La ruée vers le gaz en méditerranée
(2/2)
Tensions
croissantes pour l'énergie en Mer Égée
F.
William Engdahl
Vendredi 22 juin 2012
Après l’étude
de la méditerranée orientale, William
Enghdal se concentre sur les ressources
découvertes récemment en mer Egée, qui
annoncent un profond bouleversement du
paysage géopolitique. Dans le cas de la
Grèce, alors que l’exploitation des
réserves découvertes permettraient de
résorber la dette, les maitres étrangers
de cet État qui a perdu sa souveraineté
ont des plans très différents. Ainsi
Hillary Clinton est venue en personne à
Athènes pour assurer les intérêts des
États-Unis et de son époux Bill dans la
région, alimentant pour le moins les
tensions avec la Russie.
Pour la
première partie de cet article,
cliquez ici
La découverte fin 2010 d’importantes
réserves de gaz naturel dans les eaux
israéliennes en Méditerranée a incité
les pays voisins à inspecter de plus
près leurs propres eaux. Les résultats
montrent que l’ensemble de la
Méditerranée orientale regorge
d’immenses réserves de pétrole et de gaz
inexploitées. Ceci a d’énormes
conséquences politiques, géopolitiques,
économiques et pourrait avoir aussi des
conséquences militaires.
Les premières explorations ont
confirmé que les réserves en pétrole et
en gaz étaient impressionnantes partout
dans les eaux au large de la Grèce, de
la Turquie, de Chypre et de la Syrie.
Le sirtaki
énergétique grec
Avec la crise financière désastreuse
que connaît le pays, il n’est pas
surprenant que le gouvernement grec se
soit sérieusement mis à chercher du
pétrole et du gaz. Depuis qu’il en a
trouvé, le pays s’est mis à danser un
curieux ballet avec le FMI et les
gouvernements de l’Union européenne, une
sorte de « sirtaki de l’énergie » afin
de savoir qui contrôlera ces immenses
découvertes et donc, qui en bénéficiera
en dernier ressort.
En décembre 2010, alors qu’il
semblait que la crise grecque pouvait
encore être résolue sans plans de
sauvetage géant ou privatisations, le
ministère grec de l’Énergie a constitué
un groupe d’experts afin étudier les
perspectives en matière de pétrole et de
gaz dans ses eaux. L’industrie
pétrolifère et gazière du pays a
commencé à augmenter ses investissements
après une première petite découverte de
pétrole en 2009. Des études géologiques
plus importantes ont alors été
conduites. Les premières estimations
révélèrent que la quantité de pétrole au
large des côtes grecques dépasserait 22
milliards de barils dans la mer Ionienne
à l’ouest et quelque 4 milliards de
barils dans le nord de la mer Égée, à
l’est. [1]
Les parties sud de la mer Égée et de
la mer de Crète ne sont pas encore
explorées et les chiffres pourraient
in fine s’avérer être beaucoup plus
élevés. Un précédant rapport du Conseil
National Grec pour la Politique
Énergétique annonçait : « La Grèce
est l’un des pays les moins explorés en
Europe au regard des réserves
d’hydrocarbures potentielles » [2].
Selon l’analyste Aristote Vassilakis, «
les enquêtes mesurant la quantité de
gaz naturel ont évalué les réserves à 9
000 milliards de dollars » [3].
Même si une petite partie seulement de
ceci était disponible, cela suffirait à
transformer radicalement les finances de
la Grèce et de toute la région.
David Hynes, l’expert en ressources
pétrolières de l’Université de Tulane
(Nouvelle-Orléans) a confié récemment à
un auditoire à Athènes que la Grèce
pourrait potentiellement résoudre sa
crise et rembourser toute la dette
publique via l’exploitation des nouveaux
gisements de gaz et de pétrole
découverts. Il estime que cela pourrait
rapporter au pays plus de 300 milliards
d’euros sur 25 ans. Mais au lieu de
cela, le gouvernement grec est contraint
d’accepter des remaniements
ministériels, des réductions de salaires
et des suspensions du versement de
retraites pour obtenir un deuxième prêt
de la part l’UE et de du FMI, ce qui ne
fera que conduire le pays plus
profondément encore sur le chemin du
déclin économique. [4]
Il est notoire que les dirigeant du
FMI et de l’UE, et notamment
d’Allemagne, demandent que la Grèce
vende ses ports et ses entreprises
publiques, parmi lesquelles bien sûr les
compagnies pétrolières d’État, afin de
réduire sa dette. Dans le meilleur des
cas, la vente des actions rapporterait
au pays 50 milliards d’euros [5].
Les plans prévoient que l’entreprise
publique de gaz naturel, DEPA, privatise
65 % de ses actions pour rembourser la
dette [6].
Les acheteurs viendraient probablement
de l’extérieur du pays, comme ce fut le
cas pour d’autres entreprises grecques
dans la même situation.
Le problème, au-delà de la demande du
FMI que la Grèce brade ses ressources
pétrolifères, réside dans le fait que la
Grèce n’a pas déclaré de Zone Économique
Exclusive (ZEE) comme la plupart des
autres pays qui forent pour trouver du
pétrole. Il y avait peu de besoins
jusqu’alors. Une ZEE confère à l’État
des droits spécifiques relatifs aux
richesses du sous-sol dans ses eaux
déclarées en vertu de la Troisième
Convention des Nations Unies sur le
Droit de la Mer, entrée en vigueur
en Novembre 1994. En vertu de celle-ci,
une nation peut prétendre à une ZEE
jusqu’à 200 milles marins de ses côtes [7].
La Turquie a déjà déclaré qu’elle
considérerait comme un « acte de
guerre » le fait que la Grèce fore
plus loin dans la mer Egée [8].
Jusqu’à présent cela n’avait pas prêté à
conséquences car aucune réserve de
pétrole ou de gaz n’étaient connues.
Désormais il s’agit d’un tout autre
enjeu.
Evangelos Kouloumbis, ancien ministre
de l’Industrie a récemment déclaré que
le pays pourrait « couvrir 50 % de
ses besoins avec le pétrole découvert
dans les champs offshore de la mer Egée,
et le seul obstacle est l’opposition
turque vis à vis d’une éventuelle
exploitation grecque » [9].
Hillary aussi
sait danser
Epikaira
magazine - "Reportage : Hillary est
venue en Grèce
pour conclure des contrats de
prospection pétrolière" 21 juillet 2011.
En juillet 2011, Washington a rejoint
le sirtaki énergétique grec. La
secrétaire d’État Hillary Clinton s’est
rendue à Athènes en ayant en tête les
questions énergétiques. Elle était
accompagnée de son envoyé spécial pour
l’énergie eurasiatique, Richard
Morningstar. Morningstar a été le
conseiller spécial du président Bill
Clinton, chargé de la diplomatie
énergétique dans le bassin capien, et
l’un des agents stratégiques de
Washington dans les batailles
géopolitiques visant à démembrer
l’ex-Union soviétique et à faire
encercler la Russie alors plongée dans
le chaos par d’anciens États de l’URSS
pro-OTAN.
Morningstar et le très controversé
Matthew Bryza ont été les principaux
architectes à Washington des projets
étasuniens d’oléoducs et de gazoducs
consistant à couper la Russie et ses
ressources en gaz de l’Union Européenne.
Bryza est un opposant déclaré à
l’oléoduc russe South Stream qui passe à
travers les pays de l’Est de la
Méditerranée [10].
Clairement l’administration Obama n’est
pas neutre concernant les nouvelles
découvertes de pétrole et de gaz. Trois
jours après qu’Hillary ait quitté
Athènes, le gouvernement grec a proposé
la création d’une nouvelle agence
gouvernementale pour gérer les appels
d’offre en matière de prospections et de
forages.
Morningstar est le spécialiste
étasunien de la guérilla économique
contre la politique énergétique russe.
Il fut décisif dans la maintient du
controversé oléoduc BTC qui part de
Bakou, rejoint Tbilissi en Géorgie et va
jusqu’au port Turc de Ceyhan, une
coûteuse entreprise conçue uniquement
pour éviter un transit via la Russie. Il
a ouvertement proposé que la Grèce et la
Turquie abandonnent leurs différents
historiques concernant Chypre, ainsi que
de nombreuses autres questions et
s’entendent pour gérer conjointement
leurs réserves de pétrole et de gaz en
mer Egée. Il a également dit au
gouvernement grec qu’il devait oublier
la coopération avec Moscou sur le
gazoduc South Stream ainsi que le projet
de gazoduc Bourgas-Alexandroupolis [11].
Selon un rapport de l’analyste
politique Aristote Vassilakis publié en
juillet 2011, l’objectif de Washington
en poussant ainsi la Grèce et la Turquie
à unir leurs forces sur le pétrole et le
gaz réside dans le partage prévu des
revenus de ces exploitations. Selon son
rapport, Washington propose que la Grèce
obtienne 20 % du chiffre d’affaires, la
Turquie 20 % et la société états-unienne
Noble Energy, société qui a déjà assuré
le forage dans les eaux israéliennes et
au large des cotés grecques, obtiendrait
la part du lion, c’est à dire 60 % [12].
Bill, l’époux de la secrétaire d’État
Hillary, est lobbyiste à Washington pour
le compte de Noble Energy. [13]
Les
complications chypriotes
Le
président chypriote Demetris Christofias
et le Premier ministre israélien,
Benjamin Netanyahou à Chypre en février
2012.
Comme si ces complications
géopolitiques ne suffisaient pas, Noble
Energy, a également découvert d’énormes
volumes de gaz au large de la République
de Chypre. En Décembre 2011 la compagnie
a annoncé un forage réussi dans une zone
dont on estime qu’elle recèle au moins
200 milliards de mètres cubes de gaz
naturel. Charles Davidson, le directeur
général de Noble Energy, a fait
remarquer à la presse que « cette
dernière découverte démontre que ce
bassin est de première importance au
niveau mondial, en terme de quantité et
de qualité » [14].
Chypre est une pièce compliquée sur
l’échiquier. Des documents déclassifiés
du gouvernement états-unien des années
1970 révélés récemment, montrent
qu’Henry Kissinger, qui était lors le
secrétaire d’État, aurait activement
encouragé et facilité l’armement du
régime turc de l’ancien élève de
Kissinger à Harvard et Premier ministre
Bulent Ecevit pour organiser une
invasion militaire de Chypre en 1974,
ayant pour effet la partition ethnique
de l’île entre un espace turc au nord et
un autre grec et chypriote au sud ; une
division qui perdure encore aujourd’hui.
La stratégie de Kissinger, soutenue par
les Britanniques, était destinée à créer
un prétexte pour une présence militaire
permanente états-unienne et britannique
afin de pratiquer des écoutes militaires
dans la Méditerranée orientale durant la
Guerre froide. [15]
Aujourd’hui, la partie grecque du
sud, où Noble Energy a découvert de
larges gisements de gaz, est membre de
l’UE. Son président, Demetris
Christofias, est l’unique dirigeant
communiste de l’Union européenne. Il est
également un ami proche d’Israël, et de
la Russie. En outre, il est très
critique à l’égard de la politique
étrangère états-unienne, ainsi que de la
Turquie [16].
En ce moment, Israël envisage de
construire un gazoduc sous-marin depuis
les champs israéliens du Levant à
travers les eaux de Chypre jusqu’à la
terre ferme grecque, pour approvisionner
le marché de l’UE. Les gouvernements de
Chypre et d’Israël se sont entendus sur
la délimitation de leurs zones
économiques respectives, en ignorant la
Turquie. Cette dernière a ouvertement
menacé Chypre du fait de son accord avec
Noble Energy. La Russie a réagi en
déclarant qu’elle ne tolérerait pas les
menaces turques contre Chypre,
compliquant encore un peu plus les
relations russo-turques [17].
Les relations turco-israéliennes
quant à elles, amicales par le passé,
sont devenues de plus en plus tendues
ces dernières années sous la politique
étrangère d’Erdogan. Ankara a exprimé sa
préoccupation au sujet des liens récents
entre Israël et ses adversaires
historiques, la Grèce et la partie
grecque de Chypre. La République turque
de Chypre du Nord, alliée de la Turquie,
craint de ne pas être représentée de
façon juste dans le partage du gaz après
qu’Israël et Nicosie aient signé un
accord pour se répartir les 250
kilomètres de mer qui les séparent. [18]
Il devient évident, surtout quand
nous jetons en parallèle un regard sur
la carte de la Méditerranée orientale,
que l’appétit féroce pour les réserves
de pétrole et de gaz et leur
exploitation pose les bases d’un conflit
de grande ampleur dans la zone,
impliquant les intérêts stratégiques des
États-Unis, de la Russie, de l’Union
Européene, d’Israël, de la Turquie, de
la Syrie et du Liban.
[1]
«
Greek Companies
Step Up Offshore Oil Exploration-Large
Reserves Possible
», par Ioannis Michaletos,
balkanalysis.com,
8 décembre 2010.
[2]
Ibid.
[3]
«
Hillary came to
Greece to seal oil exploration deals !
», par Hellas Frappe,
hellasfrappe.blogspot.com,
21 juillet 2011.
[4]
«
Drilling for oil
in the Aegean may help ease Greece’s
debt crisis
», par Chris Blake,
hellenext.org,
7 juillet 2011.
[5]
Ibid.
[6]
«
Greece Considering
Plugging Aegean Islands into Turkish
Energy Grid
», par John Daly,
businessinsider.com,
22 novembre 2011.
[7]
Convention des
Nations Unies sur le Droit de la mer,
6ème partie, article 76,
Définition du
plateau continental.
[8]
Chris Blake,
op. cit.
[9]
Ioannis Michaletos,
op. cit.
[10]
Hellas Frappe,
op. cit.
[11]
Ibid.
[12]
Ibid.
[13]
«
Vast gas fields
found off Israel’s shores cause trouble
at home and abroad
», par Hugh Naylor,
thenational.ae,
34 janvier 2011.
[14]
«
Significant
Natural Gas Discovery Offshore Republic
of Cyprus
», Communiqué de presse de Noble Energy,
maritime-executive.com,
28 décembre 2011.
[15]
«
New documents link
Kissinger to two 1970s coups
», par Larisa Alexandrovna et Muriel
Kane,
rawstory.com,
26 juin 2007.
The Cyprus
Conspiracy, America Espionnage and the
Turkish invasion,
par Brendan O’Malley et Ian Craig, I.B.
Tauris éditeur, 1999.
[16]
«
http://turkeymacedonia.wordpress.co...,
par Yilan,
turkeymacedonia.wordpress.com,
30 mai 2011.
[17]
«
Turkey and Cyprus
Gas : More Troubles Ahead in 2012
», par Stephen Blank,
silkroadstudies.org,
9 janvier 2011.
[18]
Hugh Naylor,
op. cit.
F. William
Engdahl, Journaliste
états-unien, spécialiste des questions
énergétiques et géopolitiques. Dernier
ouvrage paru en français :
OGM : semences de destruction - L’arme
de la faim (Jean-Cyrille
Godefroy éd., 2008). Dernier ouvrage en
anglais :
Gods of Money : Wall Street and the
Death of the American Century
(2010).
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