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Gandhi et la
fraternité humaine
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Mercredi 29 septembre 2010
L’égalité entre les Hommes est un idéal. Des
religions, des philosophies et des idéologies politiques ont
inscrit l’égalité des êtres humains dans l’essence de leurs
enseignements, dans leurs principes ou leur système. Les
individus doivent être traités de façon également digne et
juste. Un voyage à travers les sociétés et les nations nous
convainc que nous en sommes bien loin : des philosophies
politiques ont été échafaudées, des Déclarations et des Chartes
ont été élaborées, ratifiées et signées, des législations
établies et pourtant la réalité de l’inégalité et des
discriminations s’impose à nous. Universellement. Si l’égalité
est, de fait, un principe légal, force est de constater que la
loi ne suffit pas à son établissement. En amont des législations
et des règles, c’est bien l’idée de l’humanité, de son unité et
de sa diversité, qu’il faut discuter et évaluer. Au demeurant,
il n’y a pas de loi sans morale…sans une certaine idée de
l’Homme, du bien et de l’idéal social et politique et, ainsi, il
ne peut être question d’égalité légale parmi les Hommes sans une
philosophie morale établissant la nature de leur relation. Il ne
peut être question de penser un principe éthique que l’on
ajouterait, a posteriori, à l’ordre qui établit l’égalité entre
les Hommes mais bien de déterminer un principe fondateur, a
priori, sans lequel cet ordre n’a aucune substance ni
réalité. Il importe d’évaluer les lois par leur philosophie et,
encore et toujours, dans leurs rapports au pouvoir.
Les philosophies antiques ou les religions
ont bien souvent établi, dans leurs fondements, l’idée de la
communauté d’origine et de l’égalité entre les êtres humains. Il
n’en demeure pas moins néanmoins que de nombreuses
interprétations ont justifié des inégalités et des rapports de
domination intellectuelle, religieuse et/ou politique : entre
les Grecs (puis les Romains) et les « barbares », entre les
appelés et les réprouvés au sein des religions, entre les
civilisés et les colonisés au nom parfois de la philosophie des
lumières. Que la commune origine adamique soit ou non un acte de
foi, que l’évolution des espèces soit un fait admis, que la
science nous informe que le concept de « race » est une vue de
l’œil et de l’esprit étant scientifiquement et objectivement
inopérant…tout cela ne change rien aux faits : des philosophies,
des discours, des regards sur soi et autrui – explicites ou
implicites – justifient l’inégalité et son lot de
discriminations. Même si des lois devaient ensuite essayer de
rectifier et de réguler ces dernières, ce rééquilibrage ne peut
être que partiel et imparfait : encore une fois, il faut aller
au bout de la question morale et questionner les individus et
les sociétés sur l’idée qu’ils se font de l’Homme et de leur
fraternité au-delà des postulats philosophiques, des dogmes
religieux et des faits scientifiques.
On
se souvient de la lutte du Mahatma Gandhi au cœur de
l’hindouisme et du système des castes. Les Intouchables, les
parias, qu’ils soient des « enfants de Dieu » (harijan) comme
les appelait respectueusement Gandhi, ou les « opprimés » (dalit)
comme certains s’auto-définirent à l’image de l’avocat et du
politicien B.R. Ambedkar, étaient en marge et exclus des quatre
castes reconnues par la philosophie classique de l’hindouisme.
Selon cette dernière, le cosmos est parfaitement ordonné et la
loi universelle (dharma) établit des ordres et des catégories
dont les castes sont la juste représentation parmi les êtres
humains : elles sont le respect et le miroir du dharma qu’il
faut respecter, entretenir et promouvoir si l’on veut agir en
harmonie avec l’ordre du macrocosme. Les prêtres, les
enseignants, et les êtres de l’esprit (brahmane), les guerriers,
les rois et les princes (ksatriya), les artisans et les
commerçants (vaisya) sont les élus et accèdent au savoir alors
que les serviteurs (sûdras) – eux-mêmes subdivisés en une
multitude de catégories – obéissent aux castes supérieures à
travers leurs activités de valeurs spirituelles et sociales
mineures. Les parias représentent encore une autre caste – hors
castes – qui est le niveau le plus bas de la hiérarchie
cosmique, l’état de l’impur, de l’indigne et de la misère. Il
s’agit donc d’un ordre, d’une harmonie, qui a besoin d’une
hiérarchie, d’un supérieur et d’un inférieur, et l’ensemble des
relations sociales est ainsi codifié au miroir de cette
réalité : les espaces, les métiers, les mariages, les amitiés,
etc. Gandhi s’est battu pour que les intouchables, les harijan,
puissent accéder à l’éducation, sortir de la misère et être
traités plus égalitairement. Il n’a eu de cesse de lutter contre
les injustices et le mépris auxquels faisaient face les exclus
du système. En janvier 1934, il interpréta le tremblement de
terre de Bihâr comme étant un avertissement et une punition
dirigés contre les castes supérieures, leur arrogance et
« leurs péchés » vis-à-vis des pauvres et des parias. Lorsqu’il
meurt en janvier 1948, le système des castes était légalement
aboli depuis une année (avec l’accession à l’indépendance) et ce
grâce à l’élaboration de la constitution sous l’autorité de
Ambedkar (choisi par Nehru) qui s’était très tôt opposé à
l’attitude trop « condescendante » de Gandhi, voulait qu’on
appelle sans faux-fuyants les intouchables des « opprimés » (dalit)
et défendait le principe de l’« affirmative action », ou
discrimination positive, à l’égard des castes marginalisées. La
réalité était bien moins belle. La loi n’a point eu raison des
mentalités : dans le silence des quotidiens, loin des
infractions visibles de la loi, le système perdurait et Gandhi
savait et avait affirmé – il y a plus d’un siècle déjà – qu’il
s’agissait de travailler en amont de la loi, sur l’idée que l’on
enseignait de l’Homme, sur le sens moral, sur la conception même
de la fraternité au cœur des philosophies et des religions. Sans
ce travail, cette éducation, la loi peut n’être qu’un prétexte
ou un instrument dangereux entre les mains de ceux qui
détiennent le pouvoir (et/ou le verbe) et qui entretiennent
leurs privilèges au moyen de lois dont l’essence paraît
égalitaire mais dont l’application ne l’est point. C’est le cœur
du débat qui opposait Ambedkar, lui-même issu de la caste des
intouchables, qui revendiquait l’égalité, la résistance, la
justice, le droit d’interpréter la loi et l’accès au verbe
assumé et militant et Gandhi qui prônait la reconnaissance et
l’amour des exclus et la réforme de l’intérieur par l’engagement
volontariste de l’élite et des riches.
Le religieux et l’activiste Gandhi, qui se
disait « hindouiste, chrétien, musulman, bouddhiste et juif »,
questionnait les religions à partir des pratiques quotidiennes
et sociales et il avertissait : « Dès que nous perdons la base
morale, nous cessons d’être religieux. » Il s’agit donc de
cohérence entre des pratiques et des philosophies et il faut
appréhender ensemble ces dernières : les mêmes questions
traversent nos sociétés modernes, du Sud et du Nord, avec la
même intensité qu’à l’époque de Gandhi même si les castes, les
classes et les catégories de nos sociétés - « développées » ou
« en voie de développement » - apparaissent moins visibles
qu’elles ne l’étaient dans l’Inde de la première moitié du 20ème
siècle. Le rapport dialectique est le même et le questionnement
doit être permanent : les inégalités concrètes du quotidien nous
invitent à soumettre à la critique nos philosophies
fondamentales et notre conception de la fraternité humaine de
même que ces dernières doivent questionner la cohérence des
systèmes se présentant comme égalitaires. Pas de loi sans
morale, pas de morale sans loi : on retrouve cette équation dans
toutes les religions et, avec ou sans Dieu, dans toutes les
spiritualités et les philosophies humanistes et/ou politiques.
Source
: Extrait de l’Autre en
Nous, chapitre 6
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© Tariq Ramadan 2008
Publié le 30 septembre 2010
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