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Ha'aretz
L'un
dans un linceul, l'autre sur des béquilles
(Raison du décès : tir de près)
Gideon Lévy et Miki
Kratsman
Gideon Lévy
"La porte de la
chambre d’hôpital de Mohamed était fermée et gardée par deux
policiers. Chacun des proches a eu droit à cinq minutes de
visite. C’est la mère qui est entrée la première. Elle
raconte que Mohamed était sous assistance respiratoire,
inconscient et que son corps était froid. Il avait la tête et la
main bandées. Ses mains et ses pieds étaient pris dans des
entraves métalliques. Hijar a raconté qu’elle s’était mise
à trembler et à crier : « Pourquoi l’attache-t-on ?
A quoi servent ces entraves ? Est-ce que vous croyez vraiment
qu’il va se lever pour vous attaquer ? »"
Haaretz, 23 novembre 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=927134
Au milieu de la nuit, des centaines de geôliers ont
envahi les campements de la prison de Ketziot, tirant et frappant.
Selon des témoins, le détenu Mohamed Ashkar aurait été tué
d’un tir à la tête. Son frère, Louis, avait récemment été
libéré de cette même prison, paralysé d’une jambe à la
suite des tortures subies lors des interrogatoires de la Sûreté
générale (Shabak).
Après l’appel du soir, les prisonniers sont
allés dormir. A deux heures du matin, ils ont été réveillés,
paniqués à la vue de centaines de geôliers armés, des membres
des unités Massada et Nachshon, qui envahissaient les tentes. Très
vite l’endroit s’est transformé en champ de bataille. Les geôliers
tiraient à l’aide d’armes diverses et variées, et les
prisonniers leur lançaient des légumes et d’autres objets.
Louis Ashkar près de la tombe de son frère Mohamed dans le
village de Sayda.
D’après les déclarations
communiquées par plusieurs prisonniers aux membres du Comité
public contre la torture en Israël, les geôliers ont recouru à
une grande violence contre les détenus. Ils ont tiré sur eux et
les ont frappés à coups de matraques, même quand ils étaient déjà
étendus par terre et menottés ; ils auraient poussé plus
de 400 détenus dans la petite salle des visites qui n’accueille
que difficilement quelques dizaines de personnes. Bilan :
outre de nombreux blessés, un prisonnier a été tué par une
munition dont la nature n’est pas claire, et qui, selon les témoignages
des détenus, lui a été tirée de près, à la tête.
Le prisonnier qui a été tué
s’appelait Mohamed Ashkar, 29 ans. Il y a quelques mois, nous
nous étions rendus chez lui, dans le village de Sayda. C’était
peu de temps après la libération de son frère aîné, Louis, de
cette même prison de Ketziot. Louis a la moitié du corps paralysée,
conséquence des tortures qu’il a subies lors des
interrogatoires de la Sûreté générale (Shabak). Dans le salon
de la maison, nous avions vu alors un superbe dessin figurant un
prisonnier cachant sa tête entre ses jambes, et qui avait été réalisé
par son frère Mohamed. Maintenant, Mohamed a été atteint par un
tir à la tête, en prison. Dans la maison des parents, qui se
trouve en face de la tombe – on traverse la route et on entre
dans le cimetière – on pleure ce fils tué en prison et cet
autre devenu invalide. C’est ça la libération de prisonniers
pour la famille Ashkar : l’un dans un linceul, l’autre
sur des béquilles.
Que s’est-il
passé dans la nuit du 22 octobre, dans la prison de Ketziot ?
Louis a rassemblé des témoignages de prisonniers qui ont été
libérés depuis lors et qui sont passés chez lui. Sa description
correspond aux déclarations récoltées par le Comité public
contre la torture en Israël auprès de quatre détenus dont les témoignages
forment un tableau semblable. « Tout à coup, à deux heures
du matin, nous avons entendu des cris et des tirs et nous sommes
sortis dans la cour pour voir ce qui ce passait », a raconté
le détenu Omar Salah. « Celui qui sortait dans la cour se
faisait tirer dessus par-delà la clôture. Ensuite, les forces
ont ouvert la clôture et l’ont franchie. Ceux qui regardaient
se faisaient tirer dessus. »
« Ils lançaient
des grenades détonantes en direction de la section », a
raconté un autre prisonnier, Majid Salit. « Quand ils nous
ont vus, ils nous ont demandé d’entrer dans la section, nous
avons refusé et ils nous ont assaillis… Quand ils ont tiré sur
nous, nous avons commencé à leur lancer des objets… Ils ont
continué à tirer jusqu’à ce qu’ils nous aient repoussés
dans un coin de la section… 30 détenus ont été blessés…
Nous sommes tous sortis en rampant par terre. Il nous était
interdit de regarder en direction des forces. Toutes nos têtes étaient
par terre. Ils choisissaient chaque fois un groupe de dix, se
mettaient à les frapper avec de grandes matraques et les
ramenaient dans les sections. Quand ça a été mon tour, j’ai
dit que j’étais blessé… Ils m’ont mis sur le côté et ils
ont commencé à me frapper à coups de matraques. Ils me
poussaient en arrière. Ils m’ont fait entrer dans la section des
visites : il y avait là 400 prisonniers… Nous sommes restés
assis là, ensanglantés, pendant deux heures… Sur le chemin
menant à l’ambulance, ils nous frappaient, même quand j’étais
dans l’ambulance – ils nous frappaient avec les matraques ».
Aux dires des
prisonniers, ce sont les tirs des geôliers qui ont mis le feu aux
tentes. Dans la salle des visites où ils avaient été poussés
par centaines, il n’y avait, selon Omar Salah, pas d’air et
les prisonniers ont brisé une vitre pour pouvoir respirer.
« Les forces sont arrivées et ont commencé à tirer dans
la salle », dit-il. A propos des munitions, un prisonnier,
Sofian Jamjoum a apporté ce témoignage : « Un geôlier
m’a tiré dans la jambe d’une distance d’un mètre, alors
que je lui parlais. Il m’a tiré dessus avec une arme qui
ressemble à une arme de chasse. C’est la première fois que je
vois une telle sorte de balles. Une balle de la taille d’un œuf,
avec à l’intérieur à peu près 200 petites balles de métal…
Ils m’ont laissé dans la tente en dépit du fait que je
saignais puis ils m’ont emmené dans la salle des visites, blessé
et ensanglanté, avec 400 autres détenus dans une petite salle
fermée, sans fenêtre. A ce moment-là, j’ai perdu
connaissance. »
Sur les
circonstances de la mort de Mohamed Ashkar, Omar Salah a rapporté
ceci : « Le martyr avait fui et était entré dans sa
tente qui était à côté de la clôture. Les soldats sont entrés
dans les tentes. Mohamed était près de l’entrée de la tente
numéro 3, à l’intérieur, et le soldat était à environ un mètre…
Quand le martyr a été touché et est tombé, il était face au
soldat, je le vois encore. »
Majid Salit :
« Il était à côté de l’entrée de notre section et
regardait ce qui se passait. Un type des forces de sécurité est
arrivé, le visage couvert. Il est arrivé à moins d’un mètre,
a pointé son révolver vers sa tête et a tiré. Il s’est écroulé.
Les autres détenus ont demandé qu’on l’emmène à l’hôpital
et ils se sont mis à crier. Il était étendu par terre. Ils ne
l’ont emmené que quand les tentes ont pris feu. »
Les chaises du
deuil sont encore rangées dans un coin de la cour de la maison
qui est face au cimetière. Louis entre dans la pièce, clopinant
sur ses béquilles, traînant avec difficulté sa jambe paralysée.
Le petit Moujhad entre, lui aussi : c’est un beau gamin de
trois ans qui demande où est papa. Papa est mort.
Louis a vu
Mohamed pour la dernière fois le 10 mai, quand lui-même avait été
libéré de Ketziot. Pendant cinq mois, les deux frères avaient
été détenus ensemble, le lit de l’un à côté du lit de
l’autre : Mohamed veillait à tous les besoins de son frère
invalide. Mohamed était censé être libéré de prison le mois
prochain. Les deux frères ne cessaient de parler de l’avenir.
Mohamed rêvait d’ouvrir un magasin de réparation de téléphones
portables à Tulkarem tout proche. A la maison, à Sayda, l’épouse
attendait, et l’enfant et l’appartement qui se construisait
au-dessus de la maison des parents, en face du cimetière.
« Nous nous
sommes quittés à l’entrée de la section. Je me suis éloigné
et je ne l’ai plus vu. Par la suite, il m’a envoyé son
bonjour par l’intermédiaire de détenus qui avaient été libérés »,
raconte Louis, en hébreu. Le père de la famille, Sati, est lui
aussi accueillant, s’exprimant bien en hébreu. Il n’avait
plus vu Mohamed depuis son arrestation il y a deux ans. Il lui était
interdit de lui rendre visite. Son épouse, Hijar, avait encore vu
son fils lors d’une visite à la mi-octobre. Mohamed lui avait
dit que ce serait sa dernière visite : « La prochaine
fois, c’est moi qui vous rendrai visite, et cette fois ce sera
pour toujours », lui avait-il dit à travers la cloison de
verre. Il avait aussi dit à sa mère qu’il comptait « les
jours, les heures et les minutes » jusqu’à sa libération.
Une semaine plus tard, il était tué en prison.
Le 23 octobre, on
leur a téléphoné de la Croix Rouge Internationale :
« Mohamed a été grièvement blessé en prison et il a été
hospitalisé à l’hôpital Soroka de Beer Sheva. Essayez
d’organiser une visite. » La famille s’est rendue dans
les bureaux de la Croix Rouge Internationale à Tulkarem où
on lui a fait savoir que ni le père ni le frère, Louis, ne
seraient autorisés à entrer en Israël. La mère de Mohamed, son
épouse et le précédent chef du conseil du village se sont
rendus à Beer Sheva à bord d’une voiture de l’organisation,
après avoir été retenus deux heures durant au checkpoint de
Taibeh.
La porte de la
chambre d’hôpital de Mohamed était fermée et gardée par deux
policiers. Chacun des proches a eu droit à cinq minutes de
visite. C’est la mère qui est entrée la première. Elle
raconte que Mohamed était sous assistance respiratoire,
inconscient et que son corps était froid. Il avait la tête et la
main bandées. Ses mains et ses pieds étaient pris dans des
entraves métalliques. Hijar a raconté qu’elle s’était mise
à trembler et à crier : « Pourquoi l’attache-t-on ?
A quoi servent ces entraves ? Est-ce que vous croyez vraiment
qu’il va se lever pour vous attaquer ? »
Elle raconte que
les policiers l’ont fait taire et lui ont dit qu’elle faisait
du tort à son fils. Après la fin de la visite, la mère a supplié
de pouvoir rester : « Peut-être se réveillera-t-il ?
Peut-être remuera-t-il et que je pourrai l’aider ? »,
mais les policiers lui ont dit qu’elle devait s’en aller. Une
heure après qu’ils sont partis de là, le téléphone a sonné :
Mohamed était mort.
Louis :
« Nous avons entrepris de faire ce qu’il faut pour
recevoir le corps et ils ont commencé à nous parler
d’autopsie. Nous avons dit que nous ne voulions pas, c’était
clair, une blessure à la tête, et ça ne s’est pas passé chez
lui à la maison mais à l’intérieur de la prison. Ils ont dit
qu’une autopsie s’imposait. »
La famille
s’est adressée au tribunal pour empêcher l’autopsie mais il
est vite apparu qu’elle avait déjà été réalisée. Le
rapport de l’institut de médecine légale de l’Université
Al-Quds dont le délégué a assisté à l’autopsie réalisée
par le professeur Yehouda Heis à l’institut de médecine légale
d’Abou Kabir, donne cette description : « …
blessure ronde, d’un diamètre d’environ 3 cm… au milieu du
front, au-dessus du sourcil gauche… Sur la droite du front,
traumatisme cerné de rouge. Cette rougeur est considérée comme
un des degrés d’une brûlure due à une surface métallique
ayant une température élevée. »
Le docteur Boaz
Sagie, spécialiste en chirurgie, a écrit à l’association des
Médecins pour les Droits de l’Homme pour que celle-ci enquête,
elle aussi, sur les incidents de la prison : « … Les
résultats de l’autopsie sont sans équivoque. La raison du décès
est un coup à la tête par un objet contondant, sans blessure pénétrante.
La cause de la blessure est apparemment un objet de forme arrondie
qui a provoqué une fracture de l’os frontal dans sa partie
gauche, autrement dit le coup est venu de face. »
Voici les images
vidéo sur le téléphone portable de Louis : le corps de
Mohamed, recousu sur toute sa longueur, deux blessures à
l’avant du crâne, une blessure à la main, les yeux et la
bouche grands ouverts – un homme maigre de 29 ans. Ils ont
enterré Mohamed dans le cimetière qui est en face de la maison,
dans la parcelle des martyrs. A Sayda, village de 3.000 habitants,
il y a eu 23 tués au cours de l’actuelle Intifada, apparemment
la proportion la plus élevée dans les Territoires.
Toute une série
d’organisations exigent une enquête approfondie sur ce qui
s’est passé dans la prison. Les avocates du Comité public
contre la torture en Israël, Yaara Kalmanowitz et Nora Al-Atawneh,
ont écrit au commissaire Aharon Zargrov, qui commande l’unité
nationale chargée des enquêtes sur des gardiens de prison, qu’
« il ressort apparemment des témoignages que des membres de
l’unité Massada ainsi que des membres des services pénitentiaires
ont commis des actes criminels divers au moment où ils ont envahi
les tentes et encore après. Il y a lieu de mener une enquête
criminelle et d’examiner si Mohamed Ashkar qui a été tué,
n’a pas été victime d’un meurtre… En outre, il y a lieu
d’enquêter sur les nombreux actes d’agression et les mauvais
traitements à l’encontre de gens sans défense tels qu’ils
ont apparemment été commis contre des détenus dans les temps
qui ont suivi l’incursion. »
Le directeur de
l’association des Médecins pour les Droits de l’Homme, Hadas
Ziv, s’est adressé par écrit au Premier Ministre, au Ministre
de l’Intérieur et au Conseiller juridique du gouvernement, pour
exiger un examen externe des incidents de Ketziot. L’avocate
Abir Bachar, de la clinique
pour les droits et la réhabilitation des détenus de la
faculté de Droit de l’Université de Haïfa, exige du
Conseiller juridique du gouvernement de nommer une commission
d’enquête externe et indépendante, devant examiner les
incidents survenus dans la prison et ouvrir une enquête
criminelle contre des membres de l’unité Massada pour « le
soupçon d’avoir commis des actes d’agression physique, ayant
même entraîné la mort, et d’avoir violé les procédures de
sommation avant d’ouvrir le feu et de dispersion de
manifestations ». Une demande semblable a également été
introduite par le Centre palestinien pour les Droits de l’Homme
dans une lettre au commissaire des services pénitentiaires.
Le porte-parole
des services pénitentiaires, Yaron Zamir, a répondu ainsi à une
interpellation de « Haaretz » : « Suite au
déchaînement de centaines de prisonniers de sécurité sur un
des secteurs de la prison de Ketziot, déchaînement incluant le
fait d’avoir mis le feu au site, mettant en danger la vie des
gardiens et la vie des autres détenus, le prisonnier a été
blessé et est décédé plus tard à l’hôpital Soroka. Suite
à l’incident, un examen est en cours ainsi qu’une enquête
sur le cas. Lors de l’achèvement de l’examen et de l’enquête,
nous pourrons donner plus de détails sur l’incident et ses
circonstances ».
La porte-parole
de l’hôpital Soroka, Inbar Darom-Guter, a communiqué ceci à
« Haaretz » : « Le blessé a été transféré
à l’hôpital dans un état critique. Sur instructions des
autorités de la sécurité, on l’a menotté. L’équipe médicale
s’est adressée, suivant la procédure, aux autorités de la sécurité
avec la demande de pouvoir le détacher. A notre grand regret, le
patient est décédé (sans lien avec le fait d’avoir été
attaché) avant l’arrivée de la réponse des autorités de la sécurité ».
(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)
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