Tribune
Les élections, et
après ?
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Mercredi 2 mai
2012
Les derniers jours de campagnes ont
été tendus et les propos tenus n’ont pas
toujours été maîtrisés. Entre les deux
tours, le face à face entre Nicolas
Sarkozy et François Hollande les a
poussés à une surenchère d’attaques et
de contre-attaques dans le but de
séduire les électeurs du Front National
- comme nous l’a encore confirmé le
face-à-face entre les deux candidats,
finalement fondamentalement d’accord sur
les questions de l’immigration (ce qu’a
d’ailleurs relevé Marine Le Pen en
commentant le débat). Au demeurant,
comme nous l’avions prédit il y a
quelques années déjà, ce dernier ressort
renforcé de cette opération électorale.
Le FN obtient davantage de voix qu’en
2002 et ses thèses se sont normalisées
et ses thèses et sont devenues le
paramètre vis-à-vis duquel les deux
finalistes doivent se positionner. Les
résultats de ces élections n’ont pas
suscité l’émotion et la mobilisation
populaires de 2002 (le FN était présent
au second tour) alors que sa victoire
symbolique et sa puissance politique
sont plus effectives et dangereuses.
Arbitre du second tour, le FN est bien
le maître du jeu et il y a bien des
raisons de s’inquiéter pour l’avenir de
la France.
Je n’ai eu de cesse de répéter que
l’UMP et le PS étaient coresponsables de
la montée du populisme en France. Les
thèmes qui ont entretenu les
controverses successives (identité
nationale, niqab, viande halal, prière
de rue, terrorisme, etc.) ont installé
une atmosphère délétère en France,
entretenu par le gouvernement lorgnant
sur sa droite. La gauche n’a néanmoins
pas réussi à se sortir de ces débats
imposés. Cantonnés à la critique du "sarkozysme"
et réagissant au coup par coup à chacune
des controverses, elle n’a proposé
aucune véritable approche alternative
sur le plan social et politique. Dans
l’opposition, elle n’a pas empêché -
voire elle a parfois alimenté - le fait
que la majeure partie des débats
tournent autour de l’immigration, de la
sécurité, de l’islam (conçu comme
intrinsèquement dangereux pour la
laïcité, la République et le
vivre-ensemble). Autant de points
marqués par les populistes qui, au-delà
de la diabolisation de leur parti, sont
partout présents dans la vie politique
par la nature même des thèmes débattus.
Le 7 mai, la France se réveillera de
l’ambiance électorale trompeuse, avec
son lot de mises en scène. Il faudra se
regarder en face. Au-delà des élections
législatives de juin, les années à venir
seront périlleuses. La campagne
électorale a opéré comme un révélateur,
un miroir déformant de ce que la France
peut aisément devenir en temps de crise
et de tension : un pays où le débat
politique est vidé de sa substance, où
la controverse émotionnelle l’emporte
sur le débat rationnel, où le Président
perd de son statut à force d’outrances
et de contre-vérités alors que
l’opposition perd son âme au gré de
compromissions et de trahisons
politiciennes.
La France a besoin d’un séisme
politique, d’une prise de conscience qui
la réveille de son sommeil - quasi
dogmatique et souvent arrogant -– dans
lequel elle entretient son rêve
d’exceptionnalité, son illusion de
destinée singulière au-delà de la
rugosité et de l’objectivité des faits.
La France est un beau pays en très
mauvaise santé et la période électorale
a confirmé le diagnostic. La crise
économique est profonde et si l’actuel
gouvernement a pu temporairement
contenir la récession et la spirale
négative, les économistes et les
analystes annoncent des lendemains
sombres. Les technocrates - à l’image de
ceux qui ont repris en main les destins
de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne
- seront bientôt au chevet d’une France
qui poursuit une course éperdue sur les
traces de l’Allemagne dont elle n’a ni
les moyens ni les ressources. Les
peuples européens sont oubliés, négligés
et souvent exploités au nom des
impératifs de la crise économique. C’est
bien la relation entre les droits
démocratiques des citoyens (et les
prérogatives légitimes des travailleurs)
et les logiques économiques
non-démocratiques qu’il faudra
considérer sérieusement. La question est
fondamentale car il s’agit de la survie
du modèle démocratique français.
Il en va de même de l’unité de la
République et de la laïcité. Au lieu de
répéter le sempiternel refrain relatif à
ces deux dernières notions, il convient
de les associer à la promotion de la
citoyenneté égalitaire et au traitement
juste et équitable des individus, des
cultes et des mémoires. Il n’y aura ni
paix sociale, ni laïcité cohérente, ni
citoyenneté reconnue si les politiques
de s’intéressent pas à combattre la
discrimination structurelle (à l’emploi
comme à l’habitat), le racisme (le
racisme anti Noir comme anti Arabe ;
judéophobe comme islamophobe), où ou le
déni de mémoire d’un grand nombre de
leurs concitoyens ( l’histoire commune
de la France doit intégrer
officiellement et raisonnablement les
mémoires diversifiées afin d’éviter
qu’elles entrent en une guerre
officieuse et incontrôlée). Si l’on doit
respecter et reconnaître les droits de
la police, cela ne peut se faire dans le
déni des droits des citoyens des cités
et des banlieues : les élites politiques
doivent changer leur regard sur ces
espaces de vie qui ne produisent pas
uniquement des marginaux, de la violence
et du machisme. Des femmes et des hommes
y vivent, ils ont des droits et sont
surtout habités par la vie, la
créativité, l’envie d’être reconnus et
de vivre dignement.
Cette même dignité que les peuples du
Sud de la Méditerranée ont chanté en
descendant dans la rue pour déloger les
despotes. La France, qui a si souvent
soutenu ces derniers, saura-t-elle enfin
se ranger du côté des opprimés et des
démocrates, en Afrique comme en Orient,
en Palestine comme en Israël. Dans le
monde multipolaire qui prend forme,
saura-t-elle sortir de cet axe
atlantiste dans lequel elle s’est
enfermée avec les États-Unis comme avec
les instances de l’Otan ?
Les lendemains de l’élection vont
être difficiles. La France a besoin
d’unité, de justice et sans doute d’un
peu d’introspection collective. C’est
très exactement le contraire de ce que
l’on a observé récemment. Les réformes
sont impératives et il faudra du courage
pour être à la hauteur des défis.
Nicolas Sarkozy avait un jour eu cette
parole malheureuse :"La France, on
l’aime ou on la quitte". Comme si la
seule façon de l’aimer était de
l’accepter en l’état. Au contraire, la
France, si on l’aime, on y reste, et on
s’engage en tant que citoyens. On s’y
fait entendre avec détermination et
dignité et on s’ engage contre les
injustices et les dérives sectaires et
racistes. Les citoyens auront les
dirigeants qu’ils méritent, compétents
ou populistes, c’est selon.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 4 mai 2012
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