Tunisie
Tunisie : Lois
d'épuration
et sections d'assaut islamistes menacent
la démocratie
Mohamed Ridha Bouguerra
Jeudi 6 décembre 2012
Si, à travers les
Rcdistes, ce sont Béji Caïd Essebsi et
Nida Tounès que l'on entend écarter, qui
nous assure que l'on s'arrêtera en si
bon chemin et que d'autres partis, ou
catégories de citoyens, ne seront pas
bientôt, à leur tour, sur la sellette?
Par
Mohamed Ridha Bouguerra*
Alors que son rôle doit, en principe,
se limiter à la rédaction de la nouvelle
Loi fondamentale qui aura à régir la vie
politique du pays durant les prochaines
décennies, et malgré le retard pris pour
arriver au bout de cette tâche, objet
même de son existence, que vient, au
fait, de nous présenter l'Assemblée
nationale constituante (Anc) qui se
prend pour un parlement ou organe
législatif ordinaire? Un projet de loi
destiné à exclure de la course vers le
pouvoir les potentiels adversaires
politiques d'Ennahdha et de ses
supplétifs que sont le Congrès pour
République (CpR) et autres partis
croupions du genre de la formation Wafa!
La loi de finances 2013 peut
attendre! Les textes sur la justice
transitionnelle peuvent attendre!
L'organisation de la Haute autorité
indépendant de la communication
audio-visuelle (Haica) peut encore
attendre! Exclure de la vie politique
des centaines, voire des milliers, de
citoyens sans aucun jugement, les jeter
en pâture à l'opinion publique et les
transformer en citoyens de seconde zone
car électeurs et non éligibles, voilà
l'urgence du moment pour ceux qui
prétendent «immuniser la révolution»
contre le danger que représenteraient
encore les Rcdistes!
Une manœuvre
pour instaurer une hégémonie politique
Ekbes,
manifestation en faveur du parti
Ennahdah à Tunis, le 31 août 2012.
Cela a un nom, celui d'épuration!
Cela a un but, c'est procéder à un
règlement de comptes politique en
bafouant et en mettant entre parenthèses
la justice et la justice transitionnelle
surtout. Cela revient aussi à priver les
citoyens de la libre expression de leur
point de vue à travers le bulletin de
vote. Cela constitue encore un
détournement de la volonté populaire. Il
y a, en effet, derrière cette trompeuse
manœuvre qui se veut au service de la
révolution, une protection de son
devenir et une garantie de sa
continuation, une basse opération
politicienne afin de s'assurer lors des
prochains scrutins une place
prépondérante, sinon hégémonique, sur
l'échiquier électoral.
Il va sans dire qu'il n'est nullement
question ici de défendre les anciens
Rcdistes, de triste mémoire, dont la
nuisance a été légalement réglée par la
dissolution de leur parti.
Il s'agit, d'abord et surtout, de
refuser le principe des purges qui ne
font pas dans le détail et mettent à
leur service le législatif afin de
protéger les arrières politiques d'un
parti qui cherche à se maintenir au
pouvoir en portant atteinte au processus
normal de la transition démocratique et
à une saine et loyale concurrence. Car,
au fond, les Tunisiens ne sont pas dupes
et n'ont pas manqué de saisir que
derrière ce projet de loi et sous
couvert du droit se cache, en réalité,
une sordide mise en scène du fameux
adage popularisé par Molière et qui dit:
«Qui veut noyer son chien l'accuse
de la rage»! Car la loi en
préparation est-elle vraiment autre
chose qu'un vil prétexte pour se
débarrasser de Béji Caïd Essebsi et de
l'écarter de la course au pouvoir? Au
fil des jours, l'ancien Premier Ministre
n'est-il pas devenu le principal
personnage influent aujourd'hui sur la
scène politique et le plus sérieux
obstacle à l'avancée de la machine
théocratique manœuvrée par Ghannouchi et
ses affidés? N'y a-t-il pas comme un
aveu involontaire de la part du chef du
parti conservateur religieux de la
phobie que lui inspire la formation de
son rival lorsqu'il a cherché à
minimiser celle-ci? M. Ghannouchi s'est
ainsi exprimé sur Nida Tounes au cours
d'une interview parue récemment dans un
journal belge en déclarant: «C'est
une construction médiatique pour montrer
un soi-disant concurrent à Ennahdha, qui
n'a même pas encore présenté de
programme»?
Abderraouf
Ayadi, l'épurator au service d'Ennahdha
Le désarroi
des dirigeants islamistes
Finalement, ce détournement de l'Anc
de son objectif constitutionnel, cet
asservissement antidémocratique des
fonctions législatives que celle-ci
s'est octroyées, cette honteuse
usurpation de la volonté populaire
traduisent, à bien y regarder, la peur
qui agite actuellement les Nahdhaouis,
ainsi que leurs associés au sein de la
troïka.
Face à la fulgurante ascension du
seul parti qui constitue le principal et
même exclusif objet de leur
ressentiment, nos dirigeants
provisoires, forts de leur nombre au
sein de l'Anc, réagissent maladroitement
et d'une manière peu réfléchie en
proposant ce projet de loi. L'adoption
de la loi en préparation ne
risque-t-elle pas de faire de la
Constituante une simple chambre
d'enregistrement à l'image de
l'Assemblée dite nationale sous Ben Ali?
Cependant, le trouble qui s'est
emparé dernièrement des Nahdhaouis ne
s'est pas contenté de se manifester
seulement par cette initiative
juridique. D'autres signes inquiétants
sont venus mettre à nu le désarroi des
dirigeants islamistes. Parmi ces signes
révélateurs, il faudrait citer en bonne
place la dangereuse réactivation du bras
armé d'Ennahdha qu'est la Ligue
nationale de la prétendue protection de
la révolution. Celle-ci, et suite au
large soutien populaire qui s'est
exprimé en faveur des habitants
martyrisés de Siliana, a publié un
communiqué en cinq points daté du 1er
décembre. Elle y appelle ses membres, à
travers l'ensemble du territoire
national, à une mobilisation générale et
à la plus grande vigilance. Elle annonce
la mise sur pied d'une cellule de crise
et de veille permanente afin de
«s'opposer à toute action suspecte.»
Elle avertit de la façon la plus
énergique tous ceux qu'elle considère
comme les ennemis de la révolution que
«sa patience est à bout.»
Mohamed
Abbou ou l'obsession des Rcdistes comme
ligne politique
Elle déclare ouvertement la guerre à
ceux qu'elle désigne par «les
corrompus», qu'ils appartiennent à la
sphère politique ou à celles de la
justice, de la presse ou des affaires.
Elle demande au gouvernement de hâter
l'examen des dossiers qui prouveraient
leur corruption. Avec au moins un nom à
l'appui. Elle intime l'ordre à l'Anc
d'exclure de ses rangs un élu désigné
encore par son nom et dont le crime est
d'avoir reconnu publiquement son
ancienne appartenance au Destour.
Ainsi, la gardienne autoproclamée de
la révolution n'est pas loin de se
prendre pour un État dans l'État,
habilitée, croit-elle, à dicter sa
conduite tant à l'exécutif qu'au
législatif et au judiciaire!
Des sections
d'assaut... islamistes
D'ailleurs, les sections d'assaut
fascistes que l'on a déjà vues, hélas, à
l'œuvre à Tataouine et qui ont à leur
sinistre palmarès l'assassinat de feu le
militant Lotfi Naghd n'ont pas tardé à
passer de nouveau à l'action. Elles ont
attaqué en grand nombre, on parle de
près de 150 assaillants, le domicile de
l'homme d'affaires qui a été désigné à
la vindicte populaire dans le communiqué
déjà cité.
Le gouvernement en place
laissera-t-il donc encore le champ libre
à ces ennemis de la démocratie? Le
parquet, que l'on a vu dans d'autres
circonstances si prompt à agir,
laissera-t-il passer encore cette
occasion pour mettre hors d'état de
nuire ceux qui se sont mis par eux-mêmes
hors-la-loi en troublant l'ordre public
et en adressant force menaces à des
citoyens nommément et publiquement
désignés? Quand finira-t-on donc par
accéder à la demande d'organisations de
la société civile et de citoyens de plus
en plus nombreux qui réclament la
dissolution de ces organisations quasi
paramilitaires?
Il y a là, tout compte fait, un
comportement qui ne fait que donner
raison à Georges Duhamel qui écrit :
«On sait que l'épuration, quand elle
frappe en haut, correspond à un
changement de la classe dirigeante;
quand elle frappe en bas, elle se
manifeste par des règlements de comptes
de l'ordre individuel.»
Sommes-nous donc vraiment sur la
bonne voie de la démocratie? Le projet
de loi sur une prétendue protection de
la révolution est une nouvelle occasion
pour rappeler qu'il nous faut nous
méfier d'un parti habitué au double
langage et dont l'ambition est
d'utiliser le système des purges et des
épurations dans des desseins partisans.
Des
Tunisiennes manifestent pour la
dissolution des milices des ligues de
protection de la révolution
Il faudrait répéter encore et encore
que cette loi n'est, en effet, qu'une
manœuvre pour nous mystifier en nous
présentant de faux prétextes afin de
justifier une mauvaise action contre le
processus démocratique. Elle tend à
marquer au fer rouge une frange de
Tunisiens. Elle risque de s'avérer, plus
tard, comme le premier maillon d'un
redoutable arsenal juridique destiné à
asseoir une dictature naissante.
Enfin, si, à travers les Rcdistes, ce
sont, aujourd'hui, Béji Caïd Essebsi et
Nida Tounès que l'on entend écarter, qui
nous assure que l'on s'arrêtera en si
bon chemin et que d'autres partis, ou
d'autres catégories de citoyens, ne
seront pas bientôt, à leur tour, sur la
sellette?
* Universitaire.
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Publié le 6 décembre 2012 avec
l'aimable autorisation de Kapitalis
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