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Ha'aretz
Même
pas une petite fête
Gideon
Lévy
Haaretz, 27 juillet 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=886791
Version
anglaise : Vacation
time in Jenin
www.haaretz.com/hasen/spages/886763.html
Ce sont surtout des visages
tristes qui ont accueilli les deux prisonniers qui ont pu quitter
la prison israélienne pour rentrer chez eux dans le camp de réfugiés
de Jénine. Comment faire la fête quand environ 200 autres
habitants du camp sont encore en détention ?
Ça
goudronne de partout. En fait non. Le tas de goudron envoyé de
Tulkarem a été retenu à un barrage pendant deux heures et les
ouvriers étaient là dans la chaleur à ne rien faire. Un don de
300.000 dollars offert par les gouvernements japonais et espagnols
a sorti pour un moment le camp de réfugiés de Jénine de sa
torpeur, et cette semaine, ont débuté les travaux
d’infrastructures du drainage des eaux de pluie. Pendant 18
jours, 219 ouvriers gagneront jusqu’à 60 shekels par jour pour
retourner les rues, poser des canalisations et creuser des canaux
de drainage.
Du
pain, du travail et tout prend tout de suite une autre allure,
dans ce camp où tout est pauvreté. Des bulldozers au lieu de
chars, des bêches au lieu de kalachnikovs. Morceau par morceau,
ils creusent les rues marquées des cicatrices des innombrables
charges explosives qui y ont été posées au cours des derniers
mois contre les forces de l’armée israélienne qui faisaient
incursion ici presque chaque nuit. Les rues, on les fera cette
fois d’une largeur telle qu’elles permettent le passage des
chars, pour le cas où – on a tiré les leçons de l’opération
« Muraille de Protection » sans commission d’enquête.
Au
milieu de cette chaude journée, un ouvrier verse de l’eau
d’une bouteille de Cola, format familial, dans le rouleau
compresseur qui presse et presse. Des pères ont envoyé leurs
enfants au travail. C’est interdit, mais les membres du comité
du camp ferment les yeux. Les vacances d’été pour les enfants
de Jénine : asphalter et construire. C’est aussi le moment
où s’organisent les achats pour les enfants en vue de la proche
année scolaire, et voilà que tout à coup il y a de l’argent.
Préparer le camp pour l’hiver aide ainsi à préparer les
enfants pour l’école. Voyez ce qu’une modeste contribution
est capable de faire.
Cette
nuit, des soldats de l’armée israélienne ont à nouveau surgi
en trombe sur la route qui domine le camp depuis les collines.
Venus « renforcer » Abou Mazen, ou non, c’est
l’armée israélienne sur le terrain. Désarmés ou non, les
hommes armés ont ouvert le feu sur les soldats. Le monde tel
qu’il tourne. Seul Zakariya Zubeidi circule sans arme et son
oncle Jamal dit de lui qu’il a l’air « défoncé ».
Ça fait des années que l’oncle n’avait pas vu son neveu sans
revolver ni « kalach ». Maintenant il a plus que
jamais peur pour lui : dans le camp, on ne se fie pas à
l’armée israélienne ni aux accords conclus. Néanmoins, on ne
voit quasiment pas d’armes dans le camp.
Les
trois frères de Zubeidi sont restés en prison, « geste »
d’Israël ou pas. Yihya avec 16 ans de prison, Jibril, qui
s’occupait de réparation de pneus, avec 12 ans et Daoud qui
attend son jugement. Environ 200 habitants du camp sont toujours détenus
dans des prisons israéliennes. Seuls deux d’entre eux,
exactement 1%, ont été libérés à la fin de la semaine dernière,
dans le cadre du grand « geste » d’Israël. Les deux
enfants du camp qui sont rentrés n’ont pas été accueillis
avec une excitation particulière. Même pas une modeste petite fête
organisée en leur honneur. Mais comment Ibrahim Abou-Khalifa fêterait-il
sa libération alors que trois de ses frères sont restés en
prison et que son frère préféré, cheikh Mahmoud, a été tué
pendant sa détention ?
On
perd du poids. Abou Khalifa a perdu 26 kilos durant ses années de
prison – de 123 à 97 kilos. Maintenant il se tient la taille à
cause de douleurs aux reins. Il a été examiné une fois en
prison, mais la douleur est toujours là. Il est assis dans sa
nouvelle maison – celle qu’il n’avait encore jamais vue et
qui a été construite à la place de la maison démolie par
l’armée israélienne – tenant cheikh Mahmoud le petit dans
les bras. C’est son petit neveu et il ne l’avait jamais vu.
L’enfant porte le nom de son oncle, sous-commandant des Brigades
des Martyrs al-Aqsa dans le camp, qui a été tué en 2004 par un
missile lancé par un hélicoptère de combat.
Cheikh
Mahmoud faisait la fierté de la famille et ses photos ornent tous
les murs du salon. Armé, portant la barbe et des lunettes, tel
que je l’ai moi-même connu. A côté de ses photos, celles des
trois frères restés en prison. Un salon qui est un petit
sanctuaire, pour le souvenir des fils. Rajab, condamné à dix ans
de prison, Mohamed en détention administrative, sans jugement, et
Ahmed qui attend son jugement, tous mariés et pères de petits
enfants. Leur mère, Soubhiya, qui a perdu un fils et qui,
jusqu’il y a peu, avait quatre fils en prison, tricote un pull
pour les froides journées d’hiver. La famille combattante.
A
bord d’une Renault Kangoo volée, avec un fond de musique de
mariage assourdissant, son conducteur armé d’un revolver
dissimulé, nous avons parcouru les ruelles du camp jusqu’à la
maison de la famille. Ibrahim a davantage l’air d’un
percepteur que d’un combattant ou d’un prisonnier libéré.
Notre escorte nous rappelle des faits oubliés : nous nous étions
trouvés à cet endroit après l’opération « Rempart de
Protection » avec l’éditeur de Haaretz, Amos Schocken, à
l’occasion d’une visite que nous avions organisée là. La
maison était alors un champ de ruines, « Ground zero »
comme disaient les habitants du camp
Âgé
de 26 ans, l’air d’en avoir au moins dix de plus, Ibrahim a été
arrêté le 26 novembre 2003. Des chars et des jeeps avaient
encerclé, au milieu de la nuit, la maison dans laquelle ils étaient
passés après que leur propre maison eût été détruite, mais
Ibrahim a oublié, ou refoulé, les détails. Son ami accourt à
son aide : ils ont frappé à la porte en appelant pour
qu’il sorte, ils l’ont menotté et lui ont bandé les yeux,
ils l’ont emmené dans une jeep militaire au centre de détention
de Salem. Et en route, ils l’ont frappé. Ils étaient venus
chercher cheikh Mahmoud qui était recherché et ils ont emmené
son frère Ibrahim, peut-être comme lot de consolation.
Ne
trouvant rien contre lui, ils ont mis Ibrahim en détention
administrative pour un an. Après un an, d’après ce que sait
Ibrahim, il s’est trouvé un collaborateur pour l’accuser
faussement. Voici le contenu de l’acte d’accusation amendé
dans le cadre d’une transaction où Ibrahim acceptait de plaider
coupable en échange d’une condamnation moins lourde, dossier
04/3326 : « Tir en direction d’une personne,
infraction au titre de l’article 58 A des mesures d’exception
et de l’article 14 du décret portant sur les règles de
responsabilité criminelle (Judée et Samarie) ». 25 balles
de kalachnikov tirées en direction d’un convoi passant sur la
route. Il a été condamné à six et demi. Déduction faite de
l’année et demie passée sans jugement, Ibrahim était censé
être libéré dans près de trois ans.
Où,
dans quelles prisons, n’est-il pas allé durant ces presque
quatre années ? Salem, Ofer, Ketziot, Megiddo, Hadarim,
Hasharon et Damon. Il a circulé dans le pays. Où était-ce le
plus dur ? « C’est dur partout ». Pendant
toutes ces années, sa mère n’a été autorisée à lui rendre
visite que six fois. Au cours de la première année et demie,
personne n’a été autorisé à lui rendre visite. C’est à
l’époque où il était à Megiddo que Cheikh Mahmoud a été tué.
Il l’a appris par la radio locale de Jénine tout proche. Avec
un téléphone portable passé en fraude, il a essayé de
contacter la famille et les amis, mais personne n’a osé lui
confirmer la nouvelle. Finalement ce sont des camarades de cellule
qui lui ont dit qu’effectivement, Cheikh Mahmoud avait été tué.
« Ça
a été une dure journée, une journée triste », dit-il
maintenant sans émotion. Quelques mois plus tard, il a introduit
une demande afin qu’on l’autorise à voir un de ses frères
emprisonnés. D’une grande écriture enfantine, il s’y
exprimait en ces termes : « Au commandant de l’aile 3
de la prison de Damon. Je suis le détenu Ibrahim Abou-Khalifa et
je vous prie respectueusement de bien vouloir m’aider à pouvoir
rencontrer mon frère dans la prison de Hadarim et dont le prénom
est Rajab. Très respectueusement, Ibrahim Abou-Khalifa ».
Le commandant de l’aile 3 et 4 lui répondit par une note écrite
dans le corps de sa lettre : « 1. Votre demande de
rencontrer votre frère Rajab a été approuvée. 2. La date de
cette rencontre sera fixée par la suite. 3. Pour votre
information ».
Ibrahim
est le peintre du camp. Il a encore eu le temps de chauler
plusieurs maisons qui avaient été restaurée après les grandes
destructions de l’opération « Muraille de Protection »
puis il a été emprisonné. Sa nouvelle maison, c’est quelqu'un
d’autre qui l’a peinte.
Vous
avez changé ? « Seulement mon état de santé ».
Le plus dur ? « Ne pas voir ma mère ». La
semaine passée, mardi, à dix heures du soir, ils sont venus dans
la cellule avec une liste et ils lui ont dit : tu es libéré,
prépare tes vêtements, on t’emmène à Ketziot. Ibrahim dit
qu’il était mabsout
(heureux). Il ne voyait aucun problème à signer le document
d’engagement à ne pas retourner au terrorisme : à ses
propres yeux, il ne s’est jamais occupé de terrorisme. Il n’a
aucune idée de la raison pour laquelle il a été, lui, libéré.
Ces derniers temps, il avait justement perdu l’espoir d’une
libération anticipée. Il ne connaîtra de joie que quand tous
ses frères sortiront. Il lui revient maintenant de se vouer à
aider ses petits neveux dont les pères sont restés en prison.
Tout est tellement différent dans le camp, dit-il, les maisons,
les gens. Des enfants son nés, des gens sont morts, certains de
mort naturelle, d’autres ont été tués.
Bien
le bonjour dans cette maison soignée du quartier « Sabah
al-Khayr » (bonjour),
un quartier relativement cossu à la limite de Jénine, où l’on
n’a pas connu un seul moment de détente au cours des 21 dernières
années. Samer Mahroum, un homme du « Front Populaire »,
a été arrêté en 1986 et convaincu du meurtre d’Eliahou Amedi,
un étudiant de la yéchiva « Chouvou Banim » située
au cœur du quartier musulman de la vieille ville de Jérusalem.
Samer est entré en prison alors qu’il avait 20 ans. Il a
maintenant 41 ans. La majorité des meurtriers juifs aurait déjà
été libérée. La peine de Samer n’a même pas encore été
fixée et le seul moyen auquel ses proches peuvent encore
suspendre leur espoir c’est un nouvel enlèvement de soldat
suivi d’une transaction de libérations.
Dans
le cadre du « geste » d’Israël n’ont été libérés
que des gens condamnés à de courtes peines, justement les plus
jeunes, les plus susceptibles semble-t-il de reprendre le cycle de
la violence, et pas ceux qui ont passé des dizaines d’années
en prison et qui sont déjà mûrs. Le Ministre israélien Gideon
Ezra considère que c’est une erreur. Il a dit, la semaine passée,
que c’étaient précisément ceux qui avaient subi de longues
peines de détention qui devaient être libéré au titre de
« geste », mais « le sang sur les mains »,
vous savez…
Samer
est maintenant près de chez lui, dans la prison de Gilboa [en Israël, NdT]. Une photo de lui en prison, baisant les mains de
sa mère lors d’une de ses rares visites, est bien sûr accrochée
au mur. Cela fait quatre mois que Yousra Mahroum n’a pas reçu
d’autorisation de rendre visite à son fils. Il est arrivé une
fois qu’elle ne le voie pas deux ans durant. Elle dit qu’elle
est contente que deux des « enfants » du camp aient été
libérés mais elle sait qu’ils ont purgé deux tiers de leur
peine et qu’en Israël, la plupart des prisonniers juifs sont de
toute façon libérés après avoir purgé les deux tiers de leur
peine. « Ce n’est pas un pas vers la paix »,
dit-elle, « Et en plus, ils arrêtent encore des jeunes gens
nuit après nuit ».
A
quelle peine a droit votre fils ?
« Il
a passé 21 ans en prison. Que veulent-ils de plus ? Il a tué
un colon. Et les colons, ils n’ont pas tué, eux ? Et les
soldats, ils n’ont pas tué ? Et ils sont en prison ?
Si c’est un crime, alors Samer a purgé une plus longue peine
que n’importe quel Juif. Après 15 ou 16 ans, il se serait
retrouvé dehors.
« Je
suis fière de mon fils. Ce n’est pas un meurtrier, c’est un
combattant de la liberté. C’est une guerre et il y a pris part.
Il a tué dans le cadre d’une guerre. Dieu sait quand il sera
libéré. Nous pensions que les Israéliens voulaient vraiment
soutenir Abou Mazen et qu’ils libéreraient des détenus qui étaient
en prison depuis de nombreuses années. En fait ils nous disent
qu’ils ne libéreront d’anciens prisonniers que s’il y a des
enlèvements.
Il
ne se passe pas une minute, pas une seconde, que je ne pense à
Samer. Depuis 21 ans. Vous pouvez chercher s’il y a une seconde
où je ne pense pas à Samer. Même quand un autre fils se marie,
je ne pense qu’à Samer. Il n’y a que pendant les visites à
la prison que j’oublie la douleur, que j’oublie les
vicissitudes, que j’oublie la façon dont les geôliers me
traitent, pour ces quelques minutes avec Samer ».
A
la fin du mois, règnera à nouveau ici une petite joie : le
frère de Samer, qui ne l’a pas vu depuis 15 ans, a reçu
l’autorisation de lui rendre visite en prison.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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