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Loubnan ya Loubnan
Punition collective des civils palestiniens au Liban
Sophie McNeill
Le camp de Nahr el Bared en 1951. Photo Jack
Madvo (UNRWA)
23 juin 2007
Le 13 juin dernier, l'association Human
Rights Watch émet une alerte: elle dénonce les détentions
arbitraires de réfugiés palestiniens qui fuient le camp bombardé
de Nahr el Bared et expose de nombreux cas de mauvais traitements.
Malgré cette alerte et les nombreux témoignages qui circulent, Isabelle
Dellerba, dans
Libération, continuait hier à relayer la propagande
officielle avec une absence de recul qui fait plaisir à voir. Le
paragraphe final de son article restera un des grands moments de
la presse orwellienne :
Les membres du groupe seraient en outre appuyés
par des Palestiniens du camp, des hommes recherchés par la
justice mais aussi, semble-t-il, des membres d’autres partis
voire de simples individus. En face, les militaires gagnent du
terrain, mais lentement, pour épargner au maximum les vies
humaines et parce qu’ils doivent également tenir compte d’un
certain nombre de données liées à la complexité de la
situation politique au Liban: interdiction de pénétrer dans le
vieux Nahr el-Bared, pour ne pas trahir des accords passés avec
les Palestiniens en 1969, obligation d’épargner au maximum les
civils – 2 000 personnes résideraient encore dans le camp -,
sous peine d’explosion dans les autres camps et néanmoins nécessité
d’en finir au plus vite car les incidents sécuritaires se
multiplient un peu partout.
Pour l’édification du lecteur, je recommande
plutôt la lecture du reportage
de Sophie McNeill, publié hier sur Electronic
Lebanon, dont voici la traduction intégrale.
Punition
collective des civils palestiniens au Liban
Sophie McNeill, Electronic
Lebanon, 22 juin 2007
Alors que Mohammad s’approchait du checkpoint de l’armée
libanaise à l’extérieur du camp de réfugiés palestiniens de
Nahr al-Bared, il pensait que le cauchemar des trois dernières
semaines était enfin terminé.
Ne pouvant fuir au milieu des échanges de tirs et du bombardement
qui a rasé les maisons de du voisinage, la famille de Mohammad
est restée coincée dans le camp depuis le début des combats
entre le groupe islamiste du Fatah al-Islam et l’armée
libanaise.
Le point de contrôle de l’armée représentait un asile sûr
pour ces civils palestiniens désespérés. Au lieu de cela, déclare
Mohammad, c’est là que son voyage dans la torture a commencé.
J’ai rencontré Mohammad après avoir entendu de nombreuses
histoires de jeunes hommes palestiniens qui, après avoir fui les
combats de Nahr al-Bared, avaient été détenus de manière systématique
par les services de renseignement de l’armée libanaise et, pour
nombre d’entre eux, physiquement malmenés.
La plupart étaient trop effrayés pour accepter d’être
interviewés, mais samedi matin un jeune homme est venu me trouver
au camp de réfugiés de Baddaoui, où plus de 18000 réfugiés de
Nahr al Bared ont trouvé refuge. Il m’a demandé si je voulais
rencontrer son cousin qui venait apparemment d’être libéré
par l’armée libanaise la nuit précédente.
Le cousin m’a mené à travers un dédale de ruelles surpeuplées
et environ six séries d’escaliers, et j’ai trouvé Mohammad
assis avec précaution sur un canapé, entouré par sa famille. Il
enlève sa chemise et me montre les énormes contusions qui
couvrent son dos et le haut de ses bras; de longues rayures rouges
sont aussi visibles.
Marques de flagellation sur le dos de Mohammad.
(Sophie McNeill)
« Je suis parvenu à échapper au combat avec ma
femme, mes enfants et ma tante, » commence-t-il. « Mais dès que
nous avons quitté du camp, les soldats nous ont séparés en deux
groupes. Ils ont laissé les femmes et les enfants partir, et ont
menotté les hommes. »
Puis, raconte Mohammad, on leur a bandé les yeux et ils ont été
emmenés dans un grand camion militaire. « On ne nous permettait
pas de lever la tête. Nous devions regarder le plancher et quand
quelqu’un relevait la tête, ils commenceraient à dire
“baisse la tête, chien” et vous receviez un coup sur la tête.»
Les soldats libanais ont commencé à insulter les Palestiniens,
dit Mohammad. «Ils répétaient “Nous allons vous baiser, vous
autres Palestiniens; nous allons baiser vos mères et vos
femmes”,», raconte-t-il. «Nous allons baiser les Palestiniens
du plus petit du plus grand. Votre peuple ne mérite pas de vivre;
vous devriez être massacrés jusqu’au dernier.»
Mohammad dit qu’ils ont été menés au camp militaire de Kobbeh
près de Tripoli. Après un jour et une nuit d’interrogatoire
sans interruption, on a dit à Mohammad qu’il allait être relâché.
Mais au lieu de cela, on lui a à nouveau bandé les yeux et il a
été conduit après deux heures de trajet à ce qu’il a pensé
être le Ministère de la Défense près de Beyrouth, la première
des destinations qu’il visiterait dans les quatre jours qui ont
suivi.
(J’ai été arrêtée pour avoir filmé trop près du camp de
Nahr al-Bared, et emmenée au camp militaire de Kobbeh à Tripoli,
quatre jours avant la date à laquelle Mohammad dit y avoir été
retenu. En me rendant pour être interrogée par les services de
renseignement militaire, j’ai traversé une pièce remplie de
jeunes Palestiniens accroupis au sol, surveillés par des soldats
libanais. Recevant des excuses et me voyant offrir un excellent
expresso, mon traitement en tant que journaliste occidental a été
de première classe. Mais il était intéressant d’être assise
dans le bureau du commandant et de voir un certificat accroché au
mur indiquant qu’il était diplômé d’un programme du US
Central Command et qu’il avait suivi une formation militaire étatsunienne
en «debriefing, entretien et interrogatoire» [debriefing,
interviewing and elicitation].)
À son arrivé à ce qu’il dit être le Ministère de la Défense,
Mohammad raconte que des soldats les ont forcés, lui et
d’autres hommes, à s’agenouiller au sol pendant «ce qui
m’a semblé durer une journée entière.» «À chaque fois que
nous voulions étendre les jambes, ils nous battaient,» dit-il.
«Nous disions, “Pour l’amour de Dieu, laissez-nous étendre
les jambes!” Et ils nous répondaient, “Quel dieu? Il n’y a
pas de dieu ici.”»
Après deux jours, Mohammad dit qu’un interrogateur l’a emmené
dans une pièce et a commencé à le battre. «Ils me fouettaient,»
dit Mohammad. «C’est de là que viennent les marques sur mon
dos. Un grand fouet avec du métal dessus.» Mohammad dit que
d’autres hommes sont arrivés et ont commencé à le battre et
à le frapper sur la tête. «Ils m’ont frappé sur l’estomac;
j’ai dit “S’ils vous plait, arrêtez, j’ai mal à
l’estomac.” Et ils ont dit, “Ah bon, il te fait mal? Alors
nous allons le niquer.”»
Ensuite, les hommes ont apparemment commencé à projeter Mohammad
contre les murs et à le jeter par terre. «Le type principal
n’arrêtait pas de demander, “Pour qui tu travailles?”
J’ai dit que je ne travaillais pour personne. Il disait, “Tu
les as aidés, tu étais là-bas!”»
En effet, beaucoup de Libanais accusent les Palestiniens d’avoir
«abrité» le Fatah al-Islam a l’intérieur du camp de Nahr al
Bared, même si le gouvernement libanais savait que le groupe
s’y trouvait depuis que les combattants avaient tenu une conférence
de presse et étaient passés à la télévision libanaise en mars
dernier.
«Les soldats répétaient “Si vous n’avez rien à voir avec
eux pourquoi ne les avez-vous pas chassés? Pourquoi votre OLP
n’a rien fait contre eux? Nous allons vous massacrer comme vous
avez massacré nos soldats,”» raconte Mohammad. «Je répétais
que je n’avais rien à voir avec eux, que nous sommes des
civils. Que nous sommes contre les meurtres.»
Mohammad dit qu’il a été forcé de se tenir debout pendant des
heures, et qu’ils le frappaient s’il commençait à
s’endormir, et qu’ils l’avaient menacé de le torturer avec
des fils électriques. Mais le pire moment est survenu, dit-il,
quand un des soldats a pointé son arme contre sa tête. «Il a
mis son pistolet près de ma tête et a dit “Je pourrais aussi
bien te tuer, tu n’es qu’un chien. Personne ne le saurait.”»
Mohammad dit qu’il a été obligé de dormir au sol dans une pièce
avec de la boue au sol en utilisant ses tongues comme oreiller. «Nous
voulions nous laver et prier mais ils ne nous ont pas autorisés
à le faire,» dit-il.
Les insultes étaient presque aussi douloureuses que les coups,
dit Mohammad. «Si nous les touchions, ils nous frappaient et
disaient “Vous êtes des gens sales, et vos familles sont toutes
sales.” “Ne me touche pas, tu es sale, tu es Palestinien, tu
es un clebs[*]”, disaient-ils.»
Après cinq jours, Mohammad dit qu’ils l’ont mis dans un
camion, conduit à la base militaire de Tripoli et l’ont libéré.
«Ils ont appelé mon nom et je suis descendu du camion, et un
officier du renseignement m’a dit, “Tu es un clebs, un fils de
clébard. Tire-toi de là.”»
Nadim Houry, du bureau de Beyrouth de Human
Rights Watch (HRW), a recensé de nombreux cas de
Palestiniens au camp de Baddaoui qui ont été détenus et ont
subi des mauvais traitements. «Cela va des coups en détention à
des détentions de quatre ou cinq jours sans chefs d'accusation,»
dit Houry, «des jeunes Palestiniens sont arrêtés aux
checkpoints militaires dans tout le Liban et parfois battus du
seul fait qu’ils sont Palestiniens.»
Houry dit que HRW reconnaît le droit de l’armée à interroger
les gens qui quittent le camp de Nahr al Bared pour déterminer
s’ils sont des membres du Fatah al-Islam, mais pas l’usage de
traitements illégaux et abusifs.
«Cela a créé une situation dans laquelle les Palestiniens ont
peur non seulement de quitter Nahr al-Bared, mais même de
simplement quitter le camp de Baddaoui où ils sont actuellement,»
explique Houry.
Et, explique Houry, si l’armée pensait réellement que les
hommes palestiniens étaient liés au Fatah al-Islam, pourquoi
ont-ils été relâchés?
«Ils ont été interrogés et relâchés. Cela signifie évidemment
qu’il n’y avait aucune preuve qu’ils étaient des membres du
Fatah al-Islam. Mais le plus important, c’est que même s’ils
avaient été des membres du groupe, cela ne justifie pas le
recours aux mauvais traitements,» conclut-il.
Cependant, ces accusations d’abus et de torture de la part de
l’armée libanaise tombent dans l’oreille d’un sourd ici au
Liban. Les souvenirs de la brutale guerre civile, associés à
l’idée que les Palestiniens sont d’une manière ou d’une
autre complices du Fatah al-Islam et de la mort de plus de
soixante-dix soldats libanais, ont créé une ambiance pour un
soutien inconditionnel aux militaires.
Pour le mouvement pro-gouvernemental du 14 Mars, ce conflit donne
l’occasion parfaite de prouver que l’armée libanaise est «forte»
et et qu’«elle peut défendre la Patrie», ce qui renforce leur
argument qu’il n’y a plus besoin d’une Résistance et que le
Hezbollah doit être désarmé. Mais il n’y a pas que le 14 Mars
qui apporte son soutien; la majorité du public libanais s’est
uni derrière les attaques de son armée contre Nahr al Bared
d’une manière qui n’a pas de précédent.
Des manifestations rassemblant des milliers de personnes se sont déroulées
en soutien à l’armée et des affiches avec des slogans en
faveur de l’armée ont été installées à travers tout le
pays. L’affiche la plus répandue est un grand panneau qui
semble apparaître tous les 300 mètres sur la route qui mène à
Tripoli. Sur un fond de camouflage militaire, il est écrit «al-Amru
Lak», une expression habituelle qu’on peut traduire «À vos
ordres».
La presse locale porte aussi une responsabilité pour encourager
les Libanais à donner de manière inconditionnelle
l’autorisation à l’armée de recourir à n’importe quel
moyen pour rétablir l’«ordre». L’armée a interdit aux
journalistes de filmer les soldats n’importe où à proximité
du camp et dans les checkpoints environnants – un ordre que la
plupart des médias libanais ont rempli avec dévouement.
Après avoir interviewé Mohammad et filmé ses blessures, j’ai
offert gracieusement le reportage à différentes chaînes de télévision
libanaises, mais personne n’a voulu y toucher. Un rédacteur de
New TV, bien connu pour ses reportages critiques sur le
gouvernement libanais, m’a dit, «L’armée a le droit de tout
faire quant à Fatah al-Islam et pour empêcher les attaques
terroristes à l’intérieur du Liban.»
La réponse de la télévision du Hezbollah al-Manar était plus
compatissante. «Vous voyez, nous adorerions traiter de cela,»
m’a expliqué mon contact, «mais nous ne pouvons dire quoi que
ce soit contre l’armée en ce moment; c’est un sujet trop
sensible.»
Répondant à ces accusations, le porte-parole du bureau de presse
de l’armée libanaise a dit que les Palestiniens étaient des «menteurs»
et que «nous ne blessons jamais personne, et en particulier pas
s’il s’agit de civils.»
Le porte-parole a même nié que les Palestiniens étaient systématiquement
emmenés par l’armée et interrogés après leur départ du camp
de Nahr al-Bared, une pratique que moi et d’autres journalistes
ont pourtant vue de leurs propres yeux (même si nous n’avons
pas été autorisés à la filmer).
Quant à Mohammad, son expérience l’a laissé avec un sentiment
de perte et de vulnérabilité en tant que Palestinien au Liban.
«Nous savons que les Israéliens sont nos ennemis, mais là ce
sont des Arabes…», dit-il.
Mohammad pense que les Palestiniens ne vont pas oublier facilement
l’injustice dont ils pensent avoir été les victimes de la part
de l’armée libanaise. «La façon dont l’armée libanaise
nous a traités a provoqué beaucoup de haine parmi nous à
l’encontre de l’armée libanaise,» dit-il.
«Cela va encourager les gens à rejoindre des groupes pour se
venger et j’ai entendu de mes propres oreilles des gens dire,
c’est OK. C’est seulement une question de temps. Ceux qui ont
été humiliés ne vont pas simplement oublier,» prévient-il. «Certains
Palestiniens détestent maintenant les Libanais en tant que
peuple, et pas seulement les leaders libanais. Leur armée a
maintenant créé une haine entre le peuple libanais et le peuple
palestinien.»
Les noms dans ce
reportage ont été changés pour protéger l’identité des
personnes. Sophie McNeill
est reporter à Dateline, un programme international
d’information de la chaîne publique australienne SBS TV. Elle
vit à Beyrouth. [*]
Pour mes lecteurs qui ne maîtriseraient pas l’argot: «clebs»,
«clébard», termes d’argot désignant, de manière extrêmement
péjorative, le chien. Dérivé de l’arabe «kaleb» (chien).
Dans une situation d’insulte et d’humiliation, je pense que
ces termes sont plus adaptés pour la traduction.
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