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du droit
Dieudonné :
Contrôle de la morale par le Ministère
de l'Intérieur, retour de la censure
Gilles Devers
Vendredi 10 janvier 2014
Par sa décision
Dieudonné du 9 janvier 2014 (n°
374508), le Conseil d’Etat, par un
revirement de jurisprudence, ouvre une
logique destructrice de nos libertés :
en imposant une morale juridique, en
légitimant la censure, en bafouant le
principe de responsabilité. La CEDH sera
saisie, et la France peut se préparer à
une nouvelle humiliation. Mais sans
attendre la décision de la CEDH, et vu
l’ampleur de ce qui est en jeu, nous
devons nous organiser pour refuser cette
spirale de la régression qu’ouvrent le
Conseil d’Etat et le gouvernement.
Le gouvernement ne
sortira pas indemne de cette affaire,
car c’est lui, qui méconnaissant la
société, a allumé la mèche. Il croyait
viser le saltimbanque Dieudonné, mais ce
sont des parts entières de la société
qui sont atteintes, et des ruptures
in vivo se dessinent. Valls parle de
victoire de la République… Que sait-il
de la République ? En quoi la République
appartiendrait-elle plus à lui qu’à
nous ? Ce soir, les phraseurs habituels
du PS faisaient les canards...
comprenant que cette victoire est une
grande défaite. Ils se sont laissés
enfermer dans un jeu destructeur, et le
paieront cash.
Petite
précision. Comme nous vivons
ensemble les évènements de ces derniers
jours, je précise que je ne change pas
un mot des deux précédents textes
publiés sur le sujet. Je prends date, et
je dis tranquillement que mes petits
articles de blog vieilliront mieux que
l’ordonnance de référé du Conseil
d’Etat.
Petite remarque.
Ceux qui croyaient la juridiction
administrative ensevelie sous les
contraintes, et empêtrée dans des délais
sans fin, sont rassurés. Le tribunal
administratif de Nantes s’est prononcé à
14 heures, le ministre a fait appel, et
l’audience devant le Conseil d’Etat
s’est tenue à 17 h, pour un arrêt rendu
à 18 h 30. La question des délais de
justice est donc réglée en France, et
ça, franchement, c’est une bonne
nouvelle... On peut en rire, mais c'est
l'occasion d'une violation nette des
droits de la défense : son avocat qui
était à Nantes à 14 heures, a été
convoqué à 15 h pour plaider à Paris, et
il n'a pu être présent. Quand la justice
s'affole...
1 - L’argument du préfet
Pour prononcer l’interdiction du
spectacle, le préfet de la
Loire-Atlantique a relevé que :
- ce spectacle, tel
qu'il est conçu, contient des propos de
caractère antisémite, qui incitent à la
haine raciale, et font, en
méconnaissance de la dignité de la
personne humaine, l'apologie des
discriminations, persécutions et
exterminations perpétrées au cours de la
Seconde Guerre mondiale ;
- M. Dieudonné
M'Bala M'Bala a fait l'objet de neuf
condamnations pénales, dont sept sont
définitives, pour des propos de même
nature ;
- les réactions à
la tenue du spectacle du 9 janvier font
apparaître, dans un climat de vive
tension, des risques sérieux de troubles
à l'ordre public qu'il serait très
difficile aux forces de police de
maîtriser.
C’est tout ?
A ce stade, il
était facile, dans l’approche classique,
de suspendre cet arrêté, manifestement
illégal.
Sur le motif
principal, il suffit de reprendre la
base de la liberté d’expression, et
c’est que fait la jurisprudence depuis
1933. Le spectacle se tient, au nom de
la liberté d’expression. On installe
trois flics dans la salle, et si des
propos antisémites sont tenus, le
parquet fait délivrer le lendemain une
citation directe devant le tribunal
correctionnel, qui va statuer sur les
abus de la liberté d’expression. Au
passage, le préfet rappelle que le
spectacle se tient depuis 6 mois à Paris
sans réaction des pouvoirs publics...
Alors, la découverte soudaine d’un
péril, c’est totalement chelou.
Ensuite, les
condamnations de Dieudonné, qui à coup
sûr, ne sont pas à sa gloire… Seules
deux concernent des propos tenus lors
des spectacles, et ça ne démontre pas,
comme dans un film, qu’une infraction
aura lieu. C’est une demande, masquée,
de censure.
Enfin, « les
risques sérieux de troubles à l'ordre
public qu'il serait très difficile aux
forces de police de maîtriser », c’est
juste de la blague quand on sait que le
maire de la commune était opposé à
l’interdiction du spectacle.
2 - La liberté
d’expression proclamée… en mode minimal
L’ordonnance
démarre mou du genou, en posant ainsi
les termes du débat :
« L'exercice de la
liberté d'expression est une condition
de la démocratie et l'une des garanties
du respect des autres droits et
libertés. Il appartient aux autorités
chargées de la police administrative de
prendre les mesures nécessaires à
l'exercice de la liberté de réunion. Les
atteintes portées, pour des exigences
d'ordre public, à l'exercice de ces
libertés fondamentales doivent être
nécessaires, adaptées et
proportionnées ».
C’est un résumé à
peine correct, déjà en service minimum.
Le Conseil d’Etat aurait du reprendre
les classiques de la CEDH, ce qui aurait
été nature à lui éviter se de faire,
plus tard, rétamer à Strasbourg par une
Europe qui commence à nous regarder
comme un insecte.
La liberté
d’expression vaut non seulement pour les
informations ou idées accueillies avec
faveur ou considérées comme inoffensives
ou indifférentes, mais aussi pour celles
qui heurtent, choquent ou inquiètent :
ainsi le veulent le pluralisme, la
tolérance et l’esprit d’ouverture sans
lesquels il n’est pas de société
démocratique » (CEDH, Handyside, 7
décembre 1976).
De même, la liberté
de réunion protège aussi les
manifestations susceptibles de heurter
ou mécontenter des éléments hostiles aux
idées ou revendications qu’elles veulent
promouvoir (CEDH, Plattform « Ärzte
für das Leben » c. Autriche, 21 juin
1988).
3 - Comment le
Conseil d’Etat a sauvé le soldat Valls…
Le classique :
les troubles à l’ordre public
La police allait
être débordée par les troubles à l’ordre
public… Pour expliquer, on a droit en
tout et pour tout : « La réalité et la
gravité des risques de troubles à
l'ordre public mentionnés par l'arrêté
litigieux sont établis tant par les
pièces du dossier que par les échanges
tenus au cours de l'audience publique ».
Bon. On n’en saura
pas plus, mais chaque personne qui sait
lire peut vérifier elle-même que la
motivation totalement vague, et aucune
information n’a été donnée sur une
contre-manifestation. Aucun élément
tangible.
Ce point sera
balayé par la CEDH, qui insiste toujours
sur la nécessité d’apporter des éléments
tangibles et précis, pour justifier la
mesure de manière convaincante.
L’innovation :
retour de la censure
Accrochez les
ceintures, voici la motivation sur la
censure, garantie 100% alambiqué :
« Considérant
qu'au regard du spectacle prévu, tel
qu'il a été annoncé et programmé, les
allégations selon lesquelles les propos
pénalement répréhensibles et de nature à
mettre en cause la cohésion nationale
relevés lors des séances tenues à Paris
ne seraient pas repris à Nantes ne
suffisent pas pour écarter le risque
sérieux que soient de nouveau portées de
graves atteintes au respect des valeurs
et principes, notamment de dignité de la
personne humaine, consacrés par la
Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen et par la tradition
républicaine ».
C’est le grand
bazar, et là, on trouve de tout. Le juge
prend en compte des infractions, ça on
connait, mais aussi des propos « de
nature à mettre en cause la cohésion
nationale ». Bigre, ça m’intéresse ! La
cohésion nationale en danger ? Où ?
Comment ? Par qui ? Je croyais que
c’était le chômage qui menaçait la
cohésion nationale, pas un saltimbanque…
En dans la foulée,
le Conseil d’Etat nous ressort la
« dignité de la personne ». Je rappelle
qu’aucun texte de droit ne retient cette
notion. Dans sa décision de 1994, qui
avait inventé ce principe de dignité, le
Conseil constitutionnel, avait pris pour
référence le Préambule de 1946. Là, le
Conseil d’Etat trouve la source dans la
Déclaration des droits de l’homme de
1789. Impossible pour le Conseil d’Etat
de citer un texte source : il n’y en a
pas.
La dignité est du
registre moral, et les conceptions de la
dignité sont très diverses. L’idée d’une
morale collective d’ordre public est
liberticide, car elle envahit le champ
de vos libertés et de vos vies privées,
en imposant des manières d’être et de
penser. C’est absolument insupportable,
et la CEDH écarte cette morale.
Si des
comportements ou des écrits dépassent
les bornes sanctionnez, mais fichez la
paix à ceux qui vous la fichent, e si
vous voulez vraiment vous occupez de
leurs conceptions morales, faites des
livres, des émissions, des spectacles,
des campagnes de com’, mais de grâce :
ne passez par le droit ! Le droit,
c’est : « si tu voles, tu seras puni
selon les termes de la loi ; la morale,
c’est : « tu ne dois pas voler ». Les
deux sont utiles, mais il ne faut pas
les confondre. La loi, c'est la liberté
individuelle par principe, et la
sanction ne vient qu'en cas de
dépassement de la loi, et dans les
formes prévues par la loi. Donc, tant
que tu ne violes pas la loi, tu mènes
librement ta vie. La morale est dans une
logique inverse : elle définit un mode
de vie et de pensée, et cherche à
orienter globalement un comportement.
Elle est donc très utile, mais elle doit
rester sous le seul domaine de la
sanction en conscience. Si la morale
devient une règle juridique, le droit
envahit l'espace privé et la liberté, et
l'autorité publique peut alors définir
ce qui est bien et ce qui est mal. Le
ministère de l’intérieur devient ton
guide de conscience. C’est effroyable.
Ce Conseil d’Etat,
fatigué, préfère se simplifier la vie en
posant le principe de la censure. Le
ministère de l’intérieur étudie, avec
ses experts moraux, si un spectacle est
conforme à la dignité humaine, et si ce
n’est pas le cas il peut l’interdire.
On ajoute, car tant
qu’à être minable, lâchons-nous : si le
responsable du spectacle prend
l’engagement que des propos pouvant être
des infractions ne seront pas tenus, et
bien, on s’en fiche. C’est dire que le
Conseil d’Etat, devenu, censeur d’Etat,
dénie même le principe de
responsabilité.
Cette décision du
Conseil d’Etat est grave, car elle
établit le devoir moral du ministère de
l’intérieur de Contrôler la dignité des
spectacle, et de pouvoir les censurer.
Ça, ce n’est ni la République, ni l’Etat
de droit.
Aujourd’hui, c’est
Dieudonné. Quel sera le prochain sur la
liste ? Battons-nous pour nos libertés.
C’est un devoir.
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