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Réseau Voltaire
Le Nobel de la
guerre aux Messieurs du « Nobel de la paix »
Domenico Losurdo
Dimanche 10 octobre 2010
Faisant fi des instructions
laissées par Alfred Nobel, le jury Nobel ne récompense plus le
courage au service de la paix, mais l’utilité médiatique au
service de l’impérialisme. La liste des lauréats n’est plus
qu’une énumération d’alibis pour des politiques coercitives et
des guerres. Dernier en date, le prix Nobel de la paix 2010 a
été remis à un « dissident » chinois pour justifier le
containement
de la Chine, observe le philosophe Domenico Losurdo.
Ces dernières semaines a eu lieu en Australie un vif débat.
Dans un article publié par Quartely Essay et en partie
anticipé par l’Australian, Hugh White a mis en garde
contre d’inquiétants processus en cours : à l’ascension de la
Chine, Washington répond par la traditionnelle politique de
containment, en renforçant de façon menaçante son potentiel
et ses alliances militaires ; Pékin, en retour, ne se laisse pas
facilement intimider et « contenir » ; tout cela peut provoquer
une polarisation en Asie d’alliances opposées et faire émerger
« un risque réel et croissant de guerre de vastes proportions et
même de guerre nucléaire ». L’auteur de cette mise en garde
n’est pas un illustre inconnu : il a derrière lui une longue
carrière d’analyste des problèmes de défense et de politique
étrangère, et fait partie en quelque sorte de l’establishment
intellectuel. Ce n’est pas un hasard si son intervention a
provoqué un débat national, auquel a aussi participé le Premier
ministre, Julia Gillard, qui a réaffirmé la nécessité du lien
privilégié avec les USA. Mais les cercles jusqu’au-boutistes
australiens sont allés bien plus loin : il faut s’engager à fond
pour une Grande alliance des démocraties contre les despotes de
Pékin. Pas de doute : l’idéologie de la guerre contre la Chine
s’appuie sur une idéologie de longue date qui justifie et même
célèbre les agressions militaires et les guerres de l’Occident
au nom de la « démocratie » et des « droits de l’homme ». Et
voici qu’à présent le « Prix Nobel de la paix » est conféré au
« dissident » chinois Liu Xiaobo : un sens de l’opportunité
parfait, d’autant plus parfait si l’on pense à la menace de
guerre commerciale contre la Chine brandie cette fois de façon
ouverte et solennelle par le Congrès états-unien.
La Chine, l’Iran et la Palestine
Parmi les premiers à se réjouir du choix des Messieurs d’Oslo
s’est trouvée Shirin Ebadi, qui a immédiatement surenchéri :
« Non seulement la Chine est un pays qui viole les droits de
l’homme mais c’est aussi un pays qui appuie et soutient de
nombreux autres régimes qui les violent, comme ceux qui sont au
pouvoir au Soudan, en Birmanie, en Corée du Nord, en Iran… » ;
en outre, c’est un pays qui est responsable de la « grande
exploitation des ouvriers ». Donc, il faut boycotter « les
produits chinois » et « limiter au maximum les échanges
économiques et commerciaux avec la Chine » [1].
Et une fois de plus : la contribution à l’idéologie de la guerre
conduite au nom de la « démocratie » et des « droits de
l’homme » est claire, et la déclaration de guerre commerciale
est ouverte. Mais alors, pourquoi Shirin Ebadi a-t-elle eu en
2003 le « Prix Nobel de la Paix » ? Le prix a été attribué à une
femme qui a une vision manichéenne des relations
internationales ; dans la liste des violations des droits de
l’homme il n’y a pas de place pour Abou Ghraib et Guantanamo,
pour les complexes carcéraux dans lesquels Israël enferme en
masse les Palestiniens, pour les bombardements et les guerres
déclenchées sur la base de prétextes faux et mensongers, pour
l’uranium appauvri, pour les embargos à tendance génocidaire mis
en acte en défiant l’écrasante majorité des membres de l’ONU et
de la communauté internationale… Et pour ce qui concerne la
« grande exploitation des ouvriers » en Chine, Shirin Ebadi
parle sans nul doute à tort et à travers : dans le grand pays
asiatique, des centaines de millions de femmes et d’hommes ont
été soustraits à la faim à laquelle ils avaient été condamnés en
tout premier lieu par l’agression impérialiste et par l’embargo
proclamé par l’Occident ; et ces jours-ci on peut lire dans tous
les organes de presse que les salaires des ouvriers sont en
train de progresser à un rythme assez rapide. En tous cas, si
l’embargo contre Cuba fait rage exclusivement contre les
habitants de l’île, un éventuel embargo contre la Chine
provoquerait une crise économique planétaire, avec des
conséquences dévastatrices même pour les masses populaires
occidentales, et bien le bonjour aux droits de l’homme (du moins
aux droits économiques et sociaux). Il n’y a pas de doute : en
2003, celle qui a reçu le « Prix Nobel de la Paix » est une
idéologue de la guerre, médiocre et provinciale. A-t-on voulu
récompenser une activiste qui, si ce n’est sur le plan
international, du moins sur le plan intérieur à l’Iran, entend
défendre la cause des droits de l’homme ? Si cela avait été
l’intention des Messieurs d’Oslo, ils auraient dû récompenser
Mohammed Mossadegh qui, au début des années 1950 s’engagea à
construire un Iran démocratique mais qui, ayant eu l’audace de
nationaliser l’industrie pétrolière, fut renversé par un coup
d’Etat organisé par la Grande-Bretagne et les USA, ces pays qui
se dressent aujourd’hui en champions de la « démocratie » et des
« droits de l’homme ». Ou bien les Messieurs d‘Oslo auraient-ils
pu récompenser quelque courageux opposant de la féroce dictature
du Shah, soutenu par les habituels, improbables champions de la
cause de la « démocratie » et « des droits de l’homme ». Mais
alors, pourquoi en 2003 le « Prix Nobel de la Paix » a-t-il été
attribué à Shirin Ebadi ? A ce moment-là, tandis que
l’interminable martyr du peuple palestinien subissait un nouveau
tour de vis, la Croisade contre l’Iran se profilait clairement.
Une reconnaissance attribuée à une militante palestinienne
aurait été une contribution réelle à la cause de la détente et
de la paix au Proche-Orient. Les militants palestiniens
« non-violents » manquent-ils ? Il est difficile de qualifier de
« non-violent » Obama, le leader d’un pays qui est engagé dans
diverses guerres et qui dépense à lui seul en armements autant
que tout le reste du monde pris dans son ensemble. En tous cas,
les « non-violents » ne manquent pas en Palestine, et
non-violents sont en tous cas les militants qui arrivent de tous
pays en Palestine pour défendre ses habitants d’une violence
déferlante, et qui, parfois, ont été balayés par des tanks ou
par des bulldozers de l’armée d’occupation. Sauf que les
Messieurs d’Oslo ont préféré récompenser une militante qui
depuis lors n’a de cesse d’attiser le feu de la guerre en
premier lieu contre l’Iran, mais maintenant contre la Chine
aussi.
Après la consécration et la transfiguration de Liu Xiaobo, le
président états-unien est tout de suite intervenu : et il a
demandé la libération immédiate du « dissident ». Mais pourquoi,
en attendant, ne pas libérer les détenus sans procès de
Guantanamo ou au moins faire pression pour la libération des
innombrables Palestiniens (parfois à peine adolescents)
emprisonnés par Israël, comme le reconnaît même la presse
occidentale, dans des complexes carcéraux terrifiants ?
Les Messieurs d’Oslo, les USA et la
Chine
Avec Obama nous tombons sur un autre « Prix Nobel de la
paix » aux caractéristiques assez singulières. Quand il l’a
obtenu, l’an dernier, il avait déclaré qu’il avait l’intention
de renforcer en Afghanistan la présence militaire des USA et de
l’OTAN et de donner une impulsion aux opérations de guerre.
Conforté aussi par la prestigieuse reconnaissance qu’il avait
reçue à Oslo, il a été fidèle à sa parole : ils sont maintenant
bien plus nombreux qu’à l’époque de Bush, ces escadrons de la
mort qui du haut du ciel « éliminent » les « terroristes », les
« terroristes » potentiels et les suspects de « terrorisme » ;
et ces hélicoptères et avions sans pilotes qui font office
d’escadrons de la mort font rage aussi au Pakistan (avec les
nombreuses victimes « collatérales » qui s’en suivent) ;
l’indignation populaire est si forte et répandue que même les
gouvernants de Kaboul et d’Islamabad se sentent obligés de
protester contre Washington. Mais Obama ne se laisse certes pas
impressionner : il peut toujours exhiber son « Prix Nobel de la
paix » ! Ces jours derniers, a filtré une nouvelle qui fait
froid dans le dos : en Afghanistan, se trouvent des militaires
états-uniens qui tuent par divertissement des civils innocents,
en conservant ensuite quelque partie du corps des victimes comme
souvenir de chasse. L’administration états-unienne s’est
empressée de bloquer immédiatement la diffusion des détails
ultérieurs et surtout des photos : choquée, l’opinion publique
états-unienne et internationale aurait pu ensuite faire pression
pour la fin de la guerre en Afghanistan ; pour pouvoir la
continuer, cette guerre, et la rendre encore plus âpre, le
« Prix Nobel de la paix » a préféré infliger aussi un coup à la
liberté de la presse.
Mais on peut faire ici une considération de caractère
général. Au 20ème siècle, ce sont les USA qui ont été le pays
qui a vu couronner du « Prix Nobel de la paix » le plus grand
nombre d’hommes d’Etat : Théodore Roosevelt (pour qui le seul
« bon » Indien était celui qui était mort), Kissinger (le
protagoniste du coup d’Etat au Chili et de la guerre au
Vietnam), Carter (le promoteur du boycott des Jeux Olympiques de
Moscou en 1980 et de l’interdiction d’exportation de blé à
l’URSS, est intervenu en Afghanistan contre les freedom fighters
musulmans), Obama (qui intervient maintenant, contre les freedom
fighters, entre temps devenus terroristes, a recours à un
monstrueux appareil de guerre). Voyons sur le versant opposé de
quelle façon les Messieurs d’Oslo se positionnent à l’égard de
la Chine. Ce pays, qui représente un quart de l’humanité, ne
s’est engagé dans les trois dernières décennies dans aucune
guerre et a promu un développement économique qui, en libérant
de la misère et de la faim des centaines de millions de femmes
et d’hommes, leur permis d’accéder en tous cas aux droits
économiques et sociaux. Eh bien, les Messieurs d’Oslo n’ont
daigné prendre en considération ce pays que pour attribuer trois
prix à trois « dissidents » : en 1989 le « Prix Nobel de la
paix » est décerné au XIVème Dalai Lama, qui avait quitté la
Chine depuis déjà trois décennies ; en 2000 le Nobel de
littérature est attribué à Gao Xingjan, un écrivain qui était
désormais citoyen français ; en 2010, le « Prix Nobel de la
paix » couronne un autre dissident qui, après avoir vécu aux
Etats-Unis et avoir enseigné à Columbia University, retourne en
Chine « en vitesse » [2]
pour participer à la révolte (tout autre que pacifique) de la
Place Tienanmen. De nos jours encore, il parle ainsi de son
peuple : « Nous les Chinois, si brutaux » [3].
Ainsi, aux yeux des Messieurs d’Oslo, la cause de la paix est
représentée par un pays (les USA) qui se croit souvent investi
de la mission divine de guider le monde, qui a installé et
continue à installer des bases militaires menaçantes dans tous
les coins de la planète ; pour la Chine, (qui ne détient aucune
base militaire à l’étranger), pour une civilisation millénaire
qui, après le siècle d’humiliations et de misère imposé par
l’impérialisme, est en train de revenir à son antique splendeur,
ceux qui représentent la cause de la paix (et de la culture)
sont seulement trois « dissidents » qui n’ont désormais plus
grand-chose à voir avec le peuple chinois et qui voient dans
l’Occident le phare exclusif qui illumine le monde. Nous voyons
sans aucun doute ré-émerger ici dans la politique des Messieurs
d’Oslo l’antique arrogance colonialiste et impérialiste.
Alors qu’en Australie résonnent des voix inquiètes des périls
de guerre, à Oslo on redonne du lustre à une idéologie de la
guerre de funeste mémoire : les guerres de l’opium ont été
célébrées en son temps par J. S. Mill comme une contribution à
la cause de la « liberté » de l’ « acquéreur » en plus de celle
du vendeur (d’opium), et par Tocqueville comme une contribution
à la cause de la lutte contre l’ « immobilisme » chinois. Les
mots d’ordre agités aujourd’hui par la presse occidentale ne
sont pas très différents ; presse qui ne se lasse pas de
dénoncer le despotisme oriental immobile. Il faut en prendre
acte : peut-être sont-ils aussi inspirés par de nobles
intentions, mais avec leur comportement concret les Messieurs du
« Prix Nobel de la paix » ne méritent à l’heure actuelle que le
Nobel de la guerre.
[1]
Corriere della Sera
du 9 octobre 2010.
[2]
Marco Del Corona, dans le Corriere
della Sera du 9 octobre 2010.
[3]
Ilaria Maria Sala, La Stampa,
9 octobre 2010.
Domenico Losurdo,
Professeur d’histoire de la philosophie à l’université d’Urbin
(Italie). Il dirige depuis 1988 la Internationale
Gesellschaft Hegel-Marx für dialektisches Denken, et est
membre fondateur de l’Associazione Marx XXIesimo secolo.
Dernier ouvrage traduit en français :
Nietzsche philosophe réactionnaire : Pour une biographie
politique.
Traduction Marie-Ange Patrizio
Sur le même sujet voir : « Le
prix Nobel de la paix au service de l’impérialisme », un
tableau des derniers lauréats du prix Nobel de la paix.
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