Tunisie
Jeunes de Tunisie,
barrez-vous !
Karim
Ben Slimane
Jeudi 1er novembre 2012
L'oligarchie, qui régnait
sous le règne de Ben Ali, s'est
transmuée, dans la Tunisie de la
révolution, en gérontocratie. Une fois
encore on voudrait écrire l'histoire du
pays sans ses jeunes...
Par Karim Ben Slimane*
En dépit du bêlement des moutons à un
1000 dinars, qui a assourdi nos oreilles
durant toute la semaine dernière, la
nouvelle de l'adhésion de l'historien et
islamologue Mohamed Talbi, 92 et toutes
ses dents, au parti de Nida Tounes a
réveillé mon esprit engourdi par le
méchoui et la «ojja bel mokh».
Des
vieillards en avance sur leur temps
M. Talbi est un érudit peut-être un
peu trop pour nos pauvres esprits de
Tunisiens, dont il a toujours surestimé
l'intelligence par bonté ou par candeur,
je vous laisse juge. Prophète dont la
reconnaissance ne sera malheureusement
que posthume, M. Talbi a pourtant essayé
de se frotter à la foule de s'y mélanger
d'y apporter sa lumière mais en vain.
Les Tunisiens n'aiment pas les
intellectuels. C'est un peuple frappé
d'une acrophobie congénitale des choses
de l'esprit, il leur préfère le
pragmatisme et la débrouillardise. M.
Talbi n'avait donc pas sa place parmi ce
peuple qui a déserté les bibliothèques
et dont les seules lectures se résument
aux catalogues des supermarchés, aux
feuilles de choux qu'on prend
abusivement pour de la presse et aux
livres jaunes sur la religion aux titres
qui vous foutent la chair de poule
vendus à même le sol dans les souks, mon
préféré reste, sans ironie, ''Âdhab Al-Qabr''
(le supplice de la tombe).
Oui, M. Talbi a incontestablement une
avance sur son temps. Mais que valait-il
de mieux pour cet homme d'esprit,
prendre congé d'une société dans
laquelle il n'a de toute façon pas sa
place ou aller garnir les rangs de la
nouvelle gérontocratie qui tente de nous
convaincre que notre salut est entre ses
mains.
Imaginez un instant ce qui peut se
dire entre leader de Nida Tounes,
l'ex-Premier ministre de 86 ans, Béji
Caid Essebsi, et Mohamed Talbi, sans
doute des choses que les moins de 80
n'ont pas connues. Le loukoum à un «sourdi»
(monnaie d'antan) qu'ils achetaient à la
sortie de l'école chez Amm Salah ou
encore ce fameux jeu où on lançait les
pièces de un sou et où on pouvait
récupérer toutes les pièces dans la
surface couverte par la paume de la main
et dans lequel Béji Caid Essebsi
excellait particulièrement. Peut-être
qu'ils parleront aussi de Bourguiba et
du grand homme d'Etat qu'il a été et
Talbi glissera subtilement des griefs
qu'il n'a pas pu pardonner au combattant
suprême. Iront-ils aussi jusqu'à se
rappeler la guerre des Six jours entre
Israël et le monde arabe, la fuite du
Shah d'Iran ou parleront-ils de guerre
froide et du collectivisme de Ahmed Ben
Saleh?
A quatre-vingt-dix ans, les histoires
ne manqueront pas aux compagnons de
combat anti islamisme et si jamais ils
sont pris d'ennui ils pourront toujours
commencer une partie de domino pour
s'aérer l'esprit.
De
l'oligarchie à la gérontocratie
Ainsi, l'oligarchie qui régnait sous
le règne de Ben Ali s'est transmuée,
dans la Tunisie de la révolution, en
gérontocratie. Le ras-le-bol des jeunes
qui a précipité la chute du dictateur
n'est pas prêt de s'éteindre. Alors
jeunes de Tunisie barrez-vous,
cassez-vous, quittez ce pays qui vous
tourne le dos une nouvelle fois, boudez
ces partis politiques gouvernés par des
immortels pris de torticolis ne pouvant
contempler que le passé.
L'idéologie, les jeunes n'en ont
cure, la nature du gouvernement non plus
d'ailleurs et les sérénades entre les
membres de l'Assemblée constituante leur
sont insupportables. Ajoutez à tout cela
le look kitch et un peu vintage des
députés de la république et la boucle
est bouclée.
Quand il m'arrive de faire société à
mon petit frère et ses amis un sentiment
bizarre me remplit à chaque fois. Des
jeunes plein d'entrain et bouillonnants
d'idées qui t'apprennent toujours plein
de choses sur les ficelles pour déjouer
tel ou tel verrou sur internet, un
territoire qui leur est si familier en
même temps, il est frappant à quel point
l'espoir ne les habite plus et la
résignation a eu raison de leurs
ambitions. Tous, sans exceptions, rêvent
de partir non pas pour amasser de
l'argent ou se construire une rente
comme leurs aïeux ont pu faire avant eux
mais plutôt pour vivre et espérer. La
Tunisie d'aujourd'hui les étouffe et ils
ont raison.
Une fois encore on voudrait écrire
l'histoire sans eux, une fois encore le
paternalisme bienveillant des vieillards
cacochymes voudrait les réduire au
silence et les entraîner dans des
querelles qui ne les intéressent guère,
une fois encore ils n'espèrent plus.
Alors, jeunes de Tunisie barrez-vous.
*Spectateur engagé dans la vie
politique tunisienne.
Copyright © 2011
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Publié le 1er novembre 2012 avec
l'aimable autorisation de Kapitalis
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