Les défis de l'Europe
Un regard du dehors est-il possible ?
L'école de simianthropologie de Paris
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 22 avril
2012
Jusqu'au 6 mai compris, je continuerai
de convier le lecteur à s'installer au
balcon de l'an 2050 et de jeter un
regard rétrospectif sur notre temps.
Je rappelle le texte d'introduction mis
en ligne la semaine dernière:
"Le 7
avril 2012, Le Monde
titrait : "La planète brûle et ils
regardent ailleurs".
Au premier siècle, l'empire romain
commençait de s'effondrer et ils
regardaient ailleurs. Au Moyen Age, les
Lettres et les arts se trouvaient
engloutis et les clercs regardaient
ailleurs. Au XVIIIe siècle, les
philosophes français changeaient la face
du monde et ils regardaient ailleurs. Au
XIXe siècle, la zoologie et
l'inconscient débarquaient dans
l'histoire et ils regardaient ailleurs.
Au XXe siècle, le ciel des ancêtres et
la géométrie d'Euclide s'effondraient et
ils regardaient ailleurs. Au XXIe
siècle, le monde entier s'effondrait et
les classes dirigeantes de la démocratie
appelaient le corps électoral au secours
de leurs privilèges.
C'est le moment de se demander: "Où donc
le sceptre de la raison est-il passé?"
1 -
Les premiers pas
de la simianthropologie
Avant 2012 l'intelligibilité du monde
passait encore pour aussi naturelle et
évidente que celle dont disposeraient
les chevaux s'ils bénéficiaient du
trésor d'une conscience allant de soi de
leur équinité native. Et pourtant, dans
les coulisses, l'interprétation
anthropologique de l'évolution cérébrale
de l'humanité avait commencé de féconder
une mémoire historique dont la vocation
culminait précisément dans la
spéléologie de la cécité originelle du
pithécanthrope. Car l'histoire de cet
animal ne passe plus pour aussi
compréhensible à ses yeux que les
courses hippiques dont les spectateurs
observent à la jumelle les péripéties
sur les champs de course.
Je ne
réciterai pas la liste des précurseurs
méritants de l'Ecole de Paris.
Chacun sait qu'ils ont placé la nouvelle
rétine de Clio sous la lentille de la
simianthropologie générale dont notre
temps se glorifie désormais sur les cinq
continents. Je rappellerai seulement
qu'un siècle et demi seulement après les
grands défricheurs du XIXe siècle, nous
avons cessé de prendre des clichés
inutiles des chimpanzés d'un côté et des
hommes censés achevés de l'autre et de
comparer leurs performances respectives
au bénéfice évident des seconds, comme
s'il s'agissait de deux espèces dont les
gènes accomplis se seraient immobilisés
à jamais. Dès 2012, on avait commencé
d'abandonner cette problématique à sa
stérilité et de passer à la pesée
méthodique de l'inachèvement cérébral
spécifique dont souffre le primate
détoisonné que vous connaissez.
Aujourd'hui, nous observons au
microscope électronique les séquelles
que la zoologie a transmises à la bête
adamique, tellement un quadrumane à
fourrure les a laissées vivantes dans
nos neurones. De nos jours, la pesée
prudente et l'interprétation prospective
de ces résidus de nos ancêtres velus se
situent au cœur des triomphes de nos
chercheurs.
2 - La
politique à l'école des tempêtes
Je
rappelle une fois de plus au lecteur
qu'il y a un demi-siècle seulement, la
politologie mondiale manquait de la
balance dont les plateaux enregistrent
maintenant sous nos yeux le poids mental
de l'animal encore en route entre deux
espèces et que tous nos savants
appellent le simianthrope. Je
rappelle également que les élections de
2012, qui avaient hissé un certain
François Hollande à la présidence de la
République française, ont fait franchir
une étape décisive à la méthodologie
dont dispose notre anthropologie
critique. Les enseignements que nos
premiers télescopes de la politique nous
avaient apportés dès l'an 2000 ont
ridiculisé les prises de vue en noir et
blanc des Thucydide et des Tacite.
Mais il nous a fallu attendre 2012 pour
que les citoyens des démocraties
catéchisées de l'époque fussent
contraints de rénover leur système
d'enseignement périmé et de se plier à
un apprentissage élémentaire du contenu
réel des notions de démocratie et de
souveraineté des peuples. Depuis lors,
une loi sévère précise les devoirs du
citoyen français ambitieux d'exercer une
fonction publique. C'est à notre exemple
que plusieurs démocraties disposent d'un
code pénal qui interdit à des candidats
ignorants et que leur sottise réduit à
jouer les marionnettes et les potiches
sur la scène internationale de briguer
la magistrature suprême dans le pays.
Jusqu'alors des politologues
apostoliques et soigneusement
évangélisés à l'écoute des principes de
1789 enseignaient une démocratie
doctrinale et naïvement officialisée par
sa propre catéchèse. Nous avons appris à
peser cette dogmatique. Le premier
verdict de l'école est tombé en 2012:
nos ancêtres avaient mis en place un
régime exclusivement conçu afin
d'assurer au mieux la navigation des
nations sur un océan apaisé.
Naturellement, sitôt que le temps de
l'histoire se gâtait quelque peu ou
faisait seulement entendre quelques
grondements dans le lointain, la
passivité, l'oisiveté et le repos de ce
régime de croisière faisaient eau de
toutes parts. Alors, les gouvernements
surpris par la tempête improvisaient une
politique de secours épouvantée; mais
ils y mettaient une telle précipitation
que la complexion psycho-cérébrale du
simianthrope affolé demeurait
indéchiffrée de génération en
génération. C'est à ce titre que
l'Europe tranquille et titubante du
début du XXIe siècle était devenue la
proie d'un monde plongé dans un profond
sommeil et qu'une paix léthargique et
trompée par des fantoches s'était
changée en poupée mécanique de la
planète.
Nos premiers simianthropes ont cloué au
pilori les médecins fiers seulement de
l'exactitude de leurs diagnostics . Ils
ont établi qu'il suffisait de lire les
évangiles pour connaître l'état du
malade; mais pour le soigner il fallait
apprendre à distinguer les infirmités
incurables des guérissables.
3 - Les
démocraties et la sortie du fabuleux
Bientôt le coup de boutoir d'un
ébranlement mortel de la crédibilité de
la monnaie du Vieux Monde a rappelé aux
dormeurs que leurs dirigeants l'avaient
mise en circulation aveuglément et sans
avoir exprimé aucune volonté politique
claire et réfléchie. De leur côté, nos
premiers simianthropologues s'étaient
livrés à une réflexion inaugurale sur la
nature et l'origine des mentalités
nationales des traditions, des
confessions et des langues; et les
verdicts de leur tribunal ont guidé les
recherches de l'Ecole de Paris jusqu'à
nos jours.
Leur renommée est
résultée, une fois encore, de leur
ancrage originel dans les enseignements
de la zoologie: la bête simio-humaine,
disaient-ils, serait demeurée reptative
sur la terre si elle n'avait pas expédié
des interlocuteurs imaginaires derrière
le décor. Le basculement de l'encéphale
primitif dans le fabuleux fut un progrès
immense et indispensable - si la terre,
le soleil, la mer, le vent, puis
l'amour, la guerre, le commerce
n'étaient devenus des personnages censés
réels et séparés de leur fonction, le
simianthrope n'aurait pas débarqué sur
la terre. Mais, huit ou dix mille ans
plus tard, les cerveaux retardés se sont
révélés religieux, parce que la raison a
changé de dégaine. L'heure a sonné
d'observer à la loupe les acteurs
fabuleux du cosmos que nos ancêtres
envoyaient les rassurer dans les nues.
Vers 2020, l'Ecole de Paris a commencé
d'ausculter les trois dieux uniques et à
placer leur effigie physique et mentale
sous vitrine afin d'apprendre la
politique à l'école des documents
anthropologiques qu'on appelait des
théologies. Ce matériau d'observation a
conduit l'Ecole à placer les identités
nationales sous un projecteur d'une
puissance nouvelle et inégalée: pour la
première fois, les nations se révélaient
des corps et des dieux étroitement mêlés
4 -
Qu'est-ce qu'une nation ?
Exemple: bien que la Suisse eut proclamé
sa neutralité perpétuelle, donc sa
sortie définitive de l'histoire du monde
en 1815, elle n'était jamais parvenue à
se donner l'identité reconnaissable
d'une nation mise à la double école de
son corps mental et de son territoire.
Tout peuple unifié est à lui-même un
personnage schizoïde, donc habité par
son double. Aussi tout pays privé de la
bipolarité vitale propre aux nations ne
tarde-t-il pas à choir dans une société
polymorphe et multicolore que préside un
conseil d'administration anonyme. Les
arpents germaniques du territoire de
l'Helvétie sont habités par une
population biphasée dont la portion
instruite lit Goethe et Schiller, tandis
que la masse se partage entre autant de
baragouins et de lopins dont le
patriotisme, donc l'unité, se réduit à
cultiver un esprit de clocher dialectal.
La fraction française de l'Helvétie des
partis est composée des cantons de
Neuchâtel, de Genève, de Fribours, de
Vaud et d'une partie du Valais. Elle
tente vainement de boire aux mamelles
d'une civilisation gauloise dont elle
connaît le vocabulaire, mais sans en
partager la tonalité, le rythme et le
coloris, donc le corps. A l'instar de la
Confédération helvétique, l'Europe de
2010 se trouvait réduite à une
gigantesque Suisse.
5 -
L'apprentissage d'un regard du dehors
Les simianthropologues de l'Ecole de
Paris ont également fait débarquer dans
la politologie mondiale les documents
psycho-vocaux qu'on appelle des
théologies. Les premiers, ils ont permis
aux sciences humaines de porter un
regard de l'extérieur sur l'homme
semi-zoologique et sur l'histoire de son
cerveau, les premiers, ils ont donné à
l'Europe mourante de leur temps une
connaissance claire de la nature et du
destin de ses voix. Et maintenant, ils
nous démontrent pourquoi ce continent
n'est qu'une entrepris commerciale aux
cent têtes, faute qu'il soit possible à
cette titanesque Helvétie de se doter
d'une capitale cérébrale et politique
confondues, donc capable de se forger
une unité nationale face à la montée de
l'Asie, du monde arabe, de l'Amérique du
Sud et de l'Afrique.
Ce fut la prise de conscience tragique
de ce que le Vieux Monde ne formerait
jamais un peuple et que ni sa
bureaucratie, ni son économie ne
l'empêcheraient de prendre son congé de
l'arène de l'histoire, ce fut cette
prise de conscience dramatique, dis-je,
qui a assuré, en revanche, l'essor d'une
anthropologie critique désireuse
d'observer et d'analyser les rouages et
les ressorts universels d'un animal
phonétisé et relativement cérébralisé.
Toutes les tentatives antérieures des
sciences humaines de se distancier de
leur propre échiquier avaient échoué.
Platon, Thomas More, Swift, Cervantès,
Kafka, n'avaient pas réussi à mettre
l'humaine condition entre parenthèses.
Mais la ruine de la physique à trois
dimensions, la découverte de l'évolution
des espèces et l'exploration des empires
de l'inconscient ont rendu enfin
possible un voyage sur Sirius plus
étoffé que celui du Micromégas de
Voltaire et qui a permis pour la
première fois au genre humain de tracer
une frontière entre le possible et
l'utopie.
6 -
Les premiers pas de l'école des
simianthropologues de Paris
Les
premiers spéléologues du singe parlant
ont bénéficié d'un globe oculaire dont
la rétine mettait à sa juste place la
plume des Molière, des Rabelais, des
Aristophane. On avait abandonné la
satire pour projeter sur écran un animal
poussif, incohérent et tragiquement
inachevé. Les critères de la conversion
des Etats à une monnaie abstraite,
l'euro, avaient été falsifiés par un
Ulysse fatigué. Le héros vieilli de l'Odyssée
avait obtenu d'un banquier américain,
Morgan-Sachs, une présentation truquée
des comptes fantastiques du pays.
En 2011, on découvrait que, faute de
contrôle des billets, Athéna payait le
transport des habitants de sa ville sur
les coussins d'un métro luxueux, on
découvrait que les fonctionnaires de
l'Hellade avaient doublé en nombre en
dix ans et qu'ils coûtaient plus de six
mille euros par mois en moyenne, on
découvrait que les Lotophages ne
payaient pas d'impôts, on découvrait que
les percepteurs des Phéaciens recevaient
de la main des contribuables les plus
riches des enveloppes bourrées de
billets, on découvrait que les vingt
mille piscines privées de Circé étaient
inconnues du Trésor public de son île,
on découvrait que les Crésus de l'île
des Sirènes avaient niché des centaines
de comptes secrets en Troade, on
découvrait que six cents professions
étaient déclarées "ardues et
périlleuses", dont celles des
pâtissiers, des animateurs à la radio,
des coiffeurs et des masseurs et que ce
prolétariat pour bains turcs partait à
la retraite avec quatre vingt quinze
pour cent de son salaire et à l'âge de
cinquante cinq ans seulement, on
découvrait que Pallas fermait les yeux
sur les huit cents aveugles pensionnés
dans l'Etat de Médamothi et qu'ils n'en
exerçaient pas moins au grand jour des
métiers dont le regard perçant assurait
la survie, tel celui de chauffeur de
taxi.
7 - De
l'universalité de la folie
Mais si les descendants des héros de
l'Iliade demeuraient endormis ou
engourdis sur un continent en lambeaux,
il fallait le recul d'une anthropologie
trans-homérique pour se distancier de la
guerre de Troie des modernes et
apprendre un regard de l'extérieur sur
la cité de Priam. La science de
l'évolution cérébrale de notre espèce
attendait un globe oculaire attentif à
l'écoulement des siècles et à l'agonie
des grandes civilisations.
En 2010 et 2011, la Grèce, le Portugal,
l'Irlande, l'Espagne et l'Italie se sont
révélées les parties les plus flasques
et les plus corrompues d'une alliance
monétaire et commerciale privée de tout
avenir international, de toute volonté
ferme et de toute ambition politique à
l'échelle de la planète. Aussi cet
assemblage hétéroclite de mentalités, de
traditions, de cultures et de dieux
courait-il tout droit vers une bâtardise
qu'il fallait éclairer de la lumière
d'une Athènes nouvelle.
Certes, quelques voix s'étaient élevées
en Europe pour prétendre que si vous
prêtez sans fin de l'argent à un
débiteur accablé de dettes et aux poches
percées, il ne remboursera jamais la
somme sans cesse croissante qu'il vous
devra ; et le pauvre sera précipité
chaque année dans un gouffre plus
profond que le précédent. Mais dès 2010,
les premiers simianthropologues n'ont
pas manqué d'observer qu'aux Etats-Unis,
le Président Barack Obama menaçait la
population d'une cessation
catastrophique des paiements de la
nation et d'un désastre monétaire
irréparable si l'on ne recourait subito
à une chimio-thérapie d'une intarissable
générosité, celle qui sauverait un Etat
au bord de la banqueroute. En 2011, il
fallait relever sur l'heure et pour la
quatre-vingt seizième fois le plafond
autorisé de la dette du pays, et cela
pour un an seulement, afin de ne
procéder au quatre-vingt dix-septième
coup de baguette pharmacologique
qu'après la réélection du Président en
2012.
On voit que le spectacle planétaire de
la folie simiohumaine échappait aux
lunettes enfumées de la science
historique et de la politologie
classiques et qu'il fallait conquérir de
toute urgence un regard de la
stratosphère sur l'histoire simiohumaine
tout entière et en tant que telle.
8 - Le
thermomètre de la démence
Dès le début du XXIe siècle, les
premiers simianthropologues de notre
Ecole ont compris, comme il est dit plus
haut, que si leur discipline encore
juvénile n'imposait pas d'emblée le
regard d'une psychobiologie adulte à une
science historique et à une politologie
demeurées "scientifiques" à titre
embryonnaire, tout approfondissement
méthodologique ultérieur manquerait de
l'assise des évidences les plus criantes
et les plus strangulatoires. Seules,
dans le passé, quelques têtes de haut
vol avaient inspiré les mutations
cérébrales qui avaient permis d'arracher
leur époque aux folies de l'enfance.
Lorsque les premières idoles avaient
cessé de convaincre, il avait fallu
lancer dans le cosmos des effigies
raréfiées et décorporées, mais plus
gigantales et plus unifiantes que les
précédentes; et maintenant que le
simianthrope découvrait qu'il ne s'était
jamais entretenu avec un autre
interlocuteur que lui-même dans le vide
de l'immensité et qu'il s'adressait
seulement à divers déguisements de sa
propre nature, le péril était grand que
le sacré débarquerait avec d'autant plus
de furie sur la terre qu'il ne disposait
plus d'exutoire psycho-physique.
Aussi, la conquête la plus décisive de
l'Ecole fut-elle la révolution qui
donnait à la politologie un regard de
l'extérieur sur la construction et le
fonctionnement du globe oculaire du
genre simiohumain. La simianthropologie
mondiale de l'Ecole de Paris a commencé
de remporter cette victoire aux environs
de 2015. Ses conclusions ont tout de
suite paru évidentes et d'une grande
simplicité aux observateurs les plus
attentifs de la généalogie des notions
de raison et d'intelligibilité de
l'époque: il était aisé, disaient-ils,
de constater que l'homme est un animal
livré de naissance à des univers
délirants par nature et qu'il se
transporte continûment, donc toujours à
titre héréditaire dans le compréhensible
qu'il se construit.
Le jour où Britannicus avait rendu
l'âme, les temples de Rome avaient été
assaillis de jets de pierre et les
autels des dieux avaient été renversés.
Le lendemain, le bruit s'était répandu
que l'illustre général était rétabli.
Aussitôt, on avait couru de toutes parts
vers les sanctuaires, avec des flambeaux
dans les mains et des chariots chargés
de victimes à sacrifier - on avait
immolé quelque deux cent mille bêtes,
selon Suétone. Du coup, les portes des
sanctuaires avaient été brisées sous
l'assaut des croyants redevenus
impatients d'honorer leurs dieux
subitement améliorés ou ramenés dare
dare à de meilleurs sentiments à l'égard
de leurs adorateurs. Mais quand la mort
de Britannicus avait été officiellement
confirmée, le deuil public avait été
prolongé pendant les fêtes du mois de
décembre, ce qui, surtout chez les
Hébreux, témoignait d'un désespoir sans
remède.
Au Moyen
Age, on avait vu le torrent d'une
cosmologie religieuse plus fantastique
que celle des temps homériques débarquer
dans l'histoire du simianthrope et
submerger les encéphales sous les flots
impétueux d'une folie universelle.
L'armée entière d'Henry IV d'Allemagne
avait été soudainement précipitée dans
les flammes de la damnation éternelle
par un simple motu proprio du
représentant du ciel nouveau sur la
terre. Puis, au XVIe siècle, des peuples
entiers s'étaient sauvagement
entre-égorgés parce que le bruit avait
enflé que, pendant un millénaire et
demi, l'Eglise et le diable s'étaient
mis de mèche et en secret afin de mentir
de conserve à tout le monde et de
prétendre que le pain et le vin de la
messe ne se transformaient nullement en
chair et en sang d'une victime par le
seul effet des paroles du récitant des
formules de la consécration. Puis au XXe
siècle, un nouveau prophète des pauvres
avait annoncé à la planète entière et à
coups de syllogismes irréfutables que la
décapitation des marchands du temple et
la pendaison haut et court des
profiteurs feraient enfin descendre le
royaume des cieux sur toute la terre
habitée - et aussitôt des massacres
d'une ampleur planétaire avaient réduit
le carnage de la saint Barthelemy à une
miniature des croisades.
9 - Le rêve et la
vie
Mais en 2015, une nouvelle mutation
neuronale de l'espèce a alerté les
vigies d'une conscience
simianthropologique en gestation depuis
le début du siècle; car, jusqu'alors,
les tueries salvifiques avaient nourri
des mondes imaginaires par nature et par
définition. Les encéphales des morts se
transportaient dans un royaume des anges
et les massacres collectifs s'exerçaient
sur des masses de damnés relégués sous
la terre, tandis que le XXe siècle avait
subitement commencé de donner naissance
à des univers fantasmatiques à l'usage
exclusif des cerveaux dont la marche
demeurait assurée sur la terre ferme.
L'angélique et le séraphique avaient
débarqué non seulement sur nos arpents,
mais dans nos sciences exactes, et cela
à la faveur de l'apocalypse guerrière
dont nous équipions nos lopins. Certes,
les délires du sacré des ancêtres ne
s'étaient nullement évanouis pour si
peu; mais l' atterrissage de la démence
dans le temporel a conduit les premiers
simianthropologues de la folie
proprement simiohumaine à approfondir
leurs premières analyses jusqu'au
vertige. Ils en ont conclu que nous
sommes la seule bête que son évolution
cérébrale dans le fantastique a conduite
à un type de conscience d'elle-même
capable de la transporter réellement et
avec armes et bagages dans des mondes
imaginaires.
Enfin,
tout au long du XXe siècle, ce n'étaient
plus seulement les peuples que les
Romains appelaient "simplices et
religiosi", qui avaient bénéficié du
débarquement foudroyant de l'Eden sur la
terre, mais l'immense majorité de
l'intelligentsia de l'époque. Du coup,
l'annonciation, deux millénaires
auparavant, de la sainteté et de la
sublimité natives des miséreux s'était
illuminée de l'avènement d'une
sotériologie universelle. Les anges de
leur propre pauvreté avaient
définitivement démontré que le
séraphisme politique est un songe gravé
dans les gènes d'un animal au cerveau
saintement dédoublé depuis les origines.
10 - Le singe
onirique en laboratoire
Une
victime des camps de concentration
soviétiques, un certain Victor
Kravtchenko, avait publié à Paris un
ouvrage richement documenté sur
l'extermination de type idéologique
inaugurée par l'inquisition marxiste.
Puis cet auteur avait intenté un procès
payé par les Etats-Unis contre les
théologiens du célèbre quotidien l'Humanité,
qui l'avaient traité de "faussaire".
On avait vu, à cette occasion, un savant
atomiste de renommée mondiale, M.
Joliot-Curie, venir témoigner à la barre
du tribunal et la main sur le cœur que
l'Eden avait effectivement déversé son
Pactole sur le territoire miraculé de la
nouvelle orthodoxie, dont le règne
s'étendait pour l'instant de Vienne à
Vladivostok et qu'il avait constaté le
prodige de ses yeux.
Mais en
1989, l'immense cité du rêve
prolétarien, vieille de soixante douze
ans seulement, avait sombré dans
l'hérésie en quelques jours seulement.
Du coup, le religieux s'est trouvé à
nouveau vacant. Mais ce n'est qu'un
demi-siècle plus tard qu'une
problématique du merveilleux atavique
avait donné son armature théorique et sa
méthodologie à une anthropologie
générale des théologies. Depuis lors,
l'Ecole de Paris pilote la science des
anges sur un nouvel échiquier. Elle a
découvert les chemins "rationnels" du
surnaturel et de ses dialectiques que
l'imagination religieuse ou
para-religieuse des évadés de la
zoologie emprunte depuis des millénaires
et elle nous a appris à interpréter le
capital psychobiologique des songes
délirants que le simianthrope se
transmet de génération en génération.
11 - Les
funambules
A partir de 2012 , le capitalisme avait
porté ses ravages épidémiologiques bien
au-delà des constats catastrophiques des
chrétiens, puis des marxistes. Les
salariés placés à la tête des
entreprises progressivement enlevées à
la voracité bourgeoise, joignaient
maintenant leur rapacité financière à
leur irresponsabilité économique. Des
machines automatiques produisaient à bas
prix des marchandises rendues d'avance
invendables aux démunis. Un chômage
universel menaçait une planète à la fois
mécanisée et grouillante d'affamés. Les
banques tenaient les Etats au bout de
leur laisse. Des finances publiques de
plus en plus incontrôlées accumulaient
des montagnes de dettes dont les impôts
des citoyens ne parvenaient plus à payer
les intérêts. Des millions de
fonctionnaires inamovibles avaient
multiplié la classe des privilégiés de
l'Ancien Régime. L'incompétence sur la
scène internationale d'une classe
dirigeante formée à l'école des
municipalités ou des régions et privée
de regard sur le globe terrestre avait
permis la vassalisation de la
civilisation occidentale par un empire
américain lui-même titubant au bord du
gouffre, parce que porteur des mêmes
maux universels du capitalisme que ses
vassaux.
Il était devenu ridicule de réfuter les
nouvelles superstitions religieuses qui
avaient succédé à celles du polythéisme.
Il fallait apprendre à observer du
dehors l'inégalité entre les hommes que
Rousseau avait cru guérir en précurseur
de Bernardin de Saint Pierre, il fallait
lever les armées nouvelles de
l'intelligence qui guideraient d'un pas
sûr un animal prêt à tomber dans le
gouffre à chaque pas.
La semaine prochaine, je raconterai les
progrès de la science des précipices que
nous devons à l'Ecole de Paris entre
2030 et 2040.
Le 22 avril 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
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