit dogmatique
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Mardi 29 décembre 2009
Il y a plusieurs façons de s’approprier l’universel, de s’en
arroger le monopole puis, ensuite, d’établir une hiérarchie des
valeurs, des civilisations et des cultures. Parfois, il s’agit
de l’imposer sans détours à autrui, d’une façon ou d’une autre…
« pour le bien d’autrui », cela va sans dire. Dans l’ordre de
l’universel, la plus naturelle des attitudes, sans être la moins
dangereuse, consiste à réduire l’horizon des possibles à son
unique point de vue : ma vérité est la Vérité de tous, pour
tous, et les valeurs qui en découlent sont, a fortiori,
universelles. L’ordre s’impose ici par le haut, l’Homme
emprunte, pour lui-même et avec assurance, le point de vue de
Dieu ou de l’absolu. Toutes les religions ou les spiritualités
courent le risque de cette dénaturation qui consiste à observer
la montagne par sa cime, à partir de l’idéal, de l’universel, en
niant de fait l’existence même des flancs pluriels qui
constituent son essence même, sa perspective humaine. En ce qui
concerne l’universel qui se construit à partir de la commune
faculté de raison, le phénomène est sensiblement différent mais
il produit les mêmes conséquences. En route vers le bien commun
des Hommes, que l’on croie ou non à l’existence d’une vérité ou
d’un sens, on admet par définition l’existence d’une
multiplicité de points de vue, de la nécessité des postulats,
des doutes, voire des paradoxales contradictions de la raison
analytique. On peut établir les principes de l’immuable et du
changeant à la façon de Socrate ou d’Aristote, fixer un cadre et
des hiérarchies de vérités dans la recherche de la Réalité
première comme al-Kindî et plus tard Ibn Sîna, déterminer une
stricte méthode rationnelle et des maximes à la suite de
Descartes ou encore observer d’abord les vérités sensibles comme
le postulaient les empiristes Berkeley et Hume… On peut,
effectivement, partir de ces mille thèses et postulats
philosophiques et construire autant de systèmes de vérités dont
la multiplicité dit de fait la relativité. Ainsi, au moment de
gravir la montagne, l’on admet que celle-ci ne nous offre qu’un
seul de ses flancs à observer. Le risque demeure néanmoins de
penser que s’il existe bien plusieurs flancs à la montagne, une
seule route mène effectivement au sommet… celle que nous
empruntons. L’acceptation, en théorie, de la multitude des
hypothèses de vérités ne prévient pas du risque, en pratique, de
penser exclusive sa certitude et sa vérité. Ou de jeter un
jugement définitif sur ceux qui auraient suivi un autre chemin :
des victimes de « l’aliénation » selon les catégories de
Feuerbach ou des esprits colonisés par la « mauvaise foi »,
voire même des « lâches » ou des « salauds » selon les
qualificatifs de Sartre. Puisque seuls nous parvenons à la cime,
armés néanmoins de la faculté de raison commune à tous, il
paraît presque logique de penser, en conséquence, que les
valeurs que nous découvrons ou que nous élaborons, nous, seront
naturellement celles de tous. Les termes de l’équation sont
limpides : l’universel de la raison s’impose logiquement à tous
les êtres de raison. Si ce n’est pas immédiatement, il faudra
compter avec le temps et l’évolution historique qu’il faut vivre
pour se réaliser pleinement : c’est le sens de la théorie des
trois étapes (théologie, métaphysique et positivisme) d’Auguste
Comte. Pour ce dernier, il n’existe pas, au fond, plusieurs
chemins mais un seul et certaines civilisations sont simplement
en avance sur d’autres : ce que Comte développait en philosophie
avec le positivisme comme ultime réalisation, Fukuyama le
traduit en politique en annonçant « la fin de l’Histoire », avec
l’Occident en éclaireur. Il ne s’agirait donc pas d’une question
de diversité mais d’une affaire de temporalité et
d’historicité : sur la même route de l’évolution linéaire et du
progrès humain, certains sont plus avancés et accèdent à
l’universel avant les autres, ni plus ni moins. On ne pourra pas
reprocher aux partisans de cette approche de s’être appropriés
quoi que ce soit, d’avoir établi une propriété illégitime ou de
s’offrir le monopole de l’universel : avec Rousseau, ils
admettent que les fruits sont à tout le monde, que la terre et
la cime n’appartiennent à personne… sauf que seul leur chemin
mène à la terre, aux fruits, à la cime. Et qu’ils y sont
parvenus les premiers…
Question de point de vue. On a souvent pensé que l’esprit
religieux ou l’être de foi et/ou de conviction affirmée étaient
les plus à risque quant à la tentation de l’appropriation de
l’universel et l’affirmation d’en posséder le monopole. Ce n’est
pas faux : lorsque l’on croit en Dieu ou en une Voie de vérité
et d’accomplissement, la tentation de parler pour ou à la place
du Dieu auquel on croit ou encore au nom de la vérité
spirituelle à laquelle on adhère, est réelle et l’histoire des
religions comme des civilisations nous le prouve suffisamment.
Toutefois on a également vu une multitude de prises de position
contraires : des esprits religieux, des enseignements
spirituels, tellement conscients de ce risque inquisiteur et
totalitaire, qu’ils n’ont eu de cesse de mettre en évidence les
valeurs de la diversité, l’écoute, le refus déterminé de la
contrainte et le respect de la multiplicité des religions, des
Voies et des points de vue. A l’opposé, on a vu des esprits
rationalistes, ou sceptiques, ou agnostiques, ou athées, se
présenter comme ouverts et finir par penser que l’idée même de
leur propre ouverture d’esprit octroyait une supériorité
naturelle à leur statut et à leurs valeurs. Le culte de la
Raison, à la suite de la Révolution française, a aussi connu ses
heures de terreur. Confondant le doute quant à soi avec
l’ouverture quant aux autres, certains rationalistes ou
sceptiques sont emportés par la même tentation d’exclusivisme :
non pas quant à l’universel en soi, mais dans l’idée qu’ils se
font de la seule route qui y mène. C’est là le paradoxe de ceux
qui pensent qu’il n’y a qu’une seule façon d’avoir l’esprit
ouvert.
Le point commun entre ces diverses attitudes menant à
monopoliser insensiblement l’être et/ou les voies de l’universel
n’est pas lié à l’objet de la quête mais plutôt aux dispositions
de l’intelligence qui s’y engage. En amont du point de vue, il y
a bien l’état d’esprit : le trait commun ici tient à la
tentation dogmatique qui colonise l’intelligence. En cela,
l’esprit dogmatique n’est pas forcément un esprit religieux ou
croyant et il peut tout à fait s’agir d’intelligences très
rationnelles. La caractéristique de l’esprit dogmatique est de
considérer les choses sous un angle exclusif, figé, absolu : il
peut se prendre pour Dieu et juger de haut et au nom de
l’éternité comme il peut se penser comme le point de vue absolu
(une contradiction dans les termes dirait Bergson) et le centre
unique de ce qui est vu et à voir. L’exclusif est son
territoire, sa propriété, l’universel son idéal : seule sa
vérité est vraie, seules ses raisons ont raison, seuls ses
doutes sont certifiés.
En sus, on reconnaît l’esprit dogmatique à une autre
caractéristique. On aurait tort de penser que ce dernier ne
conçoit qu’un seul point de vue : l’esprit dogmatique est un
esprit binaire. S’il affirme que sa vérité est unique, que sa
Voie est exclusive, que son universel est le seul qui convienne
à tous, c’est qu’il stipule – dans le même temps – que tout ce
qui ne participe pas de cette vérité, de cette voie et de cet
universel est au mieux dans l’altérité absolue et au pire dans
l’erreur coupable. Il s’agit d’un simplisme parfois étonnamment
sophistiqué : ce qui est troublant, somme toute, est d’observer
– au cœur de la postmodernité et de la mondialisation – la
naissance de mouvements de masse, plus ou moins
intellectualisés, plus ou moins émotifs, qui façonnent des
esprits dogmatiques, binaires de plus en plus incapables
d’accéder à la complexité des points de vue, des voies et des
chemins. Comme si la communication de masse, avec ses pouvoirs
colossaux, ses capacités de pressions psychologiques et la
complexité incontrôlée de sa force d’influence, avait façonné un
nouvel être humain ordinaire, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord
comme au Sud. Un être humain de plus en plus universel, qui
partage avec ses semblables les risques de sa propre
simplification : voici venir la naissance mondialisée de
l’esprit binaire, de plus en plus vide d’idées complexes et de
nuances, aisément convaincu par les vérités qu’on lui répète,
colonisé par des perceptions et des impressions aussi vagues
dans son esprit que ses jugements sont tranchants et définitifs
quant à autrui.
© Tariq Ramadan 2008
Les
textes de Tariq Ramadan
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