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Monde
Fermeture de la base
Manas : recul américain sur l'échiquier eurasien
Echec et mat pour Brzezinski[i] ?
Jean Géronimo
‘’La
partie qui se joue dans le pourtour de la Russie n’est plus
l’endiguement de la guerre froide,
mais le refoulement (‘roll
back’)’’
Brzezinski
(2000, p. 19)
‘’Le Grand échiquier’’
Mercredi 3 juin 2009
Spectaculaire défaite diplomatique pour
Washington ! La fermeture de sa base (kirghize) de Manas en 2009
- après celle de sa base (ouzbek) de Karshi-Khanabad en 2005 -
aura, à terme, un impact stratégique majeur, dans la mesure où
elle implique une refonte de sa politique en zone
post-soviétique, traditionnellement axée contre la Russie. En
effet, depuis l’implosion de l’URSS le 25/12/1991, Washington a
mis en œuvre une politique de reflux (‘’roll back’’) de la
puissance russe, destinée à se substituer à son leadership
impérial hérité du soviétisme. Or la perte de ce maillon
stratégique vers l’Afghanistan obligera l’administration
américaine à renouer un vrai dialogue avec Moscou, désormais
incontournable dans la région. Et cet échec est d’autant plus
flagrant qu’il raisonne comme un aveu d’impuissance pour
Washington, incapable de ‘’persuader’’ aucune autre république
de l’ex-URSS d’héberger – en substitution de Manas – une base
américaine sur son territoire. Une raison majeure étant pour ces
dernières d’éviter toute source de tension avec Moscou, de
nouveau maitre de son pré-carré. La Russie est de retour.
Dans ses grandes lignes, la perte de Manas
exprime un double symbole géopolitique, d’une part de l’échec de
la stratégie d’influence américaine en Asie centrale et, d’autre
part, du retour de l’Etat russe dans sa zone de domination
historique. Car la principale réussite de V. Poutine a été de
redonner une certaine légitimité à un Etat fort et centralisé,
avide de reprendre le contrôle de son ‘’étranger proche’’ (la
CEI) en vue de sécuriser ses espaces périphériques et in fine,
rompre la stratégie d’encerclement mise en œuvre par Washington
depuis la transition post-communiste. Ainsi, V. Poutine a
réhabilité un Etat russe recentré sur une stratégie de puissance
et de défense de ses intérêts nationaux, élargis à l’ancien
espace soviétique. Et selon Z. Brzezinski (2008, p. 208), ce
comportement attesterait du refus des russes d’accepter ‘’la
nouvelle réalité de l’espace post-soviétique’’, autrement dit,
l’ingérence américaine dans leur ancien espace politique – et
au-delà, celle de l’Europe dans ce que cette dernière appelle
désormais le ‘’voisinage partagé’’. Inutile provocation.
Tendanciellement, la stratégie américaine
suit la ligne anti-russe de Brzezinski visant le contrôle de
l’Eurasie, cœur stratégique (et énergétique) du monde et, dans
ce but, à empêcher l’émergence de toute puissance majeure
hostile, dont feraient potentiellement partie la Russie et la
Chine. Dans cet axe, il s’agit selon Brzezinski, stratège et
conseiller d’Obama, de définir ‘’une géostratégie d’ensemble à
long terme concernant l’Eurasie’’ (Brzezinski, 2000, p. 249) en
vue d’y stabiliser une forme de domination mondiale. En
définitive, cela implique la manipulation des ‘’principaux
acteurs géostratégiques présents sur l'échiquier eurasien’’ (Brzezinski,
2004) et en particulier, en Asie centrale – dans l’optique
(notamment) d’implanter des bases à la périphérie russe.
Cette haine viscérale à l’égard des russes
structure le discours de Brzezinski, percevant la Russie comme
l’héritière de la guerre froide et sa stratégie extérieure comme
un résidu du soviétisme. Dans son ouvrage, ‘’L’Amérique face au
monde’’, Brzezinski (2008, p. 186) rappelle que durant les 4
derniers siècles, la ligne directrice de la Russie se résume par
‘’une expansion impériale à partir d’un centre bien défini pour
créer un Etat multinational’’. Et surtout, il est persuadé que
V. Poutine n’a pas ‘’admis l’impossibilité de recréer le vieux
système impérial’’ (Brzezinski, 2008, p. 191), illustrant selon
lui, ‘’la résistance de l’ordre soviétique’’ (Brzezinski, 2000,
p. 141). Pour cette raison, Brzezinski prône le maintien d’une
politique de contrôle de la puissance russe et d’érosion de son
pouvoir en zones caucasienne et centre-asiatique. Reflexe de
guerre froide.
Dans son essence, la perte de la base de
Manas va obliger Washington a une attitude plus
‘’compréhensive’’ à l’égard de la Russie[i],
au sens où elle a besoin de cette dernière comme relais
logistique et politique de ses interventions en Asie centrale,
considérée comme une priorité de la politique étrangère
américaine. En retour, cette ‘’coopération’’ russe donne à
Moscou un droit de regard – et un moyen de pression – sur la
politique américaine en zone post-communiste. Dans ce schéma,
sous prétexte de lutte anti-terroriste, le recentrage de
l’effort américain sur l’Afghanistan – au détriment du bourbier
irakien – vise à renforcer l’influence de Washington en Asie
centrale : ‘’La fin de l’occupation
(de l’Irak : jg) sera une opportunité pour la guerre contre Al
Qaïda, mettant ainsi un terme à une aventure malheureuse qui (…)
a détourné les États-Unis de l’Afghanistan, où la menace
originelle d’Al Qaida persiste et augmente.’’[ii]
Un objectif
clé de Brzezinski est de renforcer - au détriment de
Moscou et de ses alliances eurasiennes, telles l’OCS et l’OTSC[iii]
- le rôle régulateur de l’Otan en zone post-soviétique comme
levier de l’avancée géopolitique américaine. Pour cette raison,
il prône l’extension de l’Otan aux ex-républiques soviétiques,
considérées comme les ‘’pivots géopolitiques’’ de sa stratégie
du roll-back de la puissance russe – leur coopération ayant déjà
été obtenue dans le cadre du ‘’Partenariat pour la paix’’ (PPP)
et de manœuvres militaires provocantes aux portes de la Russie
(dont les dernières en mai 2009, en Géorgie !)[iv].
Et surtout, selon Brzezinski (2004, p. 296), le champ d’action
stratégique de l’Otan ‘’est appelé à s’élargir à l’espace
eurasien’’. Cette extension de l’Otan - perçue par Moscou comme
un vestige de la lutte anti-communiste, donc injustifiée -
permettrait de poursuivre d’une part, le détachement des Etats
post-soviétiques de l’emprise de la Russie et d’autre part,
l’encerclement de cette dernière. En outre, cette volonté de
détacher la zone post-soviétique de la domination russe est
reprise par le Partenariat oriental mis en œuvre par l’Europe -
levier de l’influence américaine - dans le voisinage partagé,
depuis le 8 mai 2009. A terme, il s’agit de créer une forme de
dépendance de la zone post-communiste à l’égard du leadership
américain, dans le but de contrôler le cœur énergétique de la
planète, à la fois par un contrôle politique des Etats clés (les
‘’pivots’’) et par
un contournement de l’Etat russe – via des circuits alternatifs,
comme l’attestent le projet Nabucco et la réalisation de
l’oléoduc BTC
(Bakou-Tbilissi-Ceyhan). L’accès à l’énergie, considéré
par Brzezinski (2008, p. 212) comme ‘’une source majeure de
puissance politique’’, sera renforcé par le projet Nabucco :
‘’Nous devrions persister dans cette voie. A un certain moment,
pas si lointain, des oléoducs et gazoducs allant de l’Asie
centrale à l’océan Indien en passant par l’Afghanistan et le
Pakistan deviendront réalisables. Voilà de bonnes choses à faire
( ! : jg).’’ (p. 199).
Or, le renforcement de l’influence
américaine en Eurasie post-soviétique – via l’élargissement de
l’Otan, la création d’alliances politico-militaires (du type
GUAM[v]),
la mise en oeuvre de politiques libérales et l’implantation de
douteuses ONG – implique, de manière dialectique, la compression
de la puissance russe. Cette ‘’compression’’ est d’ailleurs la
condition permissive de la progression des bases américaines en
zone post-communiste. Dans ce contexte, la fermeture de Manas va
freiner cette stratégie offensive de Washington, qui s’inscrit
dans une perceptive de long terme mais devra s’appuyer, dans un
premier temps - pour la gestion de la crise afghane - sur les
infrastructures russes. Ainsi, l’orientation structurelle de la
ligne Brzezinski ne serait pas remise en cause, mais seulement
retardée dans l’optique de s’assurer du soutien russe dans un
espace géopolitique explosif et exposé aux crises nationalistes.
Brzezinski (2008, p. 199) l’a reconnu sans ambages et souligné
la nécessité de contenir toute velléité russe, en poursuivant le
rapprochement avec les ex-républiques soviétiques de l’Asie
centrale : ‘’Ce qui est vraiment important est de créer un
contexte géopolitique tel que le désir nostalgique (de la
Russie : jg) de redevenir une grande puissance impériale aura
moins de chances de se réaliser (…)’’. Ce qui implique selon
Brzezinski (2008, p. 199) ‘’d’instaurer des liens économiques
plus nombreux et plus directs avec les pays d’Asie centrale en
tant qu’exportateurs d’énergie (….)’’. D’autant plus que ce
dernier est persuadé que ‘’la domination coloniale russe sur
l’Asie centrale est une chose du passé’ (Brzezinski, 2004, p.
98). Réalisme
implacable.
Ainsi, après la double perte américaine des
bases militaires de Manas et de Karshi-Khanabad, la mise en
cause des révolutions libérales (Géorgie, Ukraine et
Kirghizstan) planifiées par Washington et enfin, l’évolution
récente de la question énergétique (au profit de Moscou), la
Russie tend à renforcer les bases politiques de son leadership
dans l’espace post-soviétique. Cette orientation est d’ailleurs
appuyée par la volonté du président Medvedev de faire de l’OTSC
une organisation concurrente de l’Otan, en vue de rééquilibrer
les rapports de force dans la région. En définitive, cette
configuration permettra à terme, à la Russie, de renforcer son
statut d’Etat majeur du nouvel ordre international et en cela,
de s’opposer à une Amérique hégémone, auto-proclamée ‘’clé de
voûte de la stabilité internationale’’ (Brzezinski, 2004, p.
35). Et, plus inquiétant, celle-ci reste convaincue de sa
‘’destinée manifeste’’ confiée par l’histoire en Eurasie car,
selon l’étrange aveu de Brzezinski (2008, p. 284): ‘’nous (les
américains : jg) sommes exceptionnels (…)’’.
Au-delà d’un symbole géopolitique fort,
Manas traduirait donc l’amorce d’un recul américain et, en ce
sens, l’impasse de la stratégie post-communiste de Brzezinski
sur le ‘’Grand échiquier’’ eurasien. Echec et mat.
Jean Geronimo
Docteur en Sciences économiques
Spécialiste de l’URSS et des questions russes
Mail :
Jean.Geronimo@upmf-grenoble.fr
[i] Washington serait plus
conciliante sur les questions de l’Iran, du bouclier
anti-missiles, de la réduction des armements
nucléaires, de la politique énergétique russe et
de l’avenir du Caucase.
[ii] ‘’Comment sortir
intelligemment de cette folle guerre ?’’, Z. Brzezinski,
Washington Post, 30/03/2008.
[iii] On rappellera : OTSC
(Organisation du Traité de sécurité collective) et OCS
(Organisation de coopération de Shanghai).
[iv]
www.fr.rian.ru,
‘’Exercices de l’Otan en Géorgie : une ‘provocation
ouverte’ ‘’, A. Azimov, ambassadeur russe à l’OSCE,
08/05/2009.
[v] GUAM (Géorgie, Ukraine,
Azerbaïdjan, Moldavie).
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