Opinion
Le Monde «
oublie » un document WikiLeaks sur... les médias français
Julien Salingue
Mardi 14 décembre 2010
Depuis le 28 novembre, le journal Le Monde publie
chaque jour un ou plusieurs articles traitant des
« révélations » du site fondé par Julian Assange. Le
quotidien du soir est l’un des partenaires de WikiLeaks, aux
côtés du Guardian, du New York Times, d’El
Pais et du Spiegel. Critiqué par nombre de ses
pairs, Le Monde a
justifié ainsi sa démarche : « À partir du moment où
cette masse de documents a été transmise, même illégalement,
à WikiLeaks, et qu’elle risque donc de tomber à tout instant
dans le domaine public, Le Monde a considéré qu’il
relevait de sa mission de prendre connaissance de ces
documents, d’en faire une analyse journalistique, et de la
mettre à la disposition de ses lecteurs ». Mais la
sélection réserve parfois des surprises…
La tempête politico-médiatique déclenchée par
la publication des documents WikiLeaks semble
donner raison, a posteriori, au Monde,
notamment contre tous ceux qui ont tenté
d’affirmer, malgré les évidences, que les
télégrammes révélés par WikiLeaks « ne nous
apprenaient rien ».
Il s’avère néanmoins que Le Monde a
« oublié » un câble adressé au secrétariat d’État
états-unien par l’ambassade des États-Unis à Paris.
C’est le câble 07PARIS306, consultable (en anglais)
sur le site WikiLeaks. À l’heure actuelle, Le
Monde ne s’en est pas fait l’écho. C’est bien
dommage. On découvre en effet dans ce document, qui
traite des « communautés musulmanes en France »,
l’instructif point de vue de l’ambassade à Paris sur
les médias français. Entre autres :
« 17. Les grand journalistes français sont
souvent issus des mêmes écoles d’élite que de
nombreux responsables gouvernementaux. Ces
journalistes ne considèrent pas nécessairement
que leur rôle premier soit de surveiller le
pouvoir exécutif. Nombre d’entre eux se voient
plutôt davantage comme des intellectuels, et
préfèrent analyser les événements et influencer
leurs lecteurs plutôt que de rapporter les
événements.
18. Le secteur privé des médias en France
(presse écrite, TV et radio) continue d’être
dominé par un petit nombre de conglomérats, et
l’ensemble des médias français sont davantage
régulés et soumis aux pressions politiques et
commerciales que leurs homologues américains. Le
Conseil supérieur de l’audiovisuel, créé en
1989, nomme les dirigeants de l’ensemble des
chaînes de télévision et stations de radio
publiques et surveille leur contenu politique.
19. L’accès à Internet se développe de
manière continue en France, notamment chez les
jeunes générations, et remplace rapidement les
médias traditionnels. Toutes les grandes chaînes
de télévision et stations de radio ont leur
propre site Internet, tout comme les grands
organes de presse écrite. Les blogs sont un
moyen de communication de plus en plus populaire
pour les minorités et les ONG, qui les utilisent
pour exprimer des opinions qu’ils estiment ne
pas retrouver dans les médias traditionnels ».
« Transparence et discernement ne sont pas
incompatibles », écrivait Sylvie Kauffmann,
directrice de la rédaction du Monde, dans
l’article cité plus haut. Le moins que l’on puisse
dire est que Le Monde semble, dans le cas du
câble 07PARIS306, avoir davantage mis l’accent sur
une certaine forme de discernement que sur la
transparence. Le quotidien a sans doute estimé que
cette information WikiLeaks était nettement moins
digne d’intérêt que celles concernant l’Iran, le
Vatican, le Pérou, le Kenya, la Chine ou le Maroc.
Et pourtant, ces quelques lignes rédigées par
l’ambassade des États-Unis mériteraient d’être
largement diffusées et, pourquoi pas, commentées par Le Monde (et les autres usagers
médiatiques de WikiLeaks). Certains silences
sont au moins aussi révélateurs que certaines
prises de position, aussi justes soient-elles.
Cet avis d’Acrimed n’équivaut pas, chacun l’aura
compris, à un soutien à la diplomatie
états-unienne et à ses jugements sur les médias
français qui pourraient être retournés contre
les médias d’outre-Atlantique.
Julien Salingue
PS : le 12 décembre, Paul
Moreira évoque
sur son blog le document WikiLeaks en
question. Avec, entre autres, ce commentaire
plein d’humour : « Ceci n’est pas une note d’Acrimed ».
Merci pour le clin d’œil...
***
Annexe : l’extrait (traduit
ci-dessus par nos soins) en version originale :
17. Top French journalists are often products
of the same elite schools as many French
government leaders. These journalists do not
necessarily regard their primary role as to
check the power of government. Rather, many see
themselves more as intellectuals, preferring to
analyze events and influence readers more than
to report events.
18. The private sector media in France – print
and broadcast – continues to be dominated by a small
number of conglomerates, and all French media are
more regulated and subjected to political and
commercial pressures than are their American
counterparts. The Higher Audio-Visual Council,
created in 1989, appoints the CEOs of all French
public broadcasting channels and monitors their
political content.
19. Internet access is growing steadily in
France, especially among the younger generation,
rapidly replacing traditional media. All important
television and radio channels in France have their
own websites, as do the major print media. Blogs are
an increasingly popular method of communication for
minorities and NGOs, who use them to express
opinions they do not feel are reflected in the
traditional media.
P.-S.
Un lecteur attentif nous a signalé une très
brève allusion dans un très bref article daté du
2 décembre dans lequel on peut lire qu’aux yeux
des diplomates américains « les
journalistes français ont tendance à se prendre
pour des intellectuels et préfèrent commenter et
analyser plutôt que d’aller sur le terrain ».
Une allusion très allusive...
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