|
UJFP
Les
Justes
Pierre Stambul Mes camarades de «
Ballon Rouge » à Aubagne se sont retrouvés dans une drôle de
situation. Récemment le lycée professionnel Eiffel d’Aubagne a
reçu le titre de « juste » en souvenir d’un artisan
aubagnais, Mr Chabrol, qui contribua à sauver une famille juive
pendant la guerre, et en récompense pour le travail de mémoire
initié par les responsables de ce lycée.
Le drapeau israélien accueillait les visiteurs et les invités
lors de cette réception, car ce sont les autorités israéliennes
qui décident de la reconnaissance du « juste ». Le représentant
du consulat d’Israël a fait un discours classique et unilatéral.
Quel rapport y a-t-il entre l’héroïsme passé des uns et
l’occupation de la Palestine ? En quoi le premier peut-il
justifier l’autre ?
Le génocide nazi a tardé à rentrer dans l’histoire.
À la stupeur et à la honte devant la découverte des survivants
décharnés ou celle des camps d’extermination a succédé le
silence. Pour les survivants des camps, l’horreur était «
indicible » pour reprendre les termes de Primo Lévi. Les Juifs
qui ont survécu à l’occupation ou à la déportation ont
cherché avant tout à s’intégrer et à reconstruire leur vie.
En France, il y a eu une collusion entre communistes et gaullistes
pour propager le mythe d’un pays unanimement résistant. Cette
version a masqué les crimes du régime de Vichy et la persécution
des Juifs et des Tsiganes. Il a fallu attendre de nombreuses années
après la Libération pour que certains faits remontent, mettant
en évidence aussi bien les horreurs commises par des Français
(Bousquet, Leguay, Papon …) que le rôle de celles et ceux qui
ont risqué leur vie pour sauver des êtres humains.
En Israël, c’est plus compliqué. C’est le génocide qui a
rendu possible la fondation de l’Etat d’Israël. En même
temps, à la fin des années 40 et au début des années 50, les
rescapés du génocide avaient mauvaise presse en Israël. On
opposait volontiers la prétendue soumission des déportés
partant à la chambre à gaz avec l’Israélien nouveau défrichant
la terre et combattant pour construire son pays. Cette vision est
assez inexacte. Il y a eu des révoltes juives en Europe Occupée
(l’insurrection du ghetto), il y a eu une résistance juive (la
MOI par exemple) et il y a eu des révoltes dans les camps. Cette
ambivalence des Israéliens vis-à-vis des survivants se poursuit
aujourd’hui. Ils sont 250000 en Israël à avoir connu l’Europe
occupée. 1/4 d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et
ils ont manifesté pour exiger une augmentation de leurs pensions.
La prétention des autorités israéliennes de parler au nom des
rescapés du génocide est une escroquerie à plusieurs titres :
l’écrasante majorité des morts n’étaient pas sionistes et
ignoraient même tout de cette idéologie. Beaucoup n’étaient
pas croyants. Ils n’avaient rien à voir avec Israël qui n’était
en rien une solution à leur persécution. Les Sionistes n’ont
joué qu’un rôle marginal dans la résistance juive au nazisme
qui était essentiellement communiste et bundiste. Pire, même à
une époque où le génocide avait largement commencé en Europe,
les Sionistes continuaient à avoir une préoccupation unique :
construire leur « Etat Juif ». Comment peut-on justifier
l’assassinat de soldats anglais par des groupes sionistes en
1942 ? Donc présenter Israël comme une issue salvatrice après
la catastrophe est une réécriture de l’histoire et une
captation d’héritage et de mémoire. Nous avons besoin de nous
souvenir, pour que de telles horreurs ne reviennent jamais, pas
pour justifier la Naqba.
Yad Vashem et les Justes
C’est vraiment avec l’arrestation en Argentine, le jugement et
l’exécution d’Eichmann (1962) que l’Etat d’Israël décide
de s’approprier le génocide nazi. Cela fait partie de sa prétention
à parler au nom de tous les Juifs et de présenter la création
de l’Etat d’Israël comme LA réponse à l’antisémitisme et
à la persécution.
Mais en fait dès 1951, l’Etat d’Israël obtient de l’Allemagne
des réparations spécifiques : en 50 ans, plus de 100 milliards
de Marks ont été versés … aux victimes juives, pas aux
autres. Pour l’Allemagne, c’est un passage obligé pour
retrouver la souveraineté.
En 1953, la Knesset vote la création du mémorial Yad Vashem à Jérusalem
consacré à l’histoire de la persécution antisémite et à
l’extermination des Juifs. Il y a bien sûr des critiques très
sérieuses à porter à ce mémorial. Les milliers de soldats en
uniforme qui le visitent n’en tirent hélas pas la conclusion
qu’il faut tout faire pour empêcher la répétition des événements
qui ont conduit à une telle monstruosité. Au-delà de la version
universelle du génocide, beaucoup préfèrent celle de Sharon qui
déclarait : « Auschwitz est la preuve que les Juifs ne peuvent
se défendre que par eux-mêmes » (autrement dit tout leur est
permis, y compris la possibilité d’écraser un autre peuple).
Et puis certains événements sont présentés de façon
tendancieuse à Yad Vashem : ainsi l’Affiche Rouge montre des
Juifs résistants tués par l’occupant sans même dire qu’ils
étaient communistes. Il n’empêche. Il fallait qu’une longue
recherche soit faite sur le génocide et il est regrettable
qu’un Yad Vashem plus objectif n’existe pas ailleurs.
Avec la création de Yad Vashem, les Justes apparaissent. En
reprenant un concept religieux, il s’agit pour les dirigeants
israéliens de célébrer les « amis » des Juifs, ceux qui ont
permis la survie. Les critères pour être un « Juste » sont précis
: il faut avoir apporté une aide concrète, avoir risqué sa vie
pour sauver des Juifs, n’avoir touché aucune récompense en échange.
Et il faut que les preuves de ces actions existent. Il existe
aujourd’hui plus de 21000 « Justes » dont 2600 français.
Délibérément, dans la « sélection des Justes », les
personnages non reliés à la guerre ont été écartés. Ni l’Abbé
Grégoire qui donne aux Juifs français la citoyenneté pendant la
Révolution, ni Emile Zola avec son célèbre « j’accuse » en
faveur du capitaine Dreyfus ne sont des Justes. Ceux qui ont sauvé
des Non-Juifs ne sont pas célébrés. Quand ils ont sauvé les
uns et les autres (voir le cas de Varian Fry), seul le sauvetage
des Juifs compte.
Cette célébration est-elle utile ? Elle est en tout cas compréhensible
pour les victimes. J’ai une tante israélienne, enfant caché
pendant la guerre dont le père est mort à Auschwitz. Régulièrement,
elle refait le voyage dans les villages périgourdins où elle a
trouvé refuge.
L’être humain et la barbarie
Il existe bien sûr un contexte historique qui fait qu’une
population entière bascule dans l’horreur. Il y a sûrement
d’autres causes si l’on suit les pistes explorées par Wilhelm
Reich dans « Psychologie de Masse du fascisme ». Et pourtant, même
dans les pires périodes, on garde la faculté de choisir, le
basculement dans l’horreur n’est pas inéluctable.
Au Rwanda, beaucoup d’habitants ont découpé leur voisin à la
machette. Mais beaucoup de Hutus ont sauvé des Tutsis et ont préféré
être tués plutôt que de participer au grand massacre. Idem en
Bosnie. Certains Serbes de Sarajévo sont partis sur les hauteurs
de la ville pour bombarder méticuleusement l’immeuble de leurs
voisins. D’autres sont restés et ont conservé d’anciens
rapports d’amitiés.
Même dans des circonstances exceptionnelles, les êtres humains
gardent une forme de choix : s’avilir ou rester propres.
Ce qui caractérise certains « justes », c’est que ce sont des
gens ordinaires qui n’avaient souvent même pas conscience du
caractère unique de leurs actes. La Résistance a produit des
individus du même type. Il y a à Marseille une rue Fernand
Pauriol. Qui sait que c’était un ouvrier communiste sorti très
tôt de l’école et envoyé par le parti pour être l’intermédiaire
avec « l’Orchestre rouge » de Trepper ? Il est mort sous la
torture sans avoir parlé. Sinon, les dommages auraient été
terribles.
En ce qui concerne la France, c’est le pays des contrastes.
D’un côté il y a le régime de Vichy, ses Bousquet, Papon,
Laval et le zèle avec lequel ils ont servi le nazisme, voire
devancé l’attente de l’occupant. On a dénombré 55 millions
de lettres de dénonciation écrites par environ 3 millions de
personnes (certains délateurs en ont fait beaucoup). En même
temps, la France est, de tous les grands pays occupés celui où
il y a (de loin) la plus grande proportion de Juifs survivants
(115 000 morts et 220000 survivants). Cela tient en partie à la
configuration du pays, il y avait des endroits où se cacher. Mais
cela aurait été impossible si la plupart des Français
n’avaient pas choisi de ne rien dire sur leur voisin qui se
cachait ou même de lui venir en aide.
Les pays « justes »
Un seul pays est honoré en tant que tel à Yad Vashem, c’est le
Danemark. La plupart des Juifs du pays ont été « exfiltrés »
par la Résistance et ont pu rejoindre la Suède restée « neutre
». Il faut dire que le roi avait donné l’exemple. Quand
l’occupant a ordonné le port de l’étoile jaune pour les
Juifs, le roi a décidé de la porter en incitant ses compatriotes
à en faire autant.
En Bulgarie, pays pourtant allié à l’Allemagne, le Roi a refusé
qu’on touche aux Juifs Bulgares. Même attitude du sultan du
Maroc qui a refusé de céder à l’injonction de Vichy de ficher
les Juifs et de prendre des mesures discriminatoires.
En Albanie, c’est la résistance communiste qui a organisé la
fuite des Juifs du pays vers les maquis. C’est le seul pays
occupé d’où aucun convoi n’est parti vers les camps de la
mort.
En France, le cas du village du Chambon-sur-Lignon est assez
fantastique. Il est situé en Haute-Loire aux confins de l’Ardèche.
C’est un village protestant au milieu d’une zone très
catholique. Il est situé loin du pays camisard qui est entre Gard
et Lozère. Le village a accueilli environ 2000 enfants juifs
pendant la guerre. Répartis dans les familles et mélangés avec
les enfants du village avec des faux prénoms et des fausses
identités, ils ont échappé aux traques et aux rafles. À la Libération,
ils ont été rendus aux membres de leurs familles qui avaient
survécu. Comportement différent chez certains catholiques qui
ont caché des enfants mais les ont convertis et ont refusé de
les rendre. Le cas des enfants Finali qui ne seront rendus à leur
famille qu’en 1954 après un long procès est connu. Au
Chambon-sur-Lignon, les paysans protestants avaient une longue
culture d’entraide et de résistance. La plupart ont été stupéfaits
d’être considérés comme des Justes. Pour eux, ils n’avaient
fait que ce que leur conscience leur commandait.
Les Justes célèbres
Commençons par Raoul Wallenberg. Ce diplomate suédois, membre
d’une famille de grands patrons, devient consul à Budapest au
moment où la déportation et l’extermination des Juifs hongrois
entreprise par Eichmann bat son plein. Wallenberg va racheter des
maisons et fournir des passeports de protection à des dizaines de
milliers de personnes. Il ira racheter des gens qui ont déjà été
arrêtés. Wallenberg a eu une fin tragique. Arrêté par les Soviétiques,
il a disparu, probablement exécuté dans la prison de la
Loubianka à Moscou.
Continuons avec l’allemand Oskar Schindler dont l’histoire est
racontée dans le film de Spielberg. Industriel et membre du parti
Nazi, rien ne le prédisposait à se préoccuper du sort des
Juifs. Il s’est pris d’une réelle affection pour les 1200
Juifs condamnés au travail forcé dans son usine d’armement. Il
a artificiellement fait durer éternellement leur travail,
multipliant avec succès les artifices pour empêcher leur déportation.
À présent l’Américain Varian Fry. Il est envoyé à Marseille
en 1940 par une association antifasciste américaine. Il
entreprend de faire sortir de France et d’Europe (via l’Espagne
et le Portugal) des milliers de réfugiés qui arrivent dans la région.
Il achète la villa Airbel où les réfugiés se cachent avant de
pouvoir quitter la région. Le réseau de Varian Fry a certes sauvé
de nombreux Juifs/ves : Hannah Arendt, Max Ernst, Marc Chagall, la
famille de Thomas Mann. Mais il a sauvé des antifascistes
d’histoires et d’origines très diverses : André Breton,
Victor Serge …
Les Justes « improbables »
J’entends par là ceux qui ont été totalement à contre
courant de leur milieu d’origine ou de l’attitude de leur
pays. Ainsi, par exemple, il y a eu des religieux catholiques héroïques
. Le curé décrit dans le film « Amen » de Costa-Gavras qui
choisit d’être déporté parce qu’il n’a pas pu empêcher
la grande rafle de Rome correspond à un personnage réel. Mais il
faut bien dire que a hiérarchie catholique, à commencer par son
chef Pie XII, était massivement dans l’autre camp.
Quelques Justes peu connus :
--La Suisse a eu un rôle plus qu’ambigu pendant la guerre. Elle
a servi de banque à l’Allemagne et, au nom de sa neutralité,
elle a fermé ses frontières aux nombreux/ses antifascistes qui
cherchaient refuge. Les cas de personnes refoulées de Suisse et
remis aux Allemands sont innombrables. Paul Grüninger était un
commandant de la police des frontières suisse. Il a désobéi et
fait rentrer environ 3000 Juifs allemands et autrichiens dans son
pays. Il n’a pas voulu être payé. Il l’a payé chèrement.
En 1942, il a été radié de la fonction publique. Il est mort
des années après dans la misère sans jamais avoir été réhabilité.
--Le Portugal a connu le fascisme dès 1932 avec Salazar.
Aristides Sousa Mendes /est déjà âgé en 1940 quand il est nommé
consul du Portugal à Bordeaux. Il vient d’une famille
monarchiste. Pourtant, alors que les réfugiés affluent à
Bordeaux en 1940, il décide de délivrer des visas à tous les réfugiés
qui en ont fait la demande. Des milliers de fugitifs réussissent
à fuir par Hendaye. Parfois, le consul les accompagne à la
frontière. Comme Varian Fry, il ne souciait pas des origines de
ceux qu’il aidait. Rappelé dès juin 1940 au Portugal, il est
mort dans la misère.
--Au Japon, on ne savait pas vraiment ce qu’était un Juif, même
si plusieurs milliers de Juifs soviétiques se sont retrouvés en
Chine occupée. Sempo Sugihara fut le premier diplomate japonais
en poste en Lituanie pendant la brève indépendance de ce pays.
Il est en poste en 1939 à Kaunas et il y reste pendant les
premiers temps de l’occupation soviétique consécutive au Pacte
germano-soviétique. Sugihara a fourni des milliers de visas pour
le Japon via Vladivostok. En fait les réfugiés partaient aux
Etats-Unis. La plupart étaient Juifs. De retour au Japon après
la guerre, Sugihara fut mis à la retraite d’office.
--Les Caraïtes sont au départ des Juifs « dissidents ». L’hérésie
apparaît de façon sûre au VIIIe siècle après JC en Mésopotamie.
On trouve des Caraïtes partout dans le monde, en Palestine, au
Maroc, en Espagne, mais surtout en Crimée d’où ils viendront
en Lituanie et en Pologne. Entre Juifs et Caraïtes, les rapports
étaient tendus. Pourtant il y a eu des gestes forts d’entraide.
Quand les Nazis demandent à des savants Juifs si les Caraïtes
sont Juifs, la réponse donnée est négative. Elle convaincra les
Nazis qui considèreront les Caraïtes comme « Aryens » et les
épargneront. En retour, les Caraïtes de Lodz ont signé de
nombreux faux certificats de caraïtisme pour les Juifs du ghetto.
--Il y a eu des Allemands parmi les « Justes ». Ebergard
Helmrich a fourni de nombreux faux papiers à des femmes juives
polonaises pour leur permettre d’aller à Berlin où elles sont
devenues employées de maison.
--Je finirai avec les femmes allemandes de la Rosenstrasse. En février
1943, Goebbels donne l’ordre de déporter les 5000 Juifs qui
vivent encore à Berlin et qui sont affectés de force dans des
usines. 1/3 d’entre eux sont mariés à des femmes allemandes.
Celles-ci vont manifester quotidiennement dans la Rosenstrasse. Et
elles obtiennent satisfaction. C’est le moment de la bataille de
Stalingrad et les Nazis ont peur d’une rupture du front intérieur.
Les hommes sont libérés. On va même en rechercher certains dans
les camps où ils avaient été déportés.
Célébrer les Justes, pourquoi faire ?
On l’a vu, il y a des personnalités étonnantes parmi les
Justes. Ne pas les oublier, pouvoir les remercier, correspond à
un désir légitime. Après, en faire l’affaire des Juifs alors
qu’il y a quelque chose d’universel dans cette démarche,
c’est autre chose. Mêler Israël à cette célébration n’a
pas de sens. C’est une usurpation d’histoire et une récupération
indigne. Les gens traqués et leurs sauveteurs sont étrangers au
conflit israélo-palestinien.
L’existence des Justes souligne qu’il est fondamental de désobéir
à des ordres injustes. Et que sauver un/e fugitif/ve, c’est
quelque part défendre l’Humanité. Les Justes aujourd’hui, même
si les contextes sont très différents, ce sont un peu ici les
membres du Réseau Education Sans Frontière et en Israël les
Refuzniks. Les uns et les autres désobéissent à des ordres
injustes. Pourvu qu’on n’attende pas 60 ans pour reconnaître
qu’ils ont eu raison.
|