Tunisie
Le Qatar
influence-t-il vraiment la Tunisie ?
Ridha
Kéfi
Lundi 16 janvier
2012
A en croire certains, le Qatar jouerait
aujourd'hui un rôle de premier plan dans
la gestion de la transition politique
tunisienne. Il serait l'exécuteur d'un
plan américain d'installer des régimes
islamistes dans les pays du printemps
arabe. Qu'en est-il au juste ?
Par Ridha Kéfi
La célébration
officielle du premier anniversaire de la
révolution tunisienne continue de
susciter les débats dans les milieux
politiques. On a entendu à peu près
tout, et n’importe quoi… Certains
dirigeants politiques, en manque de
visibilité, se sont fait l’écho de
radotages sur facebook. Et l’homme qui a
le plus canalisé la détestation d’une
partie des Tunisiens, c’est l’émir du
Qatar, Hamad Ben Khalifa Al Thani, que
beaucoup accusent d’être le bras
politique et médiatique des Etats-Unis
dans la gestion du «printemps arabe».
Cette thèse résiste-t-elle à l’épreuve
de l’analyse, du moins dans le cas de la
Tunisie ?
Hamad Ben Khalifa Al Thani,
Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar
On peut, bien sûr, trouver excessive
et injustifiable l’implication de la
petite monarchie gazière dans la gestion
des révolutions tunisienne, égyptienne,
libyenne, yéménite, bahreïnie et
syrienne.
Les
assiduités qataries d’Ennahdha
On peut aussi débusquer, derrière
cette implication, une volonté du Qatar
d’étendre son influence politique dans
les pays arabes et islamiques, en
comptant sur ses relais dans la région.
Et, en Tunisie, le parti Ennahdha,
dominant dans l’actuelle coalition
gouvernementale, est considéré comme
l’un de ces «relais».
Les assiduités qataries de Rached
Ghannouchi, président du parti Ennahdha,
sont connues, notamment ses relations
avec le super-conseiller de l’émir du
Qatar, le théologien égyptien Youssef
El-Qaradhaoui, président de l’Union
internationale des savants musulmans (Uism)
dont Ghannouchi est membre.
Hamad Ben Khalifa Al Thani
accueilli par la Troïka
Les relations de Rafik Abdessalem,
l’actuel ministre des Affaires
étrangères, et accessoirement gendre de
Ghannouchi, avec le Qatar sont de
notoriété publique. Avant de rejoindre
son poste à Tunis, ce dernier était chef
du département de recherche au centre
d’études d’Al-Jazira, et donc, pour dire
les choses crûment, un salarié de
l’émir.
Aussi, la présence du cheikh Hamad
Ben Khalifa Al Thani à Tunis, qui plus
est, à un moment de grande charge
émotionnelle et symbolique, la
célébration du 1er anniversaire de la
révolution, ne pouvait que faire grincer
quelques dents...
De même, l’annonce, à l’occasion de
cette visite, de la signature de
protocoles d’accord relatifs à des
projets de coopération entre les deux
pays – traduire : des investissements et
des aides du Qatar à la Tunisie –, si
elle est censée être accueillie avec
gratitude par les Tunisiens, ces
derniers en ont conçu aussi,
paradoxalement, quelque inquiétude, eu
égard à tout ce qui précède.
Usa - Qatar :
vrai tandem ou mythe grossier ?
Cela dit, il convient de relativiser
l’influence du Qatar, et de sa chaîne
Al-Jazira, en Tunisie et dans le monde
arabe. Pour ce qui est de notre pays, ce
ne sont pas les quelques dizaines de
millions de dinars que le Qatar
s’apprête à injecter dans une économie
en berne qui vont influer les
orientations de la transition
actuellement en cours.
Sur un autre plan, les allégations de
certains à propos d’un soi-disant
«complot» américain, dont le Qatar
serait l’exécutant, pour instaurer des
régimes islamistes dans toute la région,
nous semblent quelque peu légères sinon
grotesques. Et cela pour plusieurs
raisons.
Hamad Ben Khalifa Al Thani et
Hamadi Jebali à la Kasbah
D’abord, les Etats-Unis n’apprécient
pas particulièrement les mouvements
islamistes. Ils les ont d’ailleurs
longtemps combattus, et aujourd’hui ils
ne font que s’en accommoder. Ils n’iront
pas jusqu’à les soutenir contre les
forces progressistes et libérales
pro-occidentales.
Ensuite, s’ils ont un nouveau plan
pour le Grand Moyen-Orient, les
Américains n’auraient pas besoins d’un
petit émirat gazier pour le mettre en
route. Ils ont suffisamment de relais
dans les pays-mêmes, au sein des armées
et des administrations, et pas seulement
des partis et de la société civile, pour
y aller eux-mêmes franco. Franchement :
quelle force, aujourd’hui, en Tunisie,
pourrait les en empêcher ? Hamma Hammami
et son Parti ouvrier communiste tunisien
(Poct) ou les quelques groupuscules
d’extrême-gauche et/ou nationalistes
arabes, grands défenseurs des
dictatures, passées, actuelles et à
venir ? Soyons sérieux…
Tunisie : un
Etat vieux de 3 siècles et demi
Certes, Washington n’est pas
indifférent aux changements actuellement
en cours en Tunisie, en Libye, en
Egypte, au Yémen, et sans doute aussi
demain en Syrie. Ils ont des intérêts
économiques et stratégiques importants
dans ces pays, liés surtout aux
ressources énergétiques (disponibles
pour des décennies encore dans la
région) et à la sécurité d’Israël, leur
grand protégé dont la greffe tarde à
prendre dans la région.
Les Américains ont aussi des craintes
relatives notamment à un possible
renforcement du réseau Al-Qaïda au
Maghreb islamique (Aqmi), toujours actif
dans la bande sahélo-saharienne, et qui
menace de reprendre du poil de la bête
et de profiter de la moindre faille que
laisseraient les dispositifs
sécuritaires des les pays d’Afrique du
Nord. A cet égard, les risques en
Tunisie, un pays plus ou moins tenu,
sont moindres qu’en Libye, où le trafic
des armes s’est intensifié au cours des
derniers mois. Mais même en Tunisie, le
risque ne peut pas être écarté
totalement.
Cependant, les responsables
américains ont multiplié les visites en
Tunisie pour s’assurer que les nouveaux
dirigeants du pays tiennent en main la
situation sécuritaire, notamment dans
les zones frontalières, s’enquérir de
leurs besoins dans ce domaine et les
rassurer quant aux prédispositions de
Washington à les aider, le cas échéant,
et à soutenir la transition en cours
dans le pays.
Pour cela, Washington a-t-elle
vraiment besoin de Doha ? Sachant que
les relations entre la Tunisie et les
Etats-Unis remontent à plus de deux
siècles et que la coopération
bilatérale, notamment dans le domaine
militaire, est très ancienne et assez
développée. On sait aussi que la Tunisie
a toujours eu, depuis son indépendance,
en 1956, donc bien avant la naissance du
Qatar, en 1971, un fort tropisme
américain.
Dire donc qu’un petit émirat gazier,
dont la naissance remonte à une
quarantaine d’années, pourrait avoir une
influence sur un pays, la Tunisie, dont
l’histoire remonte à 3.000 ans et qui
dispose d’un Etat central et d’une
administration depuis au moins 3 siècles
et demi, participe d’une ignorance
crasse de l’histoire de notre pays, ou
bien d’une mauvaise foi manipulatrice.
Et c’est cette seconde hypothèse qui
nous semble la plus plausible, tant les
affirmations à propos d’une puissance
impérialiste pernicieuse appelée Qatar,
qui foisonnent sur les réseaux sociaux
et même dans les déclarations de
certains dirigeants politiques,
apparaissent d’un grotesque absolu.
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Publié le 16 janvier 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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