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Soixante-dix-huit
gouttes d'huile d'olive
Maria Hussain
6 mai 2008
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Finalement, je me suis décidée à emmener
cette nappe palestinienne brodée au pressing, ce matin. J’avais
l’intention de l’offrir à ma belle-mère, pour Noël. Chaque
année, je consacre (en râlant) deux ou trois centaines de
dollars à l’achat de cadeaux pour une fête que je ne célèbre
même pas.
L’an dernier, j’ai décidé de commander mes cadeaux au
Palestinian Children’s Welfaire Fund [PCWF] [Fonds pour le
bien-être des enfants palestiniens], au lieu de gaspiller mon
fric au Pottery Barn. J’ai pris un châle magnifique pour ma
belle-sœur et une belle boîte à bijoux en nacre, souvenir de
Bethléem, représentant la Nativité. J’ai reçu aussi un tas de
trucs que je n’avais même pas commandés, comme une bouteille
d’huile d’olive palestinienne pressée à froid, une poignée de
petits pin’s en bois représentant des colombes de la paix, et un
porte-clés avec l’inscription « Bethléem 2000 », année dont j’ai
souvenance qu’elle devait être un énorme événement touristique,
mais l’armée israélienne avait carrément annulé toutes les fêtes
de Noël, cette année-là. D’où les porte-clés restés en rade, je
suppose. Il y avait aussi un rouleau d’une trentaine de tracts à
propos du Mur.
J’avais été plutôt étonnée, en recevant le
paquet, parce que les timbres avaient été collés pratiquement
sur toute la boîte, d’une manière tellement anarchique que
l’employé du bureau de poste n’avait pas pu tous les oblitérer.
Par la suite, j’avais fait tremper le carton pour récupérer les
timbres, et éventuellement les réutiliser. C’étaient les jolis
timbres à 41 cents, en bleu et doré, souhaitant de « Bonnes
Fêtes ».
Autre détail curieux : il y avait un
message manuscrit, étrangement long, sur l’intérieur du
couvercle, signé « Riad Hamad ». Je l’ai cherché, ce message,
après avoir appris sa disparition prématurée de son scripteur,
mais malheureusement, je ne l’ai pas retrouvé, et je ne me
souviens plus très bien de ce que cela disait. Je me souviens
avoir été étrangement troublée en raison du ton d’insistance
avec lequel ce mot me demandait de faire savoir au monde ce qui
était en train de se passer à Bethléem. Une partie de mon
cerveau demandait : « Mais qu’est-ce qui ne va pas, chez ce
type ? », parce que la plupart des organisations caritatives
musulmanes ou arabes s’en tiennent à des courriers
professionnels ampoulés, totalement dénués de personnalité.
Cet humanitaire semblait réellement vouloir
que je sache que c’était lui, Riad Hamad, qui m’envoyait ces
cadeaux depuis la Palestine. J’ai apprécié les petits cadeaux,
mais je n’étais pas vraiment sûre de la raison pour laquelle il
semblait ressentir avec une telle impatience apparente la
nécessité que je connaisse son nom ?
J’ai été encore plus surprise quand j’ai
examiné la nappe brodée, et quand j’ai constaté qu’elle avait
une tache, peu prononcée, comme laissée par un mug à thé.
Le JCRC [Jewish
Community Relations Council – équivalent américain du CRIF, ndt]
de Boston avait hébergé un site ouèbe, des années durant,
intitulé « Marriage », qui réfléchit à la question de savoir ce
dont mon mari et moi-même allions bien pouvoir bavarder durant
le dîner.
Aussi, pour vous tous, imbéciles de
sionistes, voilà la réponse que vous attendez : j’ai demandé à
mon mari s’il connaissait Riad Hamad, et il m’a répondu : « Bien
sûr, tu l’as rencontré, toi aussi, à la conférence d’Al-Awda… »
Ce fut une de nos premières sorties, étant jeunes mariés.
C’était exactement le jour où Shaykh Yassin, le mufti de
Jérusalem, avait été assassiné dans son fauteuil de paralytique
par des assassins israéliens embarqués dans un hélicoptère. Je
l’avais entendu parler, une fois, dehors, au centre de
Cleveland, durant un meeting pour la libération de notre frère
bien-aimé, l’imam Jamil Al-Amin. Je n’avais strictement rien
compris à ce qu’il avait dit, car il parlait arabe, mais sa voix
ne cessait de se casser. Il me rappelait un vieux chef indien
suppliant de sauver son peuple, en train de se faire massacrer.
J’ai dit à Joachim, mon mari : « Eh bien,
ton ami du PCWF nous a envoyé une nappe tachée. Je l’ai payée
100 dollars, cette nappe !... » Il se mit à rire. « Il t’a
envoyé une nappe usagée ? » Nous rîmes tout notre saoul ; nous
avons décidé de ne pas demander à être remboursés, dès lors
qu’il s’agissait d’achats de charité, mais Joachim me dit qu’il
enverrait un mél à Riad pour le charrier, à ce sujet. Toutefois,
il ne l’a jamais fait (vous connaissez les hommes…)
Etrangement, j’étais tellement pressée
d’embarquer toute la famille dans notre voiture pour aller
passer les fêtes de Noël dans le New Jersey que j’ai, de fait,
oublié tous les cadeaux ! C’était une situation totalement
embarrassante. Mais je me souviens d’avoir pensé qu’il devait y
avoir une raison à ce que Dieu n’ait pas voulu que je me
séparasse de ces choses, bien que j’eus effectivement envoyé à
ma belle-sœur le magnifique châle noir brodé de rouge.
Quand j’ai vu dans la presse que Riad Hamad
avait été brutalement assassiné, je me suis immédiatement
souvenu de son nom. C’était ce garçon bizarre, qui m’avait
envoyé mon colis de cadeaux de Noël, depuis la Palestine. J’ai
vu sa photo, sur l’avis de décès, et son visage me semblait
familier. C’était quelqu’un qui avait une forte personnalité,
sans inhibition. Pas étonnant qu’on aurait pu presque la sentir
irradier d’un morceau de papier qu’il avait simplement effleuré.
C’était l’un des rares musulmans capables de s’associer à des
juifs laïcistes et de gauche sans se compromettre socialement.
Hier soir, je l’avoue : je me suis adonnée
à un acte de superstition. Un très cher ami, âgé de trente-huit
ans, semble convaincu qu’il mourra à l’âge de quarante ans,
étant donné que son père est mort, subitement, d’une crise
cardiaque, à cet âge-là. Mon ami a passé le plus clair de sa vie
à prier et à se tenir prêt à passer dans l’au-delà, ne faisant,
à mon avis qu’obérer sa joie de vivre. Fut un temps, je m’étais
jurée de lui remonter le moral. C’est alors que j’ai compris
qu’en réalité, il se complaisait dans ses symptômes.
Ainsi, je tins la bouteille d’huile d’olive
vierge palestinienne de Riad, vide, le goulot vers le bas, et je
dis à Dieu : « Dis-moi combien d’années il vivra ! ». Vers la
fin de la trentaine de gouttes, je dois le reconnaître, j’ai
vraiment eu l’impression qu’il n’y avait pratiquement plus
d’huile dans la bouteille. Mais l’huile continua à goutter,
lentement, jusqu’à parvenir à la soixante-dix-huitième goutte.
Cette dernière goutte ne tomba pas : elle restait tout
simplement suspendue au goulot, bêtement, jusqu’au moment où
j’en ai eu marre de me tenir debout, là, avec le bras levé,
alors j’ai essuyé cette ultime goutte d’huile d’olive avec
l’index. Soixante-dix-huit ans : ça n’est pas l’éternité ; mais
c’est toujours mieux que quarante ans. Et c’était bien plus que
l’âge qu’avait atteint Riad au moment de sa mort…
J’ai été tellement soulagée d’apprendre
qu’il avait été enterré selon le rite musulman. Il n’y a rien
qui semble aussi vide qu’un enterrement ‘à la gauchiste’, sans
aucune prière… Le gars qui a fait sa toilette mortuaire a dit
qu’une partie de son cerveau avait été emportée, comme par une
explosion, ou un tir à bout portant.
Maintenant, je sais pour quelle raison Dieu
m’a fait oublier mes cadeaux de Bethléem : ces cadeaux, Il
voulait que je les garde. Dans les années à venir, je risque
d’en avoir besoin, pour me souvenir de la raison pour laquelle
je suis en vie. Et afin que je sache ce que je fiche ici. Je
suis ici pour lutter pour Allâh. Le propriétaire du pressing
semblait penser que la tache de thé partirait. Peut-être y
a-t-il un peu d’espoir pour ma vie à venir ?
Dans le commentaire du JCRC sur ma modeste
personne, il y avait, à mon avis, une chose très intéressante :
le fait que (le sioniste) Jonathan Haber m’ait comparée à
Cléopâtre. Il y a bien longtemps, un de mes ex avait publié un
recueil de poèmes en italien, comportant plusieurs poèmes sur
moi, dont l’un me campait nageant dans la Méditerranée, de nuit,
« nue comme Cléopâtre ». Et me voici, aujourd’hui, entre deux
âges, et avec un juif ou un autre scribouillant un commentaire
apparemment interminable sur moi, faisant, là encore, allusion à
moi en tant que Cléopâtre !...
Mais je voulais seulement mentionner
quelque chose dont j’espère qu’elle dira quelque chose à Riad,
s’il peut m’entendre, là-haut, et aussi à tous les Palestiniens
dispersés dans ce monde-ci et dans l’au-delà. J’ai grandi en
Amérique, sans à aucun moment avoir le sentiment que c’était
vraiment mon pays. Ma mère était venue ici en quête de
féminisme, et mon père était venu ici enquête de ma mère. J’ai
toujours voulu retourner en Europe. Durant la quasi-totalité de
mes années d’adolescence, c’est ce que j’ai toujours eu en tête.
Vers vingt ans, je me suis arrangée pour charmer un Suisse,
jusqu’au point qu’il m’offrît son anneau de fiançailles en or,
avec ses initiales gravées. Sa famille possédait des terres en
Italie, et j’étais allée les voir : des oliviers dans un verger
sablonneux, aussi loin que portait le regard et, à l’horizon, le
scintillement des lumières de la vénérable ville de Florence.
La maison avait plus d’un siècle. Il était
né là, ainsi que sa mère. C’était très beau. Il y avait une
peinture à l’huile représentant la Vierge Marie sur un mur, et
les toits étaient couverts de tuiles. Il y avait du vin et de
l’huile d’olive en tonneaux, et des poules courant dans la cour.
Il y avait aussi un ancien four de pierres, dans le jardin, où
l’on pouvait faire cuire le pain sans surchauffer la cuisine.
Les voisins étaient des gens âgés, qui buvaient volontiers leur
petite grappa sous les tonnelles. Pas très loin de là, il y
avait son véritable lieu de résidence, en Suisse, dans les
montagnes, près de cascades glaciales et bouillonnantes, et près
de rivières courant à travers les sombres forêts de la plus
belle région du monde occidental. Ses parents avaient commencé à
aménager la vieille maison dès qu’ils eurent appris qu’il était
tombé amoureux de moi, espérant avoir bientôt des
petits-enfants, j’imagine.
Mais je n’ai pas pu aller au bout de
l’aventure, toutefois. Mon pays, c’était l’Amérique, et j’étais
déjà tombée amoureuse de l’Islam. L’Europe, aussi belle
fût-elle, me semblait un endroit qui avait connu son temps de
gloire, mais que c’était terminé. Désormais, elle n’était
habitée que de retraités profitant du paysage, attendant la
mort, pour l’essentiel. Les églises : toutes vides. Les ventres
des femmes : tous stériles. Je l’ai invité à adopter l’Islam,
mais il me dit qu’il n’était qu’un simple villageois. Il ne
pensait pas pouvoir devenir quelque chose d’aussi exotique qu’un
musulman ! Aussi, je l’ai quitté. Ce fut l’une des choses les
plus dures que j’aie eu à faire, de toute mon existence. Je l’ai
quitté, pour Allâh (non que je sois une grande musulmane, non,
loin de là…). J’ai accepté de vivre dans ce pays ridicule, dans
ce pays affreux, qui ne vaut pas tripette : les Etats-Unis
d’Amérique.
Pourquoi ?
Maintenant, je SAIS pourquoi. Parce que
Riad Hamad me l’a rappelé. Il voulait que j’aie ces cadeaux pour
me rappeler pour quelle raison je suis en vie et pour quelle
raison je vais mourir un jour. Pour me rappeler ce que je
fabrique ici. Je suis ici pour me battre pour Dieu. Je suis ici
pour vous rappeler qu’il y a des choses plus importantes, même
que des oliviers aussi loin que puisse porter votre regard. Pour
vous rappeler qu’il y a plus important, dans la vie, que des
anneaux d’or, et même que des œufs tous frais pondus par les
poules de la cour. Pour vous rappeler que ce qui fait que la vie
va de l’avant, c’est une volonté. Dieu veut que chaque personne
ait une volonté, un but, un but qui soit à vous, afin de
déployer le véritable potentiel de l’aspiration de votre âme.
J’aurais crevé d’ennui, là-bas, en Italie. Moi, j’ai besoin de
me battre.
Et vous aussi. Parce que la lutte est
l’essence de la graine qui germe, simplement pour affirmer sa
propre valeur, et qui se fraie son chemin à travers l’obscurité
du sol jusqu’à finalement exploser, pour ainsi dire, au-dessus
du sol et jusqu’à devenir une fleur, puis un fruit. Voilà :
c’est ça, la vie. Vous n’avez ni la fleur, ni le fruit, tant que
vous n’êtes pas passé par ce combat d’espoir à l’état pur que ce
que vous êtes en train de faire est ce qu’il faut faire : vous
frayer votre chemin, à travers l’obscurité, rechercher la
Lumière, savoir qu’elle doit être là-bas, plus loin.
Toutes les plantes sont des musulmanes ;
aussi est-ce des plantes que nous devons apprendre les leçons.
La Terre n’est pas le but : c’est un moyen. Nous luttons à
travers la terre, à travers nos vies, à travers chacun de nos
efforts, parce que nous recherchons la Lumière. Et la Lumière
Eternelle est Nûr-Allâh [la lumière de Dieu, en arabe, ndt].
Je préfère être une musulmane en Amérique
que posséder tous les oliviers de la Méditerranée. Parce que le
jour où je mourrai, c’est la seule chose qui aura une quelconque
importance.
Je suis tellement heureuse que Riad ait
trouvé cette Lumière et qu’il ait eu une telle chance de mourir
en Shahid, en Martyr. Je l’envie.
Plût à Dieu de me rendre digne d’une mort
aussi honorable que celle de Riad Hamad, et qu’Il m’accueille au
Paradis, comme lui.
C’est à Allâh qu’appartiennent le Royaume et la Gloire, pour les
siècles des siècles.
Amen.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
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