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Témoignage
Bienvenue en zone libre, vous
pouvez détacher votre ceinture...
Julien Salingue
A bord d'un taxi
Vendredi 18 avril 2008
La chaleur est étouffante. Pas un nuage dans le ciel. À la
radio, on entend le dernier tube de la chanteuse de variété
libanaise à la mode. La route est assez mauvaise, le chauffeur
est souvent obligé de contourner les bosses et autres
nids-de-poule. Le taxi palestinien nous emmène d'Hébron à
Béthléem. À la sortie d'Halhul, « village » d'un peu plus de 20
000 habitants situé au Nord d'Hébron, nous approchons de la
jonction avec la Route 60, qui relie Beer Sheva, au Sud
d'Israël, à Nazareth, au Nord, en traversant la Cisjordanie sur
toute sa longueur, et que nous allons emprunter pendant une
vingtaine de kilomètres avant de bifurquer vers Béthléem. C'est
alors que, sans que le chauffeur ou qui que ce soit ait besoin
d'ouvrir la bouche, tout le monde attache sa ceinture de
sécurité. La Route 60
Pour les Palestiniens, la Route 60 a plusieurs noms. Ainsi, au
Sud de Jérusalem, on l'appelle parfois « Route des tunnels », en
référence au trajet qu'elle emprunte, à l'intérieur des
collines, lorsqu'elle longe les bourgades palestiniennes de Beit
Jala et d'El-Khader. Mais le plus souvent, au Nord comme au Sud,
on l'appelle « Route des colons ». C'est en effet la principale
route empruntée par les colons israéliens de Cisjordanie, que ce
soient ceux de Kiryat Arba, d'Efrat ou de Gush Ezyon, au Sud, ou
ceux de Bet El, Shilo ou Elon More, au Nord (voir la carte de la
Route 60
ici). La Route 60 traverse la Cisjordanie du Nord au Sud
mais elle est entièrement sous contrôle israélien, contrôle
matérialisé par la ligne jaune tracée le long de la voie. Si les
colons et les Palestiniens s’y côtoient, seuls les Palestiniens
(dont les véhicules sont munis de plaques blanches et vertes,
contrairement à ceux des Israéliens, munis de plaques jaunes)
ont le douteux privilège d’être régulièrement contrôlés par
l’armée israélienne.
En bleu, la Route 60
Lorsqu’ils sont arrêtés à l’un des nombreux checkpoints fixes
qui jalonnent la Route 60 ou par l’une des multiples patrouilles
volantes qui opèrent sur tout l’axe, les passagers doivent
justifier de leur identité et des raisons de leur trajet d’une
ville palestinienne à une autre. Les seuls motifs valables pour
quitter sa ville de résidence ou pour entrer dans une autre
ville sont des raisons d’ordres professionnel, familial ou
médical. Mais chacun sait ici qu’à tout moment un soldat
israélien peut refuser le passage à un Palestinien en invoquant
des « raisons de sécurité » ou que toute ville peut être
déclarée « zone militaire fermée », de laquelle on ne peut pas
sortir et/ou dans laquelle on ne peut pas entrer. La Route 60
elle-même est parfois interdite d’accès aux véhicules
palestiniens, qui sont obligés de faire d’inimaginables détours
par des routes secondaires ou même des chemins de terre : c’est
ainsi, par exemple, qu’en 2001 et 2002 il nous est arrivé de
mettre plus de 3 heures pour aller de Béthléem à Hébron, villes
pourtant distantes de moins de 30 kilomètres.
En ce moment la Route 60 est « ouverte » aux véhicules
palestiniens. En fonction du nombre de contrôles et du temps
d’attente aux checkpoints, il faut en moyenne entre 20 minutes
et une heure pour aller d’Hébron à Béthléem. Mais les barrages
et les patrouilles volantes n’ont pas disparu, loin de là, et
les inspections et arrestations sont nombreuses. Des patrouilles
militaires, bien sûr, mais aussi des patrouilles de police.
C’est la présence de ces dernières qui explique pourquoi les
passagers des taxis attachent tous leur ceinture avant de
s’engager sur la Route 60. Une amende de 100 shekels (un peu
moins de 20 euros) attend tous ceux et toutes celles qui seront
surpris sans leur ceinture de sécurité. En outre le non-port de
la ceinture peut être un prétexte pour une vérification
d’identité et des contrôles approfondis, lesquels pourraient
s’avérer périlleux pour les autres passagers du taxi, voire même
pour le chauffeur et son véhicule. « Mesdames
et messieurs nous venons d’entrer dans une zone de turbulences,
veuillez attacher votre ceinture s’il vous plaît ». Lorsque tout
le monde boucle sa ceinture à la sortie d’Halhul, je ne peux
m’empêcher de penser à cette annonce, que j’ai entendue à
plusieurs reprises lors du trajet aérien entre Paris et Tel Aviv,.
« Mesdames et messieurs nous quittons une zone autonome pour
entrer en zone sous contrôle israélien, veuillez attacher votre
ceinture s’il vous plaît »… Vous avez dit «
Cisjordanie » ? Telle est en effet la
réalité de la Cisjordanie aujourd’hui. Des « zones autonomes »
palestiniennes microscopiques, isolées les unes des autres,
encerclées par l’armée (qui ne se prive pas d’y entrer quand
elle le souhaite, de jour comme de nuit), au milieu d’un
territoire entièrement sous contrôle israélien. Des îlots
prétendument « libres » entourés par un océan sous occupation.
Une situation directement issue des Accords d’Oslo, initiés en
1993, qui avaient abouti à la division de la Cisjordanie en
Zones A, Zones B et Zones C, soit des zones « autonomes » des
zones « sous contrôle mixte » et des zones « sous contrôle
exclusif de l’armée israélienne ». Les Zones A devaient
progressivement s’étendre et l’armée israélienne devait
progressivement et partiellement se « redéployer ». En 2000, 18%
de la Cisjordanie était en Zone A, 22% en Zone B et 60% en Zone
C. Soit, en réalité, 82% sous contrôle israélien et 18%,
morcelés, sous contrôle palestinien (voir carte des Accords
d'Oslo
ici). Et certains se demandent encore pourquoi les
Palestiniens se sont soulevés en septembre 2000…
Les passagers palestiniens d’un taxi palestinien se rendant
d’une ville palestinienne à une autre ville palestinienne en
empruntant une route sur un territoire qui n’a jamais été
reconnu comme étant sous souveraineté israélienne sont donc en
situation de devoir payer une amende qui ira remplir les caisses
de l’Etat d’Israël. Kafka n’aurait pas osé… Vous êtes en
Cisjordanie mais vous ne savez pas si vous vous trouvez dans une
zone autonome ? Regardez si la ceinture du passager d’à côté est
attachée… Le caractère ubuesque de la situation
pourrait prêter à sourire si l’on ne parlait pas d’une
population soumise depuis 60 ans à l’expulsion, l’occupation, la
colonisation et la répression. Il pourrait prêter à sourire si
ne demeurait pas encore, aujourd’hui, l’illusion qu’il existe un
territoire palestinien baptisé « Cisjordanie », séparé d’Israël
par une « ligne verte », alors que la Cisjordanie n’existe plus
que sur les cartes. Avec les murs construits autour des « zones
autonomes », les colonies et toutes leurs infrastructures,
notamment les routes, la majeure partie de la Cisjordanie est
désormais intégrée à l’Etat d’Israël. Je ne m’engagerai pas ici
dans une discussion sur la pertinence et la faisabilité de la
revendication de « L’Etat palestinien indépendant en Cisjordanie
et dans la Bande de Gaza ». Il s’agit juste de constater que
dans les faits, la Cisjordanie a été tellement digérée par
l’Etat d’Israël qu’elle n’a plus aucune réalité tangible,
contrairement à la « bantoustanisation » des villes
palestiniennes (selon les termes de Leila Farsakh, Enseignante
en Science politique à l’Université du Massachusetts).
Le caractère apparemment anecdotique du (non-)port de la
ceinture de sécurité n’en atténue pas pour autant la portée
symbolique. Car vous l’aurez compris, les passagers retirent
immédiatement leur ceinture lorsqu’ils quittent la Route 60 pour
entrer dans une « zone autonome ». Ce faisant, ils reconquièrent
une forme de liberté qu’ils ont dû temporairement abandonner
même s’il s’agit, et l’on n’est pas à un paradoxe près dans les
territoires palestiniens, de la liberté de mourir plus
facilement en cas d’accident de voiture… Une liberté très
relative, certes, mais de toute évidence une bouffée d’oxygène
tant l’oppression liée à l’occupation israélienne est
asphyxiante. Je n’aurais pas employé le terme
de « liberté » s’il ne m’avait été suggéré par un des passagers
du taxi : alors que nous quittons la Route 60 pour entrer dans
la « zone autonome » de Béthléem, mon voisin détache sa ceinture
et me dit en souriant : « Freedom ». Je me demande alors quelle
est la traduction exacte, en anglais, du « Tout est relatif »
d’Einstein. Mais je me contente de lui répondre « Yes, freedom…
», en retirant moi aussi ma ceinture. Je ne dois pas avoir l’air
convaincu puisqu’il me dit alors, toujours en souriant : « OK…
Little freedom… But freedom anyway ».
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