Syrie :
Réponse à Madame Marie
Mamarbachi Seurat
Chère Madame,
Je suis d’origine
palestino-libanaise. Certains de
mes parents ont été condamnés à
mort par le régime syrien. Ce
n’est donc pas par sympathie
pour ce dernier que je
m’exprime.
Vous êtes écrivain et c’est avec
virtuosité que vous exprimez
votre indignation face aux
chrétiens d’Orient. Vous prenez
la peine de rappeler vos lettres
de créances dont la plus
poignante est que vous êtes
l’épouse d’un martyr. Le
préambule autobiographique et la
belle prose aux accents
dantesques ne cherchent pas tant
à persuader vos lecteurs qu’à
dissuader ceux qui songeraient à
vous contrecarrer. Non seulement
votre texte balaie d’un coup de
poing toute opposition de la
plèbe chrétienne à votre version
des faits mais vous dissuadez
même nos prélats de s’exprimer
au point de clôturer votre
réquisitoire en assénant un
tonitruant «
taisez-vous » aux Eminences
qui ne se sont pas encore
exprimées face à la situation de
la Syrie : « Grecs
et Arméniens orthodoxes,
Arméniens catholiques, syriaques
et jacobites, chaldéens et
autres ».
Chère Madame, je m’associe à
votre deuil pour votre cher et
inoubliable mari. Que votre
douleur soit encore vivante est
compréhensible. Que vous soyez
en connivence affective et
militante avec l’incomparable
Michel Kilo ne me surprend
guère. Mais, croyez-vous que
votre zèle pour la liberté
d’expression et la démocratie en
Syrie sur fond de votre propre
souffrance, sont suffisants pour
vous autoproclamer le juge
suprême des chrétiens d’Orient,
de leurs éthiques et même de
leurs pasteurs ? N’est-ce pas
dépasser les bornes de la
liberté des autres ?
En essayant de ne pas être
paralysée par votre réquisitoire
qui, dans certains passages, a
le goût âcre de l’injure et, en
passant outre les propos
diffamatoires de vos
apostrophes, quelle ligne de
conduite puis-je inférer qui
mériterait votre satisfecit ?
que reprochez-vous si sévèrement
aux chrétiens et à leurs
pasteurs ? Il est difficile de
vous suivre et de retenir de
votre discours une orientation
constructrice.
Votre diatribe enflammée semble
viser uniquement à discréditer
les chrétiens et leurs pasteurs.
Au lieu d’ouvrir une voie pour
leur réhabilitation, vous les
vouez sans nuances aux gémonies.
Mais votre virulence recouvre
des prémisses qui jettent de la
poudre aux yeux. Avec mes frères
et sœurs et nos pasteurs, je me
sens décrédibilisée. C’est
pourquoi j’aimerai élucider ce
qui, dans votre texte, relève de
la désinformation.
D’abord vous dites vous-mêmes
que jusqu’à hier vous étiez une
« pro » du
régime alaouite. C’est une gifle
à tous ceux qui ont souffert des
exactions de ce régime lorsque,
mandaté ou du moins toléré par
les grandes puissances pour
contrôler le Liban, il a mâté
dans le sang la rébellion du
peuple et de l’armée libanaise
réclamant leur indépendance.
Sommé d’évacuer enfin ses
troupes qui occupaient le Liban
depuis deux décennies, le
Président Bachar El Assad a
reconnu publiquement les erreurs
du passé. N’est-ce pas sous le
contrôle syrien que votre mari a
été enlevé et bientôt assassiné
au Liban ? Et vous avez continué
à croire en la « protection »
que ce régime assurait aux
chrétiens ? Que ne vous
êtes-vous soulevée avec nous
alors chère Madame ? Ou, plus
tard lorsque les Evêques
maronites avec à leur tête le
Patriarche Nasrallah Sfeir ont
publié leur fameuse déclaration
réclamant enfin le droit du
Liban à l’indépendance ?
Mais vous étiez loin de la scène
libanaise comme vous avez été
loin de la scène syrienne et
aujourd’hui c’est d’une manière
bien impromptue et, pardonnez
l’expression, cavalière, que
vous prenez le parti d’une cause
que vous voulez nous imposer
manu militari.
A peine arrivée à Damas le 22
août 2011 vous avez à cœur
d’énumérer les atrocités
commises dans les quarante huit
heures. Où puiserez-vous vos
informations si ce n’est chez
Rami Abdel Rahman, dans son
observatoire syrien des droits
de l’homme en vraie émule de
l’inlassable Jazirah, de ses
sœurs de lait Al Arabiya et Al
Hurra ainsi que de leurs
cousines germaines d’Occident
BBC et France 24 ? Vous ne
prenez pas la peine de dire
quelles sont ces atrocités et
qui les a perpétrées, car dans
votre mentalité c’est superflu.
Le régime est incriminé, les
manifestants sont canonisés, et
diabolisés ceux qui n’adoptent
pas cette vision manichéenne.
Vous anathématisez les chrétiens
qui ont ouvert deux boîtes de
nuit à Alep et qui ont eu le
toupet de danser ! En voilà
d’une preuve que notre liberté
est espionnée et que nous sommes
entrés, sous votre égide dans
une ère totalitaire comme aux
pires moments des Talibans.
Mais, vous êtes-vous seulement
promenée à Mazzeh ou sur
l’autoroute d’Alep n’importe
quelle après-midi des quelques
jours que vous avez passé en
Syrie chère Madame ? Vous auriez
dû frémir en voyant les familles
musulmanes au complet
piqueniquer sur l’herbe verte,
chanter et danser la vie. C’est
étonnant que vous ne mentionnez
que les chrétiens parmi la
population qui continue à
survivre malgré les évènements.
Vous nous incriminez pour
inconscience, nous et nos
pasteurs pour ne nous être pas
exprimé sur les exactions ni
avoir escaladé nos clochers pour
clamer notre désapprobation ou
faire sonner le tocsin face à
l’interminable succession de
ceux qui sont tombés pour avoir
réclamé la justice.
Enfin voilà une consigne qui
tient la route ! Vous voulez que
les chrétiens prennent le parti
de ceux qui réclament liberté et
justice ? A vos ordres !
Seulement, auriez-vous la bonté
de nous orienter vers le groupe
qui vous semble le plus
approprié pour que nous le
suivions ?
Devrons-nous rejoindre les
frères musulmans de Hama ? Les
salafistes de Jisr El Chaghour ?
Les sbires de Al Qaïda dans la
Djezzirah, aux confins de la
frontière irakienne ou les
disciples du cheikh Arour dans
la Province de Damas ? C’est
l’embarras du choix !
A ce moment-là vous voulez
certainement que les chrétiens
troquent la croix pour le
croissant, qu’ils échangent
leurs évangiles pour les corans
et qu’ils s’avancent chaque
vendredi aux accents de « Allah
hou Akbar », « Dieu est grand »
ou mieux, de «
Hayya 3alal Jihad ? Debout à la
guerre sainte » ? Vous révez
sans doute, par solidarité,
qu’ils autoproclament leur
impiété originelle en s’écriant
avec leurs frères
fondamentalistes « les
alaouites au tabout (tombeau) et
les chrétiens à Beyrouth ».
Si votre ouverture culturelle
n’est pas parvenue à tant de
condescendance, sans doute
préconiserez-vous que nous
rejoignions un groupe dissident
libéral. Serait-ce celui qui
obéit à la philosophie d’un
Borhan Ghalioun ou à la vindicte
d’un Abdel Halim Khaddam ? A
moins que, proche des Alaouites,
vous ne nous conseillez de
rejoindre les rangs des fana de
Rifaat El Assad dont la
dissidence l’a certainement lavé
de ce qu’il avait encore de plus
odieux que toute la tyrannie de
feu son frère.
Ou peut-être que votre sens
altruiste nous pousserait à
suivre les revendications de nos
frères kurdes ? Pourquoi pas ?
Pourquoi ne pas adopter le
turban et la moustache et
militer pour une patrie kurde
aux accents gutturaux du
dialecte de Soleimanié ?
Sans doute que les chrétiens
doivent rejoindre tout
simplement les contingents de
Michel Kilo. Là permettez-moi de
relever que vous le décrivez
quand même comme quelqu’un de
bien imprudent, qui va tout de
go « forcer la
main et même tordre le bras »
au pauvre Président Bashar Assad
à peine investi de sa charge.
Détail qui nous renseigne sur le
capotage du premier printemps de
Damas et sur la raison pour
laquelle notre vénéré vétéran de
révolutionnaire a finit dans une
geôle.
Tout compte fait, peut-être qu’à
défaut de rejoindre l’un des
groupuscules qui forment la
pléiade inextricable de cette
nébuleuse qu’est l’opposition
syrienne, faudrait–il que les
chrétiens se mobilisent et
créent leur propre opposition ?
Dans ce cas quelle liberté nous
conseillez-vous de revendiquer,
quelle justice doit-on réclamer
face à nos frères ? J’entends
les « militants »
d’entre eux.
Quelle démocratie invoquer
lorsque la « majorité » des
militants vous oblige à choisir
l’islamisme ou partir ? Nous en
sommes arrivés à un tel
fanatisme qu’un supérieur de
monastère dédié au dialogue
islamo-chrétien a demandé à nos
fidèles de Qâra de vendre leurs
biens et de partir pour que
leurs frères musulmans aient le
champ libre de vivre leur foi
sans entraves (sic !).
Comment faire, par exemple, pour
dépasser le joug de la Charia
sur nous qui professons une
autre religion ? Nous
aideriez-vous à descendre dans
la rue pour demander qu’on nous
rende nos écoles, « nationalisées »,
qu’on nous permette, comme nos
chers Imams et élèves des écoles
coraniques pour la leur, de
proclamer notre Foi chrétienne
et de la propager ?
Croyez-vous que la révolution en
Syrie pourrait se diriger vers
de telles issues ? Si vous me
l’assurez je serai la première à
descendre demain dans la rue
crier « liberté,
égalité et justice » pour
les chrétiens puisque la charité
bien ordonnée commence par
soi-même. Mais je ne descendrai
pas pour manifester pour qu’un
régime totalitaire laïc soit
remplacé par un régime
totalitaire religieux.
Cependant, à bien sonder votre
discours vous ne nous demandez
pas de participer aux
manifestations -que pouvons-nous
y ajouter nous qui ne sommes
qu’une poignée dont on se méfie
bien vite- mais bien de sonner
le glas des victimes de
l’oppression. Là aussi il y aura
quiproquo. Quelles victimes nous
faudra-t-il pleurer ?et pour qui
sonner le tocsin ?
Sera-ce pour celles qui sont
tombées sous les coups aveugles
et haineux des insurgés (ainsi
notre tailleur de pierre,
sunnite de Hama, a vu son cousin
germain assassiné par un frère
musulman qui l’incriminait de
n’être pas des leurs, ou le père
d’un de nos résidents, alaouite,
dont le fils aîné a été frappé à
mort et son taxi mis hors
service par des manifestants
sunnites furieux de découvrir
qu’il osait circuler dans la
zone de leurs activités
militantes. Qui pleurer ? Les
centaines de victimes des forces
de l’ordre massacrées,
torturées, défigurées ? Les
femmes alaouites violées ? Les
jeunes chrétiens tuées à bout
portant par une horde fanatique
à Yabroud ou à Qusayr ?
Voulez-vous que nous pleurions
les terroristes barbus de Homs,
dopés au point de ne plus
ressentir la douleur, tirant sur
tout ce qui bouge, flanqués de
dames afghanes expertes en
dépeçage des cadavres ?
Certains, regrettons-le, ont
périt pour avoir voulu massacrer
les populations civiles de Bab
Esbah, les forces de l’ordre ont
finalement reçu la permission du
Président Bashar El Assad de
tirer « uniquement
dans un cadre d’auto-défense ».
Si vous voulez, venez chez nous
et nous vous ferons rencontrer
des jeunes qui ont vécu les
manifestations « pacifiques »,
infiltrées d’intrus armés tirant
à la fois sur les forces de
l’ordre et sur les manifestants
pour provoquer des affrontements
et susciter la riposte et le
cycle des violences ? Pour ces
victimes innocentes je crois
qu’il faut pleurer comme pour
toutes les victimes des
manipulations collectives.
Sans doute que, trop affairé de
vous recevoir, Monsieur Kilo ne
vous a pas mise au courant de la
dernière décision de
l’opposition. Excédée de « perdre
du terrain » elle a décidé
d’avoir recours aux armes. A la
veille d’une guerre civile
ouverte, qui voulez-vous que
nous pleurions ?
Vous avez vécu l’injustice et
l’incompréhension du monde.
Veuillez ne pas nous les
infliger.
La situation en Syrie n’est pas
aussi simpliste que vous le
dites. Croyez-vous seulement ce
que vous avancez ? Quelles
factions avez-vous visitées à
Damas et où sont les photos qui
nous assurent de votre
ralliement à tel groupe de
manifestants pour que nous le
choisissions comme le groupe de
référence ? Prenez la peine de
vous informer sur la situation
avant de prendre la croix et la
bannière. Vous vous en prenez au
pasteur protestant qui, à la BBC
n’a pas pris fait et acte contre
les bombardements navals de
Lattakieh alors qu’il est archi
avéré, témoins à l’appui, qu’il
n’y a pas eu bombardements que
sur les mises en scène des
médias satellitaires de la
désinformation. Nous avons des
amis qui habitent le quartier,
ils ont démenti formellement
cette fausse nouvelle.
Votre passion pour une cause
dont vous ignorez de toute
évidence les tenants et les
aboutissants vous pousse à
critiquer le Patriarche maronite
qui a eu le courage de
stigmatiser, en harmonie avec
les positions de tous les
patriarches d’Orient,
l’ambiguïté de la situation qui
prévaut dans la région. Il s’est
fait le porte-parole courageux
de milliers de chrétiens qui
n’ont été que trop spoliés dans
leurs libertés fondamentales et
leur dignité non par leurs
frères musulmans, dont ils sont
solidaires avec l’immense
majorité, mais par ces grandes
puissances qui viennent
instaurer leur chaos créateur
sur le dos de personnes ingénues
et grâce au sinistre
professionnalisme des escadrons
fondamentalistes de la mort,
dans le style du Liban dépecé et
de l’Irak écartelé.
Comble de l’intolérance pour une
dame qui plaide pour la liberté
d’expression en Syrie : après
votre verbe solennel et
pathétique, vous ne tolérez
qu’un silence obséquieux de la
part de ceux que vous avez
réussi à intimider ou le silence
de l’ostracisme pour qui aurait
encore la velléité de la
riposte. Belle démocratie où non
seulement ceux qui s’expriment
sont lynchés mais où l’invective
s’adresse même à ceux qui ne
l’ont pas encore fait ou qui ne
pensent même pas à le faire !
Quelle que soit la flamme qui
vous anime, jaillie de blessures
jamais cicatrisées, elle est
hors de propos lorsqu’elle
oblige à l’omerta vos
coreligionnaires au profit de
revendications faussement
démocratiques, suivant un
consensus international
fallacieux.
J’espère qu’évolution aidant,
les chrétiens puissent intégrer
en tant que citoyens à part
entière une vraie révolution qui
change le visage pétrifié et
obsolète du monde arabe. Alors
on sera heureux de se côtoyer
pour la bonne cause, la vraie.
Respectueusement,
Agnès-Mariam de la Croix
Higoumène du Monastère Saint
Jacques l’Intercis, Qâra, Syrie
24 septembre 2011
(*)
Article paru dans Le Monde :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/17/honte-aux-chretiens-syriens_1573742_3232.html
Source :
http://www.chretiensdelamediterranee.com/