Opinion
L'affaire Aurore Martin :
le vrai visage du mandat d'arrêt
européen
Jean-Claude Paye
Mercredi 29 juin 2011
L’extradition par
la France d’une de ses ressortissantes,
la militante basque Aurore Martin,
dépasse largement le cadre de la
solidarité des autorités françaises avec
la lutte de leurs homologues espagnoles
contre le nationalisme basque. Il s’agit
d’une attaque frontale contre les
libertés politiques de l’ensemble des
citoyens français. La manière dont ce
mandat d’arrêt est rédigé fait que la
France pourrait remettre, à la justice
d’un autre pays membre de l’UE, tout
ressortissant français dont l’activité
politique légale pourrait déplaire au
gouvernement européen concerné.
Le 21 juin 2011,
la police antiterroriste française a
tenté d’arrêter Aurore Martin à
Bayonne [1].
La solidarité des personnes
présentes a empêché les policiers
cagoulés de l’emmener. Cependant, le
ministre de l’Intérieur Claude
Guéant a confirmé que le mandat
d’arrêt européen visant la militante
basque « sera mis en œuvre ».
Cette affaire est un bon exemple de
l’escalade répressive de la France
face aux associations de la gauche
indépendantiste basque [2].
L’activité de la police française
fait écho à l’offensive développée
par les autorités espagnoles [3]
depuis la démarche unilatérale de
paix entreprise par la gauche
abertzale. La lutte contre l’ETA
utilisée par les autorités
espagnoles pour démanteler les
organisations de la gauche
nationaliste risquant de ne plus
pouvoir servir très longtemps, le
gouvernement espagnol a mis les
bouchées double dans son processus
de criminalisation de cette mouvance
politique.
L’affaire Aurore
Martin
Aurore Martin [4],
une militante basque de nationalité
française, ancienne dirigeante du
parti Batasuna [5]
à Bayonne, doit être remise aux
autorités judiciaires espagnoles sur
base d’un mandat d’arrêt européen.
Elle risque jusqu’à 12 ans de prison
pour ses activités politiques. Afin
d’échapper à la privation de
liberté, elle a choisi la
clandestinité. Dans une lettre mise
sur le site du Journal du Pays
basque, elle a écrit : « je
n’ai pas l’intention de me soumettre
aux autorités espagnoles, ni de
faciliter à la France, l’exécution
de mon mandat d’arrêt européen ».
Alors que pendant six mois elle
se cachait, les autorités françaises
ne semblaient pas la chercher. Elles
tentent de l’arrêter trois jours
après sa réapparition publique.
Cette opération policière intervient
48 h après la réunion du 18 juin à
Biarritz où 2 000 personnes étaient
présentes afin d’apporter leur
soutien.
Cette affaire avait déjà suscité
pas mal de réactions. Plus de 200
élus, dont l’ensemble du Conseil
général des Pyrénées Atlantique,
avaient affichés leur solidarité
avec Aurore Martin. Des formations
politiques nationales de gauche ou
du centre, PS, PC, Parti de gauche,
NPA, ainsi que le Modem ont
publiquement exprimé leur inquiétude
quant à « une utilisation
politique du mandat d’arrêt européen ».
Cependant, la revendication d’un
usage non politique d’une procédure,
par nature politique, est un non
sens. On ne peut faire face à
l’ampleur du déni de démocratie
engendré par cette réforme qu’en
réclamant sa suppression et le
retour à l’ancienne procédure
d’extradition.
Une première en
France
Le rejet par la Cour de
cassation, le 16 décembre 2010, du
pourvoi déposé par Aurore Martin, a
rendu possible sa remise aux
autorités judiciaires espagnoles
pour « participation à une
organisation terroriste ». Cette
décision nous montre la nature
directement politique du mandat
d’arrêt européen. Aurore Martin est
poursuivie pour appartenance à
Batasuna, un parti politique
interdit en Espagne, mais légal en
France. Tout en prônant une solution
politique et démocratique à la
question basque, cette organisation
se distingue d’autres partis
indépendantistes, en refusant de
condamner explicitement les
attentats de l’ETA. Cette attitude
favorise l’amalgame fait par les
autorités espagnoles qui l’identifie
à ce groupe clandestin.
Dans les faits, Aurore Martin est
poursuivie pour sa participation à
des réunions, des conférences de
presse et pour avoir publié des
articles d’opinion.
Cette double décision judiciaire
—la validation du mandat espagnol
par la Cour d’appel de Pau et le
rejet du pourvoi par la Cour de
cassation— constitue une première en
France. C’est la première fois que
ce pays remet, à la justice
espagnole, un de ses ressortissants
pour des raisons politiques.
L’historique de l’affaire montre
bien l’arbitraire de la décision. Il
s’agit du deuxième mandat à
l’encontre d’Aurore Martin, le
premier, datant du printemps 2010,
contenait la même demande et avait
été refusé par la justice française
pour « manque de motivation,
exposé lacunaire et incompréhensible ».
Cette fois, le fait que la demande
soit effectuée par des juridictions
d’exception, légitimant la torture
des prisonniers, n’apparaît plus
comme un obstacle à la remise d’une
personne disposant de la nationalité
française. Cette affaire dévoile ce
que permet le mandat d’arrêt
européen et que n’autorisait pas
l’ancienne procédure d’extradition.
Le mandat d’arrêt
européen
Afin de bien comprendre la
dimension du changement, un petit
retour aux sources s’impose.
Profitant des attentats du 11
septembre 2001, la Commission de
l’Union européenne avait ressorti de
ses cartons un double projet de
décision-cadre, l’un relatif à
l’incrimination du terrorisme,
l’autre à l’installation d’un mandat
d’arrêt européen devant se
substituer à la procédure
d’extradition [6].
Adoptées toutes deux le 6
décembre 2001 et ensuite intégrées
dans les codes pénaux des États
membres, ces deux décisions-cadres
sont intimement liées. Le mandat
d’arrêt prend toute sa dimension
liberticide dans le cadre de «
la lutte contre le terrorisme ».
Rappelons que l’incrimination du
terrorisme est immédiatement d’ordre
politique. Ce qui spécifie un acte
comme tel est son aspect subjectif,
l’intention revendiquée ou attribuée
à l’inculpé de faire pression sur un
gouvernement. Ainsi, c’est le
pouvoir lui-même qui détermine le
type d’opposition qu’il accepte ou
celle qu’il criminalise.
Le mandat d’arrêt [7]
met en place un mécanisme de
solidarité entre les gouvernements
européens vis-à-vis des oppositions
qu’ils ne veulent pas reconnaître
comme telles et qu’ils désignent
comme criminelles. Cependant, au
contraire de l’ancienne procédure
d’extradition, la décision de
remettre la personne demandée
échappe formellement au gouvernement
du pays qui reçoit la demande, car
il s’agit maintenant d’un acte
judiciaire purement procédural qui
supprime les différents contrôles
existant auparavant.
Un déni du
politique
Sous le couvert de déposséder le
pouvoir politique d’une capacité
d’initiative jugée parfois
arbitraire, c’est à dire liée à un
rapport de forces immédiat et de
donner d’avantage de prérogatives au
pouvoir judiciaire [8],
le mandat d’arrêt européen nous
inscrit pleinement dans la structure
politique de la post-modernité.
Cette procédure est caractéristique
d’une forme de pouvoir qui veut
échapper à toute pression, à toute
capacité de mobilisation des
populations. Le mandat d’arrêt nous
dévoile ainsi la spécificité de
l’organisation actuelle du pouvoir
qui est basée sur un déni du
politique, sur un rejet de la
reconnaissance, de la gestion de la
diversité des intérêts et des points
de vue au sein de la société.
Dans la procédure d’extradition,
le contrôle judiciaire portait sur
la matérialité des faits et la
légalité de la demande. En ce qui
concerne le nouveau mandat d’arrêt,
le contrôle judiciaire ne porte plus
que sur la régularité formelle du
document. L’abandon des procédures
de vérification fait que la remise a
un caractère quasiment automatique.
Ce mode opératoire renverse celui de
l’extradition dans lequel la
décision revenait in fine au
pouvoir politique. Actuellement la
décision politique d’extrader est
prise par une machine qui neutralise
la possibilité d’une décision de
l’exécutif. Un autre changement
consiste dans l’abandon du principe
de spécialité. Dans l’ancienne
procédure d’extradition, la personne
remise ne pouvait être poursuivie
que pour les délits explicitement
mentionnés dans la demande. Avec le
mandat d’arrêt européen, le pays
demandeur n’est plus lié par la
qualification inscrite dans le
mandat. Il est donc possible que
l’Espagne ajoute d’autres
incriminations que celle de « participation
à une organisation terroriste »
à l’encontre d’Aurore Martin si elle
a l’occasion de se saisir d’elle.
Tout acte d’un État
membre est par nature démocratique
La procédure d’extradition
reposait également sur l’exigence
d’une double incrimination :
l’extradition n’était possible que
si le fait poursuivi constituait un
délit tant dans le pays demandeur de
la personne incriminée que dans le
pays sollicité. Le mandat européen
abandonne cette condition : il
suffit que le comportement mis en
cause constitue une infraction dans
l’État demandeur. Ceci explique
pourquoi Aurore Martin est remise à
l’Espagne pour appartenance à une
organisation politique illégale en
Espagne, mais légale en France.
Cette possibilité découle du
mécanisme psychotique du mandat
d’arrêt européen. À la réalité des
actes du pays demandeur est
substitué la légalité présupposée de
ceux-ci. Il s’agit là d’une
conséquence du principe de confiance
mutuelle. Il est posé, a priori,
que les systèmes pénaux des pays de
l’Union respectent la démocratie et
l’État de droit.
L’existence d’un État de droit ne
résulte plus de l’installation de
mécanismes de contrôle des actes du
pouvoir, mais de la légalité
présupposée de ceux-ci. Chaque État
membre, non seulement valide, à
travers le principe de
reconnaissance mutuelle,
l’intégralité de la législation
pénale des autres États membres, par
exemple les tribunaux spéciaux
espagnols en matière de terrorisme,
mais accepte également d’aider ces
États à la faire appliquer.
L’UE comme espace
d’exception
La mise en œuvre du mandat ne
peut être suspendue « qu’en cas
de violation grave et répétée par
les États membres des droits
fondamentaux ». L’autorisation
du transfert d’Aurore Martin nous
montre que l’existence de
juridictions d’exception, ainsi que
l’utilisation systématique de la
torture à l’encontre des militants
basques ne constituent plus, pour la
France, « une violation grave »
remettant en cause l’extradition
d’un ressortissant français. Le
mandat d’arrêt européen n’induit pas
une unification des législations et
des procédures pénales, il permet au
contraire la coexistence de
profondes disparités entre les États
membres. La reconnaissance mutuelle
des décisions accroît la primauté
accordée aux procédures sur la loi
proprement dite. Au lieu d’aboutir à
l’unification des codes pénaux des
États membres, cette voie permet la
mise en place d’un espace judiciaire
qui laisse subsister les disparités
entre les systèmes judiciaires et
qui a simplement pour résultat
d’étendre la souveraineté des États
membres en matière pénale à
l’ensemble du territoire européen.
Si la création d’une incrimination
spécifiant l’acte terroriste permet
à un État membre l’adoption de
règles de procédure pénale qui
dérogent au droit commun, le mandat
d’arrêt permet de les généraliser au
niveau de l’ensemble de l’Union
européenne.
[1]
« La
police rate la capture de la
militante basque Aurore Martin »,
Le
Monde,
21 juin 2011.
[2]
Par exemple : l’affaire Laborantza
Ganbara, l’affaire Kalaka, la rafle
contre Batasuna.
[3]
Le 14 septembre 2010 : arrestation
de 9 personnes accusées de faire
partie de l’organisation interdite
Ekin. Le 28 septembre 2010 :
arrestation de 8 personnes de
l’organisation légale Askapena, dont
une arrêtée en France et remise à
l’Espagne par le biais d’un mandat
d’arrêt. Le 21 octobre 2010 :
arrestation de 14 personnes accusées
d’appartenir à l’organisation de
jeunesse de masse illégale Segi. Le
6 décembre 2010 : arrestation de 6
personnes de cette organisation et
de 2 avocats. En avril 2010, 3
avocats avaient déjà été arrêtés. Le
18 janvier 2011 : arrestation de 10
personnes accusées de faire partie
d’organisations illégales de défense
des droits des prisonniers, Ekin et
Askatuna.
[4]
Le 19 mai 2010, Aurore Martin a été
interpellée, avec son colocataire
Jean-Luc del Campo, suite à une
convocation relative à un refus de
prélèvement ADN. Tous deux avaient
été surpris il y a quelques années à
faire des graffitis. Ils avaient été
condamnés pour cela à une amende,
mais avaient refusé de donner leur
ADN.
Lors de sa garde à vue, Aurore
Martin s’est vue notifier un mandat
d’arrêt européen envoyé par la
justice espagnole pour son
appartenance au parti Batasuna,
désignée comme une « association
de malfaiteurs ».
Remise en liberté, elle a été placée
sous contrôle judiciaire jusqu’à son
procès. Le 8 juin, la Cour d’appel
de Pau rejettera la demande
espagnole pour « manque
de motivation, exposé lacunaire et
incompréhensible ».
Suite à un deuxième mandat, relatif
aux mêmes faits, Aurore Martin sera
incarcérée le 9 novembre. Elle
restera emprisonnée une semaine
avant d’être libérée et d’être
placée sous mandat judiciaire
jusqu’au jugement de la Cour d’appel
de Pau à propos de cette seconde
demande. Cette fois, l’Audience
Nationale espagnole avait fait
attention aux questions de procédure
et a été explicite en ce qui
concerne les faits incriminés. Le
respect de la forme a permis au
tribunal de valider le mandat
d’arrêt le 23 novembre 2010. La Cour
de cassation a refusé de 16 décembre
le pourvoi déposé par la défense
d’Aurore Martin, ouvrant ainsi la
voie à sa remise aux autorités
espagnoles. La militante basque a
choisi la clandestinité afin
d’échapper à son extradition.
[5]
Batasuna est un parti politique
indépendantiste basque qualifié
d’extrême gauche. Son principal
objectif est la constitution d’un
État socialiste basque, après avoir
obtenu l’autodétermination et
l’indépendance Il est
particulièrement actif dans le Pays
basque sud (Espagne), mais est aussi
présent dans le Pays basque nord
(France) où il est légal et dispose
d’un élu. Il est interdit en Espagne
depuis 2003 pour ses liens
présupposés avec l’ETA, selon un
principe de « convergence
idéologique ».
Les contradictions apparaissant dans
le désignation de cette organisation
comme terroriste montrent bien le
caractère arbitraire, de
circonstance et purement politique,
de cette procédure. Depuis 2010, ce
parti n’est plus repris dans la
liste officielle des organisations
terroristes de l’Union européenne,
tandis que l’interdiction
controversée de ce parti en Espagne
a été finalement confirmée par la
Cour européenne des droits de
l’homme en 2009. Cette organisation
refuse de condamner unilatéralement
les attentats de l’ETA, sans
condamner, en même temps la violence
de l’État espagnol, pour qui, malgré
la torture systématique des
militants basques dans les
commissariats, toute violation des
droits de l’homme aurait disparu en
Espagne depuis la fin de la
dictature franquiste.
[6]
Silvia Cattori, « Jean-Claude
Paye : ’’Les lois anti-terroristes.
Un Acte constitutif de l’Empire’’ »,
Réseau
Voltaire,
le 30 août 2007.
[7]
Jean-Claude Paye, « Les
faux semblants du mandat d’arrêt
européen »,
Le
Monde diplomatique,
février 2002.
[8]
Le fait que le pouvoir judiciaire
obtienne formellement plus de
prérogatives explique la position
ambivalente du Syndicat de la
Magistrature, par ailleurs
d’avantage critique sur la politique
gouvernementale en matière de
justice et de police. « Aurore
Martin sera t-elle livrée pour ses
idées ? »,
par Matthieu Bonduelle et Patrick
Henriot,
Le Monde,
15 juin 2011.
Jean-Claude Paye, Sociologue.
Dernier ouvrage publié en français :
La Fin de l’État de droit
(La Dispute, 2004). Dernier ouvrage
publié en anglais :
Global War on Liberty (Telos
Press, 2007).
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