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Opinion
La LOPPSI 2, un
Patriot Act français
Jean-Claude Paye
Bruxelles, le mercredi 2 mars 2011
Le Parlement français vient d’adopter une nouvelle loi
fourre-tout qui transcrit en droit français diverses mesures du
Patriot Act états-unien. Pour le sociologue Jean-Claude Paye,
l’inefficacité du vaste système de surveillance progressivement
mis en place atteste que sa finalité réelle est autre que le but
annoncé. Les sociétés occidentales évoluent vers un modèle
infantilisant où seul le fait de se placer sous le regard
enveloppant du pouvoir génère un sentiment de sécurité. La loi
française « LOPPSI 2 », Loi d’Orientation et de Programmation
pour la Sécurité Intérieure, a été définitivement adoptée ce 8
février 2011 [1].
Ce texte présente de fortes similitudes avec le Patriot Act
états-unien, voté immédiatement après les attentats du 11
septembre 2001. Ces deux législations se présentent toutes deux
comme un fourre-tout sécuritaire, une collection de mesures
disparates, visant à réduire les libertés fondamentales, et
contiennent des réformes importantes destinées à assurer un
contrôle du Net.
L’USA Patriot Act anticipe les lois françaises. Il
installe, dès 2001, tout un ensemble de dispositions qui
mettront une décennie pour exister dans l’Hexagone, telle
l’installation légale de chevaux de Troie dans les ordinateurs,
l’incrimination de cybercriminalité ou l’infiltration policière
dans les échanges électroniques.
Dans un premier temps, lors de son installation en 2001, le
Patriot Act s’inscrit dans l’état d’urgence. Il se présente
comme devant faire face à un état de guerre : la « guerre contre
le terrorisme ». A côté de mesures déjà permanentes, nombre de
dispositions ont été votées pour une période de quatre ans. Ce
n’est qu’en 2006, lors de leur procédure de renouvellement, que
la plupart de ces dernières vont devenir permanentes [2].
Seules les plus contestés seront de nouveau votées pour une
nouvelle période de quatre ans. Ensuite, sous la présidence
Obama, elles seront renouvelées, d’année en année.
La loi française dite LOPPSI 2, s’inscrit, quant à elle,
directement dans la permanence. Toutes ses mesures sont votées
pour une période indéterminée. Ne devant pas être renouvelées,
les dispositions ne sont pas limitées dans le temps. La
référence principale de cette loi n’est plus l’image de la
guerre contre le terrorisme, mais directement celle d’un état
d’urgence, exhibé par l’Etat, afin de se défendre contre ses
propres populations. La loi mélange des mesures générales de
surveillance et de suppressions des libertés individuelles de
tous les citoyens avec des dispositions qui stigmatisent des
catégories particulières de la population, celles placées dans
la précarité ou bien les jeunes.
Les « chevaux de Troie »
Sous le couvert de la lutte contre la « criminalité
organisée », la LOPPSI 2 prévoit la possibilité, avec
l’autorisation d’un juge d’instruction, de mettre en place, à
l’insu de l’utilisateur, un dispositif technique enregistrant
les frappes au clavier ou des captures d’écran. Cependant, ce
système permettra de retenir toutes les infractions constatées à
l’occasion de cette surveillance, même si cela ne concerne pas
des faits relevant de la criminalité organisée. Ces dispositifs
pourront être installés, sur place ou en s’infiltrant à
distance, durant une période renouvelable de huit mois. Afin de
mettre en place ce « mouchard », les enquêteurs ont ainsi le
droit de s’introduire dans le domicile ou le véhicule de la
personne mise en cause, à son insu et, si nécessaire, de nuit. A
cet effet, la loi annule les protections constitutionnelles de
la vie privée.
Le filtrage du Net
La loi prévoit également un système de filtrage des sites
diffusant des images de mineurs à caractère « manifestement
pornographique ». Sans intervention d’un juge, elle donne à une
autorité administrative, l’Office central de lutte contre la
criminalité, la possibilité de priver ces sites de l’accès au
Net. Cependant, l’administration peut saisir le juge pour les
contenus « non manifestement pédopornographiques » [3].
Présenté comme une limitation des pouvoirs de l’exécutif, cette
disposition a en fait une conséquence perverse : elle permet
d’étendre le filtrage à un contenu qui manifestement n’est pas
pédophile. Tel est bien l’enjeu de cet article. Une fois le
principe du blocage adopté, il suffit d’étendre progressivement
le champ des sites filtrables, comme cela a été fait pour le
fichier national des empreintes génétiques. La loi introduit
ainsi une brèche qui annonce d’autres motifs de blocage. Un
simple amendement à la LOPPSI permettrait d’inclure les sites
qui ne respectent pas le droit d’auteur.
La « cybercriminalité »
La LOPPSI établit une série de délits spécifiques s’ils sont
exercés sur le Net. Est créé le délit d’utilisation frauduleuse,
sur un réseau de communications électroniques, de l’identité
d’un individu ou de données à caractère personnel « en vue de
troubler sa tranquillité ou de porter atteinte à son honneur ou
à sa considération ».
Les sanctions prévues pour les délits de contrefaçon en bande
organisée de coordonnées bancaires, de moyens de paiement et de
marchandises sur un réseau de communication électronique sont
alourdies, pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement et un
million d’euros d’amende pour l’utilisation frauduleuse de
moyens de paiement.
La création du délit d’usurpation d’identité devrait favoriser
une nette augmentation de l’activité de la « plateforme PHAROS »
(Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et
d’Orientation des Signalements) qui permet, depuis janvier 2009,
dans le cadre du plan d’action du gouvernement contre « la
criminalité sur Internet », la dénonciation en ligne aux
services de police, de contenus de sites constitutifs
d’infractions. Ces signalements, plus de 1 000 par mois
actuellement, sont ensuite traités par l’OCLCTIC.
L’interconnexion des fichiers
Cette loi coordonne les fichiers dits « d’antécédents » [4],
tel le STIC et le JUDEX, qui contiennent des « données à
caractère personnel » concernant les personnes suspectées
d’avoir participé à la commission d’un crime, d’un délit ou
d’une contravention de 5ème classe. Le texte prévoit que les
décisions d’acquittement ou de relaxe conduisent à un effacement
des données personnelles, « sauf si le procureur de la
République en prescrit le maintien pour des raisons liées à la
finalité du fichier ». Il lui donne aussi le pouvoir d’effacer
les données personnelles ou de les maintenir dans le fichier, en
cas de non-lieu ou de classement sans suite.
L’article 10 permet aussi d’utiliser des systèmes « d’analyse
sérielle », de recoupement automatique d’informations qui
croisent des données ouvertes, disponibles sur internet, avec
des données fermées : IP, numéro de téléphone. Il s’agit
d’informations nominatives sur les personnes suspectées d’être
auteurs ou complices de crimes ou de délits, mais aussi sur les
victimes ou simplement sur des personnes susceptibles de fournir
des renseignements. Quant aux fichiers dits « de
rapprochement », ils vont permettre de croiser les données
nominatives, recueillies dans différentes enquêtes et cela sans
aucune limite en termes de gravité des infractions concernées.
Big Mother
A première vue, la loi est illisible. Elle apparaît comme un
fourre tout, une collection de mesures disparates, allant de la
constitution de fichiers sur l’ensemble des habitants et la
légalisation des mouchards électroniques, à la criminalisation
des squatters ou à la possibilité d’installer un couvre-feu pour
les enfants de 13 ans. Il y a cependant une forte cohérence
entre les différentes dispositions, non pas au niveau des objets
sur lesquels portent les différents articles, mais en ce qui
concerne l’intention du pouvoir. Les délits créés n’ont
d’ailleurs pas d’autres finalités que d’être des supports du
regard du gouvernement, des supports de l’image de l’insécurité
et de son alter-ego, la sécurité.
La criminalisation des squatters, des gens du voyage, des
étrangers en situation irrégulière ou simplement des jeunes,
sous entend que toute forme d’existence, qui n’est pas
étroitement contrôlée, est dangereuse. Il est ainsi induit que
la sécurité réside dans un abandon complet aux initiatives du
gouvernement, à ses différents fichiers, à ses perquisitions
informatiques, ainsi qu’à l’impunité judiciaire pour ses agents
de renseignement.
Ce n’est pas pour rien que la loi opère un déplacement
sémantique en remplaçant « vidéosurveillance » par « vidéoprotection ».
Cette permutation n’est pas destinée à nous tromper. Il ne
s’agit pas d’une opération idéologique au sens habituel du
terme. Elle s’inscrit au contraire dans la transparence, celle
de l’intentionnalité du gouvernement, celle de Big Mother
et de sa gouvernance fusionnelle Ainsi, la sécurité, la
protection octroyée, consiste, aussi bien, à être dans l’oeil
des caméras de surveillance généralisées par la LOPPSI 2, qu’à
être repris et conservés dans ses fichiers de police, même si on
a été acquitté par la Justice. Le but de ces différents fichiers
n’est pas d’établir une surveillance des populations. Une
enquête de la Commission Nationale de l’Informatique et des
Libertés nous avait appris que, en 2008, les fichiers policiers
français comprenaient 83% d’erreurs. L’objectif est tout autre,
il s’agit de nous intimer que notre protection consiste à nous
abandonner au pouvoir et ainsi à renoncer à tout droit à une vie
privée.
L’enfermement dans le « regard » du pouvoir
La LOPPSI 2, tout comme son antécédent états-unien l’USA
Patriot Act, opère un renversement de l’ordre juridique. Il
s’agit d’abord d’appliquer aux populations des procédures qui,
autrefois, étaient uniquement utilisées vis-à-vis d’agents d’une
puissance ennemie. Il s’agit ensuite d’inscrire ces mesures dans
le droit, c’est à dire d’obtenir le consentement des populations
à l’abandon de leur existence.
Dans les deux cas, la construction juridique est semblable. La
loi enregistre l’absence de limites à l’exercice du pouvoir
exécutif, renversant ainsi le rôle traditionnel de celle-ci.
La LOPPSI 2 est éclairante pour saisir cette mutation, plus
particulièrement la constitution des « fichiers d’antécédents ».
L’acquittement par un tribunal n’entraîne pas automatiquement la
suppression de l’inscription dans le fichier. La désinscription
dépend uniquement de la décision arbitraire du procureur. Cette
procédure nous indique que la finalité de ces fichiers n’est pas
la surveillance des populations. Elle nous confirme ce que nous
apprend une enquête de la CNIL [5] :
sur ces trois dernières années, plus d’un million de personnes
sont toujours marquées comme « suspectes », alors même qu’elles
ont été blanchies par la Justice [6].
Ici aussi, il ne s’agit pas de surveiller les populations, mais
d’installer chez elles, le sentiment qu’elles n’ont aucune marge
de manœuvre face à l’arbitraire du pouvoir, face à la manière
dont on les désigne.
La LOPPSI n’est pas, comme on l’a souvent écrit, la
manifestation d’une société de surveillance, mais bien celle
d’une « société scopique », d’une société qui nous enferme dans
le regard du pouvoir, auquel l’individu doit s’identifier afin
d’assurer sa protection. L’insécurité résulte alors d’être en
dehors de ce regard comme, par exemple se placer en dehors de l’oeil
des caméras. L’enjeu n’est pas d’identifier les criminels ou
même les « personnes à risques ». Il s’agit de faire accepter
par les citoyens que le pouvoir a la capacité de les nommer, de
disposer de leur existence et qu’ils n’ont aucun recours contre
cet état de fait.
[1]
« Projet
de loi d’Orientation et de programmation pour la performance et
la sécurité intérieure », texte adopté n° 604, 8 février
2011.
[2]
« De
l’état d’urgence à l’état d’exception permanent », par
Jean-Claude Paye, Réseau Voltaire, 29 mars 2008.
[3]
« La
Loppsi revient à l’assemblée nationale, les amendements bloqués »,
par Marc Rees, Numera.com, 3 novembre 2010.
[4]
Article 2 de la LOPPSI 2.
[5]
« En
2008, la CNIL a constaté 83% d’erreurs dans les fichiers
policiers », par Jean-Marc Manach,
Bug Brother, 21
janvier 2009.
[6]
« Le
quart des 58 fichiers policiers est hors la loi », par
Jean-Marc Manach, Bug Brother, 19 septembre 2009.
Jean-Claude Paye, Sociologue. Derniers
ouvrages publiés :
La Fin de l’État de droit, La Dispute 2004 ;
Global War on Liberty, Telos Press 2007.
Le sommaire du Réseau Voltaire
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