Tunisie
La triple
responsabilité de la «troïka»
dans le
«lâchage» de Mahmoudi
Taoufik Ouanes
Samedi 30 juin 2012
L'extradition de Baghdadi Mahmoudi ou la
triple responsabilité de la «troïka»
(la coalition tripartite au pouvoir):
par commission, par omission et par
négligence!
Par Maître Taoufik Ouanes
La piètre performance du chef du
gouvernement pour justifier
l’extradition illégale et inhumaine de
M. Mahmoudi devant l’Assemblée nationale
constituante est des plus consternantes.
Ne sait-il pas qu’en essayant de
justifier cet acte, il a démontré ou
bien son ignorance des principes
généraux du droit et encore moins des
droits de l’homme, ou pire, qu’il n’en
fait aucun cas.
En tant que militant des droits de
l’homme indépendant et n’appartenant à
aucun parti politique, je ne vais pas
discuter les défaillances ou les
cafouillages institutionnels internes de
cette extradition; c’est la question de
la responsabilité des composantes de la
«troïka» qui se pose
dorénavant. Elle est triple. Par
commission pour le chef du gouvernement,
par omission pour le président de l’Anc
et par négligence pour le président de
la république! Explication…
Maître
Taoufik Ouanes
Responsabilité par commission de M.
Jebali
Le gouvernement et son chef, en
décidant cette extradition et en la
mettant en œuvre dans des conditions
étranges, mais surtout les
justifications données par M. Jebali,
vont à l’encontre de 3 principes
fondamentaux des droits de l’Homme.
Violation de la présomption d’innocence:
cette règle fondamentale fait qu’il
est honteux que M. Jebali parle avec une
assurance et une persistance infondées
de M. Mahmoudi comme un criminel, même
avant qu’il ne soit jugé et reconnu
coupable. Cette idée a été vendue à
plusieurs hommes politiques, y compris
dans les rangs de l’opposition, et plus
grave, à l’opinion publique. M. Jebali
n’a pas une fois qualifié M. Mahmoudi
d’«accusé»! Il a martelé le mot
«criminel». La présomption
d’innocence dont jouit chaque être
humain a été honteusement bafouée.
Pire, et je sais de quoi je parle car
j’ai eu tout au long de ma carrière aux
Nations Unies à examiner des demandes
d’extradition, les deux demandes
d’extradition de Mahmoudi sont des plus
faibles et des plus vides; elles sentent
même la manipulation et la «fabrication».
Les accusations de viols brandies par M.
Jebali devant l’Anc ne sont pas exactes
car la demande d’extradition parle «d’incitation
au viol» et non de viol (tout aussi
infondé par ailleurs)! Alors soyons
précis quand il s’agit de la vie ou de
la mort d’un homme!
Même le Haut commissariat pour les
réfugiés (Hcr) et la Cour pénale
internationale (Cpi) n’ont pas retenu
ces accusations et pourtant ils les ont
bien examinées.
Pour mémoire, la Cpi a investigué le
cas de Mahmoudi et n’a trouvé aucune
charge justifiant sa mise en accusation
et a renoncé à le demander pour le
juger.
En plus de tout cela, Mahmoudi a été
extradé avant la fin de délai d’appel
pour sa demande du statut de réfugié
auprès de l’Onu. Une autre violation de
la présomption d’innocence et une
précipitation bien calculée car ce
processus d’appel – suspensif de toute
extradition – irait beaucoup plus loin
que le 7 juillet prochain, date des
élections en Libye et donc fatidique
pour que le gouvernement libyen actuel
puisse utiliser l’extradition de
Mahmoudi dans sa campagne électorale.
C’est cette seule raison qui motive
réellement l’insistance de la Libye à
précipiter cette extradition. Cette
raison m’a bien été confirmée par un
ambassadeur arabe à Tunis.
Violation du droit à l’intégrité
physique de Mahmoudi:il ne
faut pas être devin pour imaginer les
conditions de détention et
d’interrogation de Mahmoudi en Libye.
L’évaluation de la situation en Libye
peut-être décrite rapidement comme suit:
déliquescence de l’appareil de l’Etat
libyen, multiplicité des «lords de
la guerre», personnages de l’ancien
régime torturés et tués sous
interrogatoire, meurtres
extra-judicaires.
Tous ces faits ont été rapportés et
confirmés par toutes les organisations
internationales, non seulement non
gouvernementales (que M. Jebali paraît
ne pas trop estimer), mais par l’Onu
elle-même et les rapports présentés au
Conseil de sécurité.
Extrader Mahmoudi dans ces conditions
équivaut à le jeter en pâture à un pays
en désordre judicaire, et sécuritaire et
en désarroi politique.
En l’exposant à un risque de torture
et/ou de liquidation, le gouvernement a
violé une autre norme fondamentale des
droits de l’homme. Les obligations
internationales de la Tunisie et sa
récente ratification des conventions de
protection des droits de l’homme,
surtout la Convention contre la torture
interdisent à la Tunisie un acte aussi
inacceptable.
Les explications de M. Jebali que les
autorités libyennes auraient donné des «garanties»
paraissent futiles, car il ne s’agit pas
de recevoir des garanties, mais d’une
évaluation d’un état de fait réel et
objectif. Cette évaluation n’est pas de
la compétence «souveraine» du
gouvernement tunisien comme le croit M.
Jebali, mais plutôt de celle des
organisations internationales. Sinon une
telle évaluation signifierait que le
gouvernement tunisien a une compétence
planétaire pour distribuer les
satisfécits et les certificats de
stabilité et de respect des droits de
l’Homme aux gouvernements du monde
entier. Soyons sérieux !
Violation du droit à un procès
équitable:j’ai été sidéré
par l’emploi du gouvernement de
l’argument de la réputation
«d’indépendance, de fiabilité et de
neutralité de l’appareil judicaire
libyen». Mouammar Kadhafi vous en
saurait reconnaissant de ce témoignage
post mortem sur son régime!
C’est cela la vrai «hogra» et
l’insulte à la révolution libyenne et à
l’intelligence tunisienne.
La Tunisie a livré Mahmoudi à une
vindicte effrénée de luttes intestines,
tribales et fratricides. A une parodie
de justice, si Mahmoudi n’est pas mort
entre-temps! Ni plus ni moins! C’est
également une honte que de voir M.
Jebali s’évertuer à opposer les droits
de l’Homme aux droits des peuples. Ceci
constitue une supercherie intellectuelle
et une manipulation politique. Les
droits de l’Homme et les droits des
peuples ne sont en aucun cas
contradictoires. Bien au contraire, ils
se complètent et sont indivisibles.
La tentative de dissimuler derrière
l’argument de la «continuité de
l’Etat» et de l’application d’une
décision du gouvernement de Caïd Essebsi
est aussi désespérée qu’inacceptable! M.
Jebali, vous n’avez fait que continuer
et mettre en œuvre ce qu’a fait Caïd
Essebsi en arrêtant Mahmoudi et en
promettant à Mustapha Abdeljalil de le
lui remettre (mais par vos soins!!). Il
a mangé l’ail avec votre bouche comme on
dit trivialement. Ce n’est donc pas par
hasard qu’il vous adresse des
remerciements sur Radio Mosaïque et vous
invoquiez l’action de son gouvernement
devant l’Anc. Echange de bons procédés!
Responsabilité par omission de M. Ben
Jaafar:
Je comprends l’inconfort du président
de l’Anc. Mais j’aurais aimé que je
comprenne un inconfort de courage et non
de lâchage, pour ne pas employer un
autre mot. La déclaration du parti
Ettakatol disant que la décision
d’extradition a été prise par un
gouvernement légitime (celui de M.
Jebali) est tout simplement «botter
en touche». La question n’est pas
la légitimité de ce gouvernement, mais
la légalité de sa décision d’extrader
Mahmoudi!
En tant que membre de la «troïka»
et militant émérite des droits de
l’homme, votre silence, même gêné, est
troublant. Juste avant les élections
tunisiennes du 23 octobre 2011, j’ai eu
la possibilité de vous entretenir du cas
de Mahmoudi –dont j’étais à l’époque
l’un des avocats – aux détours d’une
conversation dans une ambassade à Tunis.
C’était en présence de notre ami commun
Me Mokhtar Trifi. Vous m’aviez plus que
rassuré et sur le ton de la
plaisanterie, Mokhtar Trifi m’a dit: «Cela
suffit Taoufik! Tu essais de convaincre
Mustapha! Il est plus convaincu que
toi!» Et la conversation s’est
terminée par un rire commun et un
espoir, sinon une certitude, que la
Tunisie d’après les élections sera
respectueuse des droits de l’homme.
Ce souvenir et cet espoir ne sont
qu’amertume pour moi maintenant. Si
Mustapha! Vous êtes responsable par
omission! Omission de vos convictions,
omissions de vos principes, omission de
votre devoir dont vos électeurs vous ont
chargé! Votre silence et vos omissions
tout au long des péripéties de cette
affaire vous en fait porter aussi une
responsabilité.
Responsabilité par négligence de M.
Marzouki
Monsieur Marzouki! Je ne reviendrais
pas sur les tergiversations de vos
déclarations sur le cas de Mahmoudi.
Vous étiez le premier à en parler
publiquement lors de votre visite à
Benghazi. Vous étiez le premier à
comparer – abusivement – son cas à celui
de Ben Ali.
Cependant, je ne comprends pas votre
manque de réaction et votre négligence à
prendre au sérieux la déclaration d M.
Jebali affirmant que Mahmoudi sera
extradé avec ou sans votre signature!
C’est une grave négligence pour vos
prérogatives de président de la
république et pour vos convictions de
militant des droits de l’homme. Une
réaction claire et vigoureuse à cette
déclaration aurait certainement changé
la donne. Vous étiez le dernier espoir,
non seulement de Mahmoudi, mais de tous
les militants des droits de l’Homme en
Tunisie et ailleurs pour ce triste cas.
Enfin, cette affaire ne grandira ni
la «troïka» ni la Tunisie. Elle
risquera d’apporter la mort d’un homme
et de plusieurs autres, aussi bien en
Libye qu’en Tunisie.
Quel gâchis !!!
Maître
Taoufik Ouanes, Avocat et
ancien fonctionnaire de l’Onu.
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Kapitalis. Tous droits réservés
Publié le 2 juillet 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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